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Les expressions du temps dans les romans de Bakhaï

Deux visions du temps humain

II. Bakhaï et le voyage dans le passé

2.2. Les expressions du temps dans les romans de Bakhaï

Etienne Klein explique que la façon dont nous parlons du temps est révélatrice de notre manière de le penser. Les expressions évoquant le temps dans les romans bakhaïens révèlent-elles la pensée de l’auteure. Nous allons analyser quelques expressions contenant le mot temps pour voir si elles dévoilent une manière particulière de penser le temps chez Fatéma Bakhaï. Dans Izuran, le narrateur où les personnages narrateurs évoquent souvent le mot temps: « le signe que le temps venu, elle serait capable de prendre à son tour la horde sous sa protection.2 ». Cette phrase exprime l’idée de déroulement du temps et de succession, car on attribue au mot temps l’action de venir, voire de devenir. Le temps est donc en mouvement puisqu’il vient, mais on pourrait aussi remplacer le mot temps par le mot moment ou instant sans que cela détourne le sens de la phrase. Une expression comme : « Elle n’en eut pas le temps.3 » veut dire qu’elle n’a pas eu la durée nécessaire dont elle avait besoin pour faire ce qu’elle devait faire. Le mot « temps » ici pourrait être remplacé par le mot « liberté ». La phrase : « Depuis le temps où, pour mieux les préserver, on les avait écartées des grandes chasses […]4

» exprime l’attente et l’usure mais veut surtout dire l’époque, car on pourrait remplacer le mot temps par époque. La nation d’attente, d’usure, de longueur et de durée sont beaucoup exprimés dans le texte bakhaïen par l’expression « longtemps » tel que : « depuis longtemps, pour gagner enfin le statut de

1

Étienne Klein. « Le temps existe-t-il ». op. cit., Vidéo sur : http://www.cea.fr/recherche-fondamentale/le-temps-entre-realite-et-illusion, consulté le 9/12/2012 à 18H00.,

2 BAKHAÏ, Fatéma. Izuran. op. cit., p. 12.

3 Ibid., p. 38.

mâle adulte.1 ». Mais, l’expression que remplace le plus le mot temps dans le texte de Bakhaï est le mot moment à l’exemple de : « Il était temps de partir.2 » ou « Il était temps de rentrer à l’abri…3

». Dans Izuran, le mot temps exprime souvent l’antériorité comme : « dans les temps anciens4 », on peut remplacer l’expression « temps anciens » par le mot passé sans que cela altère le sens de la phrase. Il évoque aussi l’idée de simultanéité : « dans le même temps5 ». Nous retrouvons aussi l’idée du changement : « Les temps avaient changé6 », mais aussi l’idée de mesure comme : « quelque temps7 », « Le reste du temps8 » ou « peu de temps9 ». Chez Bakhaï, il y a plusieurs temps « les Temps étaient proches, le millénaire10 », « le temps de la prospérité11 », « le temps des Cérérès12 ». La pluralité temporelle a été mise en valeur par Étienne Klein, qui explique que nous inventons autant de temps qu’il y a de phénomènes temporels. Ainsi, on parle de temps cosmologique, physique, psychologique, géologique, etc. Cela pourrait induire qu’à chaque fois qu’apparaisse un phénomène, nous inventions un temps différent. Dans les romans bakhaïens, on attribue des qualificatifs au temps, comme : « jeune temps13 », jusqu’à le personnifier : « qui défierait le temps14 ». Dans les deux volets d’Izuran, on retrouve quelquefois l’idée du temps qui passe : « Le temps passa15

», ce qui est contradictoire avec la construction du récit dans lequel le temps ne passe pas mais contribue au

1 BAKHAÏ, Fatéma. Izuran. op. cit., p. 11.

2 Ibid., p. 49. 3 Ibid., p. 62. 4 Ibid., p. 122. 5 Ibid., p. 141. 6 Ibid., p. 156. 7 Ibid., