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anthropologique et registre épique

II. Roman et épopée

La mise en intrigue de l’HISTOIRE du peuple berbère se fait chez Chraïbi et Bakhaï à travers les aventures des héros de ce peuple. Dès lors, leurs romans deviennent l’espace narratif de l’épopée berbère. Une épopée rendue impossible par la primauté du religieux sur l’ethnique. La Mère du printemps et Naissance à l’aube, tout comme Izuran et Les Enfants d’Ayye relatent les exploits historiques et mythiques du peuple berbère dans un style proche de l’épopée. L’allusion épique dans les romans de Chraïbi et Bakhaï n’est pas que thématique mais elle est surtout structurale, car ces romans empruntent au registre épique divers procédés à l’exemple de l’amplification, de l’héroïsme des personnages et de la morale épique. Tous ces éléments octroient à l’œuvre chraïbienne et bakhaïenne une tonalité épique.

2.1. L’héroïsme à l’épreuve du roman

L’arrière fond des romans de Chraïbi et Bakhaï n’est autre que le peuple berbère ou maghrébin comme on le nomme aujourd’hui. Dès lors, les deux auteurs créent des personnages qui portent le temps d’un récit tous les exploits historiques de ce peuple, et n’hésitent pas ainsi à puiser dans le registre épique.

a - Azwaw, le héros immortel

Azwaw, le héros chraïbien, à l’image du héros épique, a un impact historique et légendaire fort, car il poursuit une quête ambitieuse : celle de porter la parole et les traditions des ancêtres. Afin de réaliser cette quête, Azwaw voyage à travers les siècles en affrontant tous ceux qui désirent entraver sa quête. Les romans de Chraïbi nous font assister à l'évolution d'un personnage qui, au gré d'aventures diverses au cours desquelles il se cherche, finit par se trouver et se constitue sous nos yeux en tant que

héros. Il devient d’abord le héros de sa tribu : les Ait Yafelman, puis celui de tout un peuple. L’exploit accompli par Azwaw est extraordinaire, ce qui provoque un enthousiasme chez le lecteur qui suspend la raison, et permet la croyance aux miracles et aux diverses formes du merveilleux comme les apparitions, les rêves, et l’intervention de la divinité : « Azwaw Aït Yafelman, c’est son nom. Mais il est mort il y a longtemps. Et le revoilà debout […] c’est le Fils de la Terre, l’ancêtre du peuple antique. Mais tous, nous croyons, nous savons que c’est le Maître de la Main. Sa main peut ressusciter les morts, elle peut tout faire. »1. Il est donc extraordinaire parce que il reviendra à l’image du prophète Îsâ2

qui dans le Coran retournera sur terre à la fin des temps après avoir été élevé par Dieu. Azwaw, quant à lui, revient sur terre après avoir été mort non pas pour prêcher la parole divine, mais celle des ancêtres. Tout comme Jésus, il connaît les secrets du cœur, et possède le don de la Main. Une main avec laquelle il ressuscite les morts. Et même s’il n’est pas descendant d’Abraham comme le sont les prophètes, il est pourtant considéré comme une sorte de Messie par le peuple berbère, parce qu’il est « l’ancêtre du peuple antique », et leur messager. Ainsi, son épopée n’est pas biblique mais historique.

b - La tribu, l’héroïne du peuple berbère

Dans Izuran et Les Enfants d’Ayye, nous avons une multitude de personnages à l’image des millions d’années que narre la fresque historique bakhaïenne. Mais, il existe un seul héros. Le héros de cette longue fresque ou plutôt l’héroïne n’est autre que la tribu, qui comme Azwaw, après plusieurs aventures et voyages incessants, se forge pour devenir à travers le temps le héros de tout un peuple. C’est autour de cette tribu que s’articule le récit. La tribu montre dès le départ des prédispositions pour l’héroïsme. Tout d’abord, à travers le mythe des origines, car les conjonctures de son apparition appartiennent à un passé mythique : la préhistoire. Elle est le fruit d’un métissage de différentes hordes dont l’origine et l’existence est tellement lointaine qu’on ne peut les retracer. Mais elle s’affirme à travers les héros qu’elle enfante, des héros qui assurent sa pérennité à travers les siècles en se confrontant à tous ceux qui menacent son existence : les conquérants et le temps à travers les modèles héroïques

1 CHRAÏBI, Driss. Naissance à l’aube. op. cit., p. 98.

dont chacun de ces héros s’inspire. L’inspiration est réservée aux héros du passé, souvent des aïeux ; alors que les modèles rejoints sont des héros de l’histoire authentique comme Syphax, Massinissa, Jugurtha, Cabaon et Hannibal. La tribu pourrait figurer ainsi parmi les grandes figures de l’épopée. Ces héros, non seulement contribuent à accentuer le ton épique dans le récit, mais ce sont eux qui font l’exploit.

2.2. Une écriture entre romanesque et imitation de style épique

Le style épique est, en plus des exploits et de l’héroïsme des personnages, l’autre procédé qui vient accentuer le grandissement épique dans les romans de Chraïbi et Bakhaï. Un grandissement qui se remarque déjà dans la structure des phrases du texte. Bakhaï, à titre d’exemple fait souvent appel à l’énumération et à la gradation. Des figures qui caractérisent le registre épique : « Tirman, l’aîné, un garçon grand et fort, l’abondante chevelure rousse, turbulent et rieur, sans goût pour les études mais toujours prêt à se battre, serait sans doute ravi, Verna, son cadet, aussi grand, aussi roux mais plus mince, demanderait sans doute à réfléchir… »1. L’énumération ci-dessus vise à manifester un souci de précision et de détail, à travers la description du portrait physique et moral des personnages Tirman et Verna.

L’énumération, la gradation et l’hyperbole sont très présentes chez Chraïbi et Bakhaï. Ils utilisent ces figures par souci du détail dans des descriptions d’espaces, de personnages, de rites ou d’agissements. Des descriptions où s’entremêlent souvent énumération et exagération par l’usage d’hyperboles qui servent à amplifier des faits ou à mettre en relief des idées ou une réalité :

Cordoue ! « L’ornement du monde », « Le joyau du monde », comment te la décrire, grand père, avec les mots de chez nous pour que tu puisses l’imaginer ! Nous avons d’abord longé le Guadalquivir, un fleuve imposant comme si tous nos oueds s’étaient unis pour n’en former plus qu’un. Ses eaux profondes, parfois teintées des mille couleurs qui s’échappent des teinturiers, recèlent des mystères qu’elles seules peuvent percer.2

Les passages ci-dessus démontrent l’usage de l’amplification qui caractérise le texte bakhaïen. Le personnage narrateur raconte sa découverte de Cordoue avec intensité, une intensité exprimée par une description hyperbolique où l’on distingue une certaine

1 BAKHAÏ, Fatéma. Izuran. op. cit., p. 193-194.

exagération : « Cordoue ! « L’ornement du monde », « Le joyau du monde », […] », et une gradation ascendante dont la dernière expression est hyperbolique : «Ses eaux profondes, parfois teintées des mille couleurs qui s’échappent des teinturiers, recèlent des mystères qu’elles seules peuvent percer. ». L’usage d’hyperboles accentue la tonalité épique du texte bakhaïen. Un ton qui s’exprime aussi à travers des métaphores et des comparaisons suggérant la force, la grandeur et l'intensité des exploits accomplis par les héros du roman. Cet usage du langage appelé « méthaphoridicus » (métaphore) est un procédé dont Chraïbi use également, afin de mettre en relief la grandeur de l’islam, et donner à Azwaw son caractère historique et légendaire :

[…], le vieillard observait Tariq Bnou Ziyyad avec la fixité acérée d’un aigle. […] Et brusquement, ce fut comme si le temps se déchirait, engloutissant le présent - cet éternel instant présent où s’enferme la vie, si grandioses et tournées vers l’avenir et le renouveau que soient les entreprises humaines. […] Tariq se secoua, […] Il me connaît, ce vieux débris ? demanda-t-il abruptement à Boutr. […] Il nous connaît tous. Les vivants et les morts. Chacun de nous par son nom et son histoire. Ce qu’il a vécu. Ce qu’il aurait pu vivre Son bien comme son mal. Son squelette qui est sous terre ou le squelette qu’il deviendra un jour. Le temps du temps.1

Ces passages illustrent comment, par le biais de la métaphore, Chraïbi fait appel à tout ce qui exprime la force : « le vieillard observait Tariq Bnou Ziyyad avec la fixité acérée d’un aigle » ; la grandeur : « Il nous connaît tous. Les vivants et les morts. Chacun de nous par son nom et son histoire. » ; l’intensité : « ce fut comme si le temps se déchirait, engloutissant le présent - cet éternel instant présent où s’enferme la vie, ». Chraïbi, par le biais de la métaphore, fait d’Azwaw un personnage doué de forces exceptionnelles.

L’usage intensif de figures d’amplification donne ainsi à lire des romans à forte tonalité épique. Des textes où le style épique se traduit jusque dans la morale qu’il véhicule. Une morale dont l’épique se constitue dans l’exaltation d’un idéal collectif où sont mises en exergue les valeurs collectives de toute une société. La valeur et les fondements de cette morale ne sont pas démontrés. Cependant, l’enthousiasme et

l’intensité émis par Chraïbi et Bakhaï font que cette morale peut être approuvée par un lecteur passionné.

Chraïbi et Bakhaï puisent leurs sources dans l’Histoire et, à l’instar de l’épopée, se soucient de créer une œuvre relatant des faits vraisemblables et non des faits réels comme le font les historiens. La relation des récits chraïbiens et bakhaïens avec la réalité historique est en conséquence très variable, au point qu’ils incluent fréquemment une dimension merveilleuse et leurs contenus balancent ainsi de l’Histoire aux mythes, contes, et légendes ; et vice versa, du mythe, contes et légendes à l’Histoire.

Chapitre deuxième

Le pari d’une littérature au service des