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d’équiper un Instrument d’Action Publique

2.2. Un équipement qui se construit au travers d’un « échafaudage-frontière »

2.2.2. Un « échafaudage-frontière »

Si Susan Star considère l’objet comme « un ensemble d’arrangements de travail à la fois matériels et procéduraux » (Star, 2010, 1), s’il acquiert sa propriété d’objet matériel parce que les acteurs agissent sur et avec lui (une chose n’est pas intrinsèquement un objet), la notion d’objet présente néanmoins une certaine ambiguïté. Selon la définition du petit Robert de 1990, le terme « objet » peut être abstrait ou concret :

1. Concret :

a) Toute chose (y compris être animés) qui affecte les sens, et spécialement la vue b) Chose solide ayant unité et indépendance et répondant à une certaine desti-

nation 2. Abstrait :

a) Tout ce qui se présente à la pensée, qui est occasion ou matière pour l’activité de l’esprit

Cette ambiguïté du terme objet entre la finalité de l’action et l’objet qui peut résulter de cette action peut être difficile pour l’analyse. De même, si Star considère que l’objet est un ensemble, dans le sens commun il garde une certaine unité. Or, ce qui se constitue au travers des processus organisants n’est pas un objet bien défini, bien délimité et présentant une certaine unité. Au contraire, c’est un ensemble protéiforme, dont chacune des parties fait l’objet de négociations, de compromis et dont les liens entre les éléments de cet ensemble ne sont pas donnés a priori mais sont aussi débattus, négociés et définis au travers des processus à l’œuvre.

C’est pourquoi, en nous référant aux travaux de Wanda Orlikowski (Orlikowski, 2006), nous pré- férons désigner ce qui se construit au travers des processus organisants par « échafaudage-frontière ». Orlikowski a exploré la métaphore de « l’échafaudage » afin de pouvoir discuter des arrangements socio-techniques qui peuplent nos pratiques quotidiennes. En effet, selon elle, les deux approches dominantes pour traiter de cette question de la relation entre le matériel et le social, à savoir l’ap- proche technocentrique et l’approche centrée sur l’humain, « ne nous aident pas à comprendre, dans le même temps, à la fois la constitution matérielle de l’ordre sociale et la constitution sociale du monde matériel » (Orlikowski, 2006, (traduction personnelle)). La métaphore de l’échafaudage provient du secteur du bâtiment, où ce terme est utilisé pour désigner la structure (le plus souvent temporaire) qui supporte la construction ou la réparation d’un bâtiment (Mayère & Grosjean, 2016, 1; Orlikowski, 2006). Selon cette métaphore, les échafaudages sont des constructions généralement temporaires, constituées de différents éléments assemblés plus ou moins rapidement, pour répondre à des besoins et permettre la construction du bâtiment. Ils sont censés soutenir la construction ou la réparation en cours en apportant une certaine stabilité, mais ils restent néanmoins fragiles parce que rapidement assemblés et constitués de différents éléments (Orlikowski, 2006). Ainsi, plus largement, appliquée aux systèmes socio-techniques, Andy Clark propose la définition suivante de l’échafaudage :

« L’échafaudage... désigne une large classe d’augmentations physiques, cognitives et so- ciales — augmentations qui nous autorisent à atteindre certains buts qui autrement au- raient été inatteignables. »

(Clark, 1998, p.163 (traduction personnelle)) L’échafaudage est donc non seulement constitué d’artefacts, mais également de pratiques, de règles, et d’éléments qui participent à la coordination des actions (Mayère & Grosjean, 2016, 1). Il est consti- tué dans un objectif plus ou moins défini. Ce faisant, en même temps que l’échafaudage est construit, ce dernier performe à la fois les pratiques et les territoires d’intervention (Mayère & Grosjean, 2016, 1; Orlikowski, 2006). Utilisant la métaphore du bâtiment, Orlikowski identifie dix caractéristiques des échafaudages, à savoir qu’ils sont temporaires, flexibles, transportables, variés, hétérogènes, émer-

geant, assurent une stabilité temporaire, fragiles, générateurs et constitutifs de l’activité humaine et de ce qui en résulte (Orlikowski, 2006) :

— Les échafaudages sont temporaires car ils sont érigés pour supporter la conception d’un pro- jet. Par conséquent, un échafaudage est mis en place jusqu’à la fin du projet ou jusqu’à ce que les éléments qu’il est censé soutenir s’auto-supportent.

— Les échafaudages sont flexibles car ils sont supposés s’adapter à une situation particulière. — Ils sont aussi transportables, car du fait qu’ils peuvent être assemblés et désassemblés assez

rapidement et facilement, ils peuvent être mobilisés, au besoin, dans différentes situations. — Il existe une variété d’échafaudage selon la situation et selon l’activité que l’échafaudage doit

supporter.

— La construction d’un échafaudage n’est pas la visée première d’un projet. Au contraire, l’acti- vité de construction de l’échafaudage est supposée être invisible une fois le projet conçu, c’est pourquoi, dans un soucis d’économie, les échafaudages sont construits avec les matériaux à dispositions afin de convenir à la situation par et dans laquelle ils sont érigés Ce faisant, les échafaudages comprennent une grande diversité d’éléments, ils sont hétérogènes.

— Les échafaudages sont émergeant dans la mesure où ils ne sont pas érigés « d’un bloc ». Ils sont construits au fur et à mesure de l’avancement du projet, s’adaptant progressivement à sa forme.

— Les échafaudages assurent également une forme de stabilité temporaire en constituant des assemblages socio-techniques.

— Les échafaudages sont aussi fragiles. En effet, construits de bric et de broc au fur et à mesure de façon rapide et temporaire, ils peuvent aisément être défaillants ou être mis en défaut. — Supportant la construction et aidant le déroulement d’activités qui n’aurait pu être faites sans

cet assemblage, l’échafaudage peut être considéré comme générateurs.

— Enfin, les échafaudages sont constitutifs du cours de l’action et de ce qui en résulte. L’écha- faudage n’est pas un support « passif » du cours de l’action. Par sa forme, sa taille, les éléments qu’il assemble et son processus de construction, il cadre et oriente l’activité en ouvrant ou en fermant des possibilités et des perspectives.

Ainsi, « l’échafaudage-frontière » qui émerge au sein de notre terrain d’étude est un ensemble d’élé- ments hétérogènes — des artefacts, des pratiques, des règles... Ce faisant, il incorpore également une infrastructure de normes, de standards et de conventions. Il émerge à la « frontière », c’est-à-dire

qu’il doit permettre la coordination des actions et l’articulation des significations là où s’intersectent différents mondes sociaux, afin d’atteindre des objectifs en cours d’élaboration et de débats.

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