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anthropologique et registre épique

1.2.4. Du texte à l’intertextuel

Selon Christiane Achour, le nom est un embrayeur d’intertextualité mince ou dilatée. Mince ou secrète, s’il y a les mêmes noms à l’intérieur de l’œuvre d’un même auteur. Dans ce cas, on s’éloigne de l’effet de vraisemblance pour la recherche d’un effet plus chimérique. L’intertextualité est dilatée lorsque le nom renvoie à d’autres textes ou d’autres auteurs. Il y a alors reproduction ou mutation, mais continuellement jeu autour de la répétition.

1 MAGNÉ, Bernard. PERECOLLAGES 1981-1988. Toulouse : Presse Universitaire de Mirail-Toulouse, 1998. (Coll. Les cahiers de Littératures). p. 166.

2 ACHOUR Christiane, BEKKAT Amina. Clefs pour la lecture des récits. Convergences critiques II. Blida : Tell, 2002. p. 84.

Dans les œuvres de Bakhaï, les références historiques sont transformées en étant intégrées dans un monde épique. Cependant, la reprise n’est pas exclue, car l’auteur reprend souvent les données des livres anthropo-historiques qui sont ensuite modifiés ou subissent des actes de fictionnalisation. Ces éléments sont introduits par le nom puisque le nom de ces personnages est historiquement certifié : « Massinissa, Jugurtha, Syphax, Hannibal, Hamilcar, Juba, Constantin, Youssef Ibn Tachfin, Abdelmoumène, la Kahina, etc. ». Ces noms introduisent dans le texte les références historiques, mais avant tout, une dimension épique parce qu’ils sont les héros de l’épopée historique dans laquelle ils évoluent. Quant à l’étendue des intertextes, elle varie dans le texte et dépend des noms. Quand il s’agit des noms créés par l’auteur, les références historiques sont minces et secrètes à l’exemple de la période néolithique alors que dans les autres périodes du texte, les références historiques sont dilatées parce que les noms renvoient à d’autres textes comme le récit de Sophonisbe1. Les noms des personnages dans Izuran et Les Enfants d’Ayye permettent à l’auteur de faire osciller son récit entre réel, vraisemblable et imaginaire, toujours pour continuer dans la même dynamique du récit de brouillage des frontières entre réel et fictif, fictionnel et anthropologique. Autrement dit, comme dans l’anthropologie, Bakhaï se penche sur la nature humaine de ces personnages pour leurs offrir de l’épaisseur. Elle va jusqu’à chercher leur trace afin de prouver leur existence :

Elle savait que les Poils-Rouges vivaient dans les forêts épaisses de la montagne. Ils en sortaient rarement mais, lorsqu’ils sortaient, les hordes de la plaine et des collines se méfiaient et se préparaient au combat. Les Poils-Rouges étaient des sauvages. Ils ne possédaient ni haches, ni javelots, ni frondes, ni rien qui soit travaillé et se contentaient de lourdes massues grossièrement taillées mais ils étaient grands, forts et nombreux ! […] Les Poils-Rouges se battaient au bord de la rivière, mâles et femelles confondus. Les cris étaient rauques, et s’ils prononçaient des mots, on ne les comprenait pas. On disait qu’ils mangeaient leur viande crue […] C’était peut-être vrai !2

Dans ce passage, on discerne comment l’auteure tel un ethnologue façonne l’origine d’une ethnie préhistorique. Bakhaï, dans une description imagée, va à la manière d’un

1 BAKHAÏ, Fatéma. Izuran. op. cit., p. 161-172.

archéologue essayer de tracer l’origine de cette ethnie via une description qui fait le va-et-vient entre le biologique et le culturel :

L’anthropologue fait lui-même par ailleurs un usage heuristique de la littérature. On peut prendre l’exemple de l’anthropologie contemporaine qui se penche sur la nature humaine dans ses manifestations les plus variées, et particulièrement d’abord sur les liens entre le physique et le moral, le biologique et le culturel […]. David Breton livre son essai d’anthropologie consacré aux visages, un thème qui a également intéressé tout particulièrement les littéraires, de Lavater à Levinas et sur lequel il existe de belles études.1

Dans le passage ci-dessus, c’est l’étrangeté physique de la horde qui explique sa sauvagerie, mais tout cela est rapporté par un narrateur à travers la vision d’un personnage imaginaire. Cela va avantager la confusion générique, car un lecteur non averti pourrait confondre conte, récit romanesque ou livre ethnographique ou historique. Ce passage explique davantage la jointure entre le rhétorique et l’anthropologique, car on aperçoit comment l’écrivaine, en unissant deux techniques d’écriture réussit à construire une relation indélébile entre deux disciplines tout au long du récit. L’auteure va même se permettre de porter un jugement à travers les paroles du narrateur omniscient qui exprime son doute sur la véracité des faits : « C’était peut-être vrai ! »2.

