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Le mythe fondateur pour combler les blancs de l’Histoire

Le pari d’une littérature au service des peuples

I. Driss Chraïbi et la lutte contre l’omission du passé

1.1. Le mythe fondateur pour combler les blancs de l’Histoire

La notion de mythe fondateur a été l’objet de discussions en Europe depuis les années 19902, surtout en sociologie et en sciences politiques, particulièrement pour évoquer la formation des identités et les questions de légitimation. Le sens que nous lui donnons dans cette étude se trouve dans l’usage même qu’en fait le texte chraïbien. Il utilise l’histoire pour lui substituer l’Histoire dont a été privé le peuple marocain en créant un mythe qui raconte la fondation de la civilisation berbère et musulmane côte à côte. Pour Chraïbi, l’épopée qu’il s’essaye d’écrire est celle du peuple berbère qui, porté par l’islam des origines, se voit réaliser des exploits historiques qui donnent naissance à la civilisation andalouse symbolisée par la splendeur de Cordoue. Selon Driss Chraïbi, c’est dans la rencontre entre l’islam et les Berbères que se trouve l’origine de cette épopée. Dès lors, il met en œuvre, dans une fresque romanesque, le mythe qui raconte la fondation de la civilisation andalouse et celui de Cordoue. Pourtant, interrogé dans une interview à propos de l’apparition tardive des Berbères dans ses romans; l’auteur répond que les Imazighen ne sont pas l’objet de sa quête comme en témoigne ce mail de l’auteur envoyé à un étudiant qui travaillait sur son œuvre :

"La Mère du Printemps" (1982), "Naissance à l'aube" (1986) (Seuil) et "L'Homme du livre" (Balland) (1995) forment une trilogie. S'il y a remontée aux sources, c'est celui [sic] de l'Islam. Le thème central est celui du conquérant et du conquis, du panthéisme et du monothéisme, de la lettre et de l'esprit. Pardon de vous décevoir quelque peu : je ne suis pas Berbère ni même berbérophone. Bien qu'on ait affirmé le contraire. Pardon également de corriger votre optique. La question des Berbères est un simple procédé romanesque.3

1

ACHOUR Christiane, BEKKAT Amina. Clefs pour la lecture des récits : convergences critiques II.

op. cit., p. 125.

2 V. http://www.fabula.org/atelier.php?L'histoire_litt%26eacute;raire,_mythe_fondateur. Consulté le 28/08/2012 à 01H00.

3 HOUCHI, Tahar. L’Éclatement du discours identitaire dans la littérature maghrébine de langue

Les Berbères ne sont donc pour Chraïbi qu’un procédé romanesque comme en témoigne sa réponse. D’ailleurs, l’on remarquera une présence minime des Berbères dans ses écrits, trois romans seulement : Une Enquête au pays, La Mère du printemps et Naissance à l’aube. Cependant, la dédicace (préface autographe) dans La Mère du

printemps remet totalement en cause la réponse ci-dessus, car il écrit : « Ce livre est

dédié […] aux Fils de la Terre, les Berbères, qui en sont les héros; […] ». Nous sommes ainsi devant deux réponses contradictoires : une première dans un mail dont on ignore s’il est rédigé par l’auteur ou par un attaché de presse, et une deuxième réponse certifiée par la signature de l’auteur. C’est pour cela que nous préférons nous appuyer sur le texte qui porte bel et bien les traces du mythe fondateur. C’est un récit des origines. L’auteur débute de la source (L’Oum-er-Bia) pour mettre en scène la fiction dans laquelle il relate divers événements légendaires associés aux épisodes de l’histoire de l’islam maghrébin du VIIe

au XVe siècle. La plupart des événements est située au tout début de l’Islam au Maghreb, comme la conquête de Oqba Bnou Nafi et les guerres berbéro-arabes. Ce mélange entre légendes de source orale et événements historiques de sources textuelles, est symbolisé dans les deux romans chraïbiens par un dualisme entre deux personnages, l’un légendaire et l’autre historique. Le personnage légendaire est le même dans les deux romans, Azwaw Ait Yafelman, mythique par son immortalité et les pouvoirs fantastiques qui lui sont accordés. Il traverse le temps pour rappeler la parole des Anciens, il symbolise à lui seul les origines. Dans La Mère du

printemps, il est mis en confrontation avec le personnage historique Oqba Bnou Nafi :

héros de la conquête musulmane en Afrique du Nord. Alors que dans Naissance à

L’aube, il fait face à Tariq Bnou Ziyyad, héros de la conquête andalouse. Azwaw fait

face à deux conquérants, il est là pour leur rappeler que leur conquête et la nation qu’ils projettent de bâtir ne peuvent se faire sans le passé et le patrimoine amazigh. C’est d’ailleurs cette rencontre entre islam et berbérité qui est à l’origine de la fondation du Maghreb d’aujourd’hui. Le mythe fondateur chraïbien est celui d’un peuple qui a intégré la religion musulmane sans pour autant abandonner ses origines amazighes. Des origines qui s’expriment quotidiennement dans les mœurs, les pratiques sociales (coutumes, us, cuisine, etc.), et dans la pratique même de la religion.

Driss Chraïbi. Mémoire de DEA, direction de Charles Bonn, Faculté des Lettres des Sciences du

Un peuple qui a su trouver une complémentarité entre dogme musulman et pratiques ancestrales, souvent d’origine païenne. Le Maghreb que défend Driss Chraïbi est donc celui du peuple, de la réalité sociale et culturelle, qui contredit la version de l’Histoire que cherche à imposer le pouvoir en place. Les textes chraïbiens sont les romans des origines comme le révèle d’emblée leurs titres. La Mère du printemps -qui est la traduction française du nom du fleuve d’où commence le récit- est très symbolique. La

Mère symbolise la source, le commencement et le printemps renvoie au rayonnement,

le renouveau, le début du cycle de la fertilité et de l’abondance, le temps des semailles. Il s’agit là de la Naissance d’une grande civilisation descendante d’une civilisation

Mère (berbère) que l’arrivée du printemps (l’islam) a rendue très fertile. Une

civilisation née très tôt, à l’aube du printemps comme l’indique Naissance à l’aube, titre du second volet de la fresque historique chraïbienne. La symbolique des titres des romans chraïbiens est révélatrice du mythe que désire mettre en texte l’auteur. C’est d’ailleurs « précisément cette structure sémantique paradoxale qui rend la notion de mythe fondateur apte à concevoir la projection de sens - prospective et rétrospective - dans la construction d'«identités» post-nationales et supranationales1 », ce que tente de mettre en place l’auteur, car il présente ces récits légendaires comme des événements historiques.

Néanmoins, le mythe fondateur ne prend sens que si l’on considère La Mère du

printemps et Naissance à l’aube comme deux volumes d’un même ouvrage, et s’ils ont

lus successivement l’un après l’autre. Par contre, si nous abordons les deux romans séparément en les considérant comme deux textes indépendants, cela pourrait changer totalement la donne, notamment en ce qui concerne La Mère du printemps où l’auteur met en place un mythe fondateur qui va à contresens de l’histoire authentique et qui se rapproche davantage de l’histoire officielle. Nous avons parfois l’impression, dans La

Mère du printemps, que les Berbères ne sont qu’un accessoire qui servirait à mieux

démontrer la force de l’islam, comme le révélait l’auteur dans le mail précédemment cité, car leur progression est due en premier lieu à l’islam. Ils ne sont donc là que pour glorifier l’islam. Cependant, plusieurs éléments restent fortement contradictoires et viennent compromettre ce mythe de glorification de l’islam, comme au début du

1 http://www.fabula.org/atelier.php?L'histoire_litt%26eacute;raire,_mythe_fondateur. Consulté le 30/08/12 à 03H15.

roman où l’auteur n’hésite pas à dépeindre la violence avec laquelle s’est au départ imposé l’Islam pour ensuite oublier cette violence et idéaliser la conquête de Oqba Bnou Nafi et les cavaliers d’Allah. Cette contradiction s’exprime dans le texte à travers le personnage Azwaw qui n’est autre que le corps qui véhicule les idées de l’auteur. Ainsi, on comprend que cette contradiction fait partie du projet de Chraïbi. De ce fait, à quoi l’auteur veut-il en venir en juxtaposant autant de contradictions ? La réponse est dans les agissements d’Azwaw. Ce personnage passe du résistant au fasciné par Oqba, puis redevient le symbole des origines dans Naissance à l’aube. Le fait que Chraïbi ait remplacé Koceila1 et La Kahéna2 (véritables symboles de la lutte contre le conquérant musulman) par Azwaw (personnage imaginaire) explique le désir de l’écrivain de se détacher de l’Histoire pour fabriquer son mythe fondateur, ce qui lui permet aussi de manipuler l’HISTOIRE et d’exposer sa propre vision de cette dernière. Cette contradiction pourrait donc s’avérer une stratégie dont use l’auteur pour offrir au lecteur la liberté d’interpréter le mythe chraïbien ou une manière de le manipuler. Toutefois, ce qui semble le plus probable; c’est qu’Azwaw, qui se veut le porte-parole des Anciens, porte tout simplement en lui les contradictions de l’auteur et du peuple maghrébin.

1 Koceila ou Kusayla, chef de la tribu berbère Awraba au VIIè s. Les Amazighs (Berbères) l'appellent Aksil. Il fut chef de la résistance à la conquête musulmane du Maghreb. Ensuite, il se convertit à l'islam, puis il s'oppose radicalement à Oqba Ibn Nafi Al Fihri. Il prend Kairouan des mains omeyyades et il serait tué lors d'une bataille contre ces derniers.

2

Kahena (signifiant « prêtresse », « devineresse » en arabe), de son vrai nom Daya Ult Yenfaq Tajrawt ou Dihya, est une reine guerrière massyle, chaouis et zénète des Aurès qui combattit les Omeyyades lors de l'expansion islamique en Afrique du Nord au VIIe s. De nombreux auteurs et historiens, comme Joseph Tolédano et André Chouraqui la considèrent comme juive, d'autres comme Gabriel Camps la considèrentcommechrétienne, alors qu’Ibn Khaldoun lui attribue des pouvoirs surnaturels.

II. Fatéma Bakhaï entre engagement pour l’Histoire et éveil