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Des personnages au service du réalisme

Chapitre troisième Une esthétique réaliste

III. Des personnages au service du réalisme

Chraïbi et Bakhaï empruntent à l’esthétique réaliste dans la construction des personnages, que ce soit dans l’épaisseur qui leur est accordée ou dans leur mise en relation avec des personnages historiques authentiques. Les caractéristiques et les descriptions de ces personnages sont faits dans une perspective de renforcement d’un certain réalisme qui amènerait les lecteurs à croire ou à supposer la réelle existence de ces derniers.

3.1. La fabrication de l’effet réaliste des personnages

L’onomastique, les habits, le comportement, le langage, le caractère, les passions des personnages chraïbiens et bakhaïens appartiennent à la réalité quotidienne de l'époque où se situe le récit. Les membres de la tribu préhistorique, dans Izuran par exemple, sont bien des personnages existants, avec leurs vêtements propres à la période néolithique : « Les mâles portaient des poils sur les bras, les jambes, la poitrine et le haut du dos […] Ils allaient entièrement nus et les femelles portaient drôlement leurs petits sur la hanche.1 ». Leur langage est celui des hordes préhistoriques qui peuplaient l’actuel Maghreb, et leur caractère est propre à la terre qu’ils peuplaient : « les Poils-Rouges vivaient dans les forêts épaisses de la montagne, ils en sortaient

rarement […]1

», le milieu dans lequel ils vivent dicte leur manière de se comporter : « Les Poils-Rouges étaient des sauvages. Ils ne possédaient ni haches, ni javelots, ni fronde, ni rien qui soit travaillé et se contentaient de lourdes massues grossièrement taillées mais ils étaient grands, forts et nombreux ! Ils perdaient souvent leurs feux et c’est alors qu’ils sortaient de leurs forêts pour voler celui des autres…2

»

Chez Chraïbi et Bakhaï, chaque personnage est un prototype représentant un caractère qui a existé dans la réalité de l’époque. Les hordes préhistoriques, les différents personnages de la tribu des deux volets Izuran, tels que Aghdim, Tirman le rouge, Amestan, Tamemat, Tiziri, Yazid, etc., et Azwaw (le héros des deux volets chraïbiens) ont bel et bien existé, et le lecteur ne peut nier leur appartenance aux sociétés de l’époque. Les actions et leurs manières de vivre sont très représentatives de la réalité sociale de l’époque. L’usage du présent dans la narration va renforcer l’effet de leur réelle existence et va les rendre actuelles. Ce qui donne l'impression que les espaces de vie et ceux qui les occupent existent toujours au moment de l'écriture et de la lecture.

Le retour des personnages dans les romans de Chraïbi et Bakhaï est aussi l’un des éléments qui confortent le réalisme du récit. Dans les romans de Chraïbi, réapparaissent des personnages de romans antérieurs à l’exemple de Raho Ait Yafelman que l’on retrouve dans le prologue de La Mère du printemps et Naissance à

l’aube. Ce personnage est le Ait Yafelman des temps modernes parce qu’il est le

descendant de Azwaw Ait Yafelman, le héros des deux romans chraïbiens. On peut dire la même chose pour Azwaw qui traverse plusieurs siècles, car il est immortel, et même quand il décède, son âme et son esprit sont toujours vivants dans l’esprit des descendants au point d’apparaître à chaque fois pour leur rappeler que l’avenir ne peut se faire sans le passé. Ce procédé fait de l’œuvre de Chraïbi un ensemble organique qui donne l’illusion du réel, à l’exemple des œuvres de Balzac qui reliait ses personnages en les faisant reparaître dans plusieurs de ces romans. Par contre, c’est le procédé de filiation qui va donner chez Bakhaï l’impression du réel, parce que dans Izuran et Les

Enfants d’Ayye, tous les personnages relèvent de la même tribu, ils ont la même

généalogie.

1 BAKHAÏ, Fatéma. Izuran. op. cit., p. 13.

Cependant, la période dans laquelle évoluent les personnages relève du passé lointain, voire légendaire, à la différence des romans réalistes et historiques du 19e siècle dans lesquels l’action se situe dans l’immédiateté ou dans un passé proche. Dans Izuran par exemple, l’action débute à la préhistoire et se clôt aux premiers siècles de l’Islam au Maghreb; période dans laquelle se situe La Mère du printemps. Néanmoins, cela n’affaiblit aucunement le réalisme des récits chraïbiens et bakhaïens, car d’autres procédés viennent renforcer l’illusion du réel. Des procédés qui diffèrent chez chacun des auteurs. Chraïbi lie le passé lointain dans lequel se déroule l’action du récit à l’époque de publication de ces romans à travers des prologues. La Mère du printemps par exemple débute par un prologue qui rapporte la vie des Ait Yafelman à la période de la publication du roman, et Naissance à l’aube se clôt par ce même prologue qui se situe à la période de publication de ce deuxième volet. Les prologues et les deux récits sont liés par la relation de descendance entre Raho Ait Yafelman (héros contemporain) et Azwaw Ait Yafelman (héros du passé) alors que chez Bakhaï, c’est la simultanéité narrative, l’usage du présent, le référentiel et l’abondante documentation qui assoient l’effet de réel. Le narrateur bakhaïen rapporte les faits en même temps qu’ils se déroulent, il en est le témoin ou ils lui ont été rapportés par les acteurs (personnages). Aussi chez Bakhaï, dès qu’un nouveau personnage est introduit, il est immédiatement suivi d’une information sur sa généalogie, biographie, description physique, psychologique, particulièrement concernant sa place dans la tribu et son lien avec ses membres antérieurs. Le lien entre les différents membres de la tribu est retracé par des analepses (flash-back) ou des prolepses (prédictions), fruits de souvenirs, d’hérédité ou de rêves.

Ainsi, le récit chraïbien et bakhaïen octroie une vraisemblance aux faits, même s’ils sont parfois parfaitement extraordinaires comme les exploits et les pouvoirs accordés à Azwaw. Le récit chraïbien et bakhaïen se déroulent dans un cadre spatio-temporel identifiable qui relève de la réalité historique. Les personnages de ces récits ont également un semblant de vérité parce qu’ils sont socialement identifiables et qu’ils appartiennent à un passé réel.

IV. Chraïbi et Bakhaï romanciers, sociologues, historiens et