Toutefois, c’est dans la construction spatiale que Bakhaï se soucie le plus des traces de ses personnages. C’est dans l’invention du lieu que l’écrivaine va se faire le plus anthropologue. Les lieux que convoquent les romans sont proches de notre monde, mais exotique par rapport à notre espace vital actuel. Ce contraste est provoqué par le retour à un passé très lointain. Les lieux qu’évoque le récit correspondent à l’Histoire des ancêtres. L’exotisme relève du fait que ces lieux font partie de l’imaginaire collectif par le biais de l’Histoire, du conte ou des éléments de l’oralité qui ont régi l’enfance des Algériens. C’est une sorte d’analepse que provoque chez le lecteur la rencontre de ces lieux. Izuran et Les Enfants d’Ayye plongent le lecteur dans un passé de plusieurs millénaires. Ils le transportent dans les vestiges d’un passé ancestral et stimule son imaginaire. Bakhaï se soucie donc de nous retracer ce voyage d’une

1 MONTANDON, Alain. Littérature et anthropologie. op. cit., p. 13.

manière diachronique et nous emmène dans les vestiges de l’Histoire. Cependant, l’auteure ne présente pas ces lieux comme les restes d’un ancien édifice, mais comme l’espace vivant où se déroulent ses récits. De la sorte, ces espaces accentuent l’effet de véracité du récit, car la notion d’espace devient très significative en renvoyant à une époque et un milieu qui ont historiquement existé. Comme en anthropologie, ces endroits d’antan deviennent la trace prouvant en quelque sorte la réelle existence des personnages peuplant ces espaces.

Dans Izuran et Les Enfants d’Ayye, nous voyageons d’une époque à une autre, donc d’un espace à un autre. Le voyage commence à la préhistoire, plus précisément au néolithique. Les catégories des lieux convoquées dans cette séquence se divisent en trois types d’espaces : les espaces préhistorique, les espaces de la Nature et les embrayeurs spatiaux.

Nous avons tout d’abord, une appellation générale qui est « Le pays sans nom ». Tous les autres éléments spatiaux vont relever ensuite de cet espace. Les espaces vitaux sont exotiques à notre ère, soit par leurs nominations ou leurs caractéristiques. Les grottes et les cavernes, qui étaient un espace vital à la préhistoire, ne sont aujourd’hui qu’un vestige archéologique appartenant au passé de l’humanité. Nous avons aussi remarqué que tous ces lieux relèvent de l’espace naturel au point de constituer un lexique de la nature. Tous ces endroits sont suivis d’embrayeurs spatiaux comme : nord, sud, haut, bas, etc. Les seuls espaces désignés se trouvent vers la fin de la séquence néolithique tels que : pays de Garamantes1, pays de Pharaon2, Siwa3, et les Hauts plateaux4. Cette désignation des lieux marque le passage de la préhistoire à l’histoire. C’est d’ailleurs à la fin du récit néolithique que nous sommes informés que « le pays sans nom» se trouve dans les Hauts plateaux et que cet espace sera abandonné pour un autre plus au nord.

Ensuite, le voyage nous emmène dans les lieux de la période carthaginoise, romaine, vandale et byzantine. Nous remarquons dans ces périodes une dichotomie des lieux. La

1 « L’actuel Fezzan et le Tassili n’Ajjer, souvent confondus avec le Soudan et les Éthiopiens des oasis du Soudan ». CAMPS, Gabriel. Les Berbères. Mémoire et identité. Paris : Errance, 1987. p. 46.

2 L’Égypte.

3 Ville libyque de la protohistoire. V. CAMPS, Gabriel. Les Berbères. Mémoire et identité. op. cit., p. 58.

différence se trouve entre ceux qui représentent l’espace urbain et ceux de l’espace rural. Les espaces de ces différentes séquences du récit sont changeants et déplaçables. L’ensemble de ces cités se trouve en Méditerranée occidentale ou orientale. L’espace urbain est changeant contrairement au rural qui est toujours le même. Le changement de lieu dépend totalement du déplacement des personnages. Toutefois, ces personnages reviennent à leur espace d’origine qui est celui des indigènes, comme le personnage Amestan qui, après plusieurs années d’errance autour du bassin méditerranéen, rentre finir ses jours auprès de sa tribu. Ce personnage est comme le héros épique qui prend part à un long voyage motivé par une quête ambitieuse, et affronte pendant ce long périple des adversaires qui s’acharnent à le défaire et à l’empêcher de poursuivre son voyage, mais qui finit par rentrer chez lui considérablement transformé par cette aventure :

Amestan avait franchi les monts boisés où se perdaient les hauts plateaux de son enfance. […] Carthage était là. Moins blanche, plus imposante. […] « Je suis à Carthage ! », se répétait-il, […] On l’appelait encore avec respect « Amestan le Rouge » à cause de sa chevelure épaisse et rousse qui s’ébouriffait, lorsque après la bataille, il enlevait son casque de métal. Il s’était battu avec fougue, avec audace, avec courage, entraînant la cavalerie, hommes et bêtes, à l’endroit exact où leur intervention était nécessaire. Ses ruses face à l’ennemi avaient forgé sa légende. […] Depuis qu’Amestan était revenu, la vie de la tribu avait changé […] il y avait quelque chose de nouveau : Amestan avait apporté avec lui le goût de l’étranger !1

Les lieux convoqués dans les romans de Bakhaï sont de notre monde, mais ils portent un certain exotisme par leur ancienneté légendaire. Ces cités relèvent d’une époque très reculée de l’Histoire numide. Contrairement aux espaces de la séquence précédente, ces derniers sont réels et repérables. Ils sont d’une ère plus proche que celle du néolithique, car nous gardons toujours leur trace à travers les ruines qui en restent, et à travers les écrits (l’Histoire). Ce contraste, entre urbain et rural, a pour fonction de séparer l’espace autochtone de l’espace colonisé. Entre autres, le rural est l’espace de vie des indigènes, alors que l’urbain est celui des colonisateurs, des assimilés, des étrangers.

Le déplacement continue dans Les Enfants d’Ayye, mais cette fois-ci, l’écrivaine ne cesse de déplacer ces personnages entre le Maghreb et l’Andalousie. Le choix des espaces, là aussi, n’est pas anodin, car tous les lieux où évoluent les personnages sont chargés d’Histoire. Parfois, ce sont ces lieux qui ont fait l’Histoire de l’époque (du premier siècle de l’Islam au Maghreb à la chute de Grenade). Le déplacement est au cœur de l’œuvre et fondateur de sens. Le déplacement construit des espaces de rencontres dans lesquels se crée une interaction entre voyageurs et indigènes à l’exemple du voyage de Yazid à Cordoue. Yazid dans une lettre à son grand-père nous raconte son voyage ainsi que sa découverte de Cordoue. Non sans humour et avec une liberté d’esprit, Yazid nous fait découvrir le caractère du peuple de cette ville. Pour ce faire, il use d’un métissage entre description métaphorique (littéraire) et description directe et détaillée (ethnographique). La lettre de Yazid fait découvrir au lecteur la relativité des cultures, des modes de penser et de vivre de l’autre :

Cordoue ! Immense, puissante, bouillonnante, séduisante qui vous prend et vous dévore ! On l’aime immédiatement : Cordoue fascine ! L’étranger ne l’est plus dès qu’il a passé le péage et franchi la Porte des Géants. […] j’ai fini par comprendre que les gens de Cordoue ont le sentiment d’être un peu supérieurs au reste du monde. […] Je crois que je deviens Cordouan de la pire manière qui soit!1

Dans les romans de Fatéma Bakhaï, les lieux vont d’abord fonder l’ancrage réaliste de l’histoire, car les indications correspondent à notre univers, c'est-à-dire des espaces qui existent dans le monde réel. Les descriptions détaillées et les éléments typiques des lieux évoqués renvoient à un savoir culturel hors du roman, celui des livres historiques. Les descriptions ethnographiques marquent davantage cet ancrage, à l’exemple des descriptions des villes par les personnages. Ces lieux permettent avant tout de déterminer l’orientation thématique et générique du récit. Leur diversité permet à la fois de désigner l’époque du récit et de faire la distinction entre indigène et allogène. Néanmoins, le passé inscrit une position thématique et générique précise : celle des romans historiques. Les lieux dans le texte bakhaïen ont pour fonction narrative ce que Yves Reuter appelle « décrire les personnages par métonymie ». En conséquence, ces lieux par voie d’enchaînement dévoilent leurs identités et leurs statuts sociaux, ainsi

que leurs époques. Lorsqu’ils habitent dans des grottes, cela indique que ce sont des personnages préhistoriques et lorsqu’ils vivent dans des tentes et des caravanes, sont-ils des nomades ?

C’est donc, dans cette construction formelle, que résident le métissage interdisciplinaire. Bakhaï, par son intérêt soucieux du détail, rejoint la démarche de l’anthropologue qui observe minutieusement les objets, les rites et les mœurs d’un peuple, d’une ethnie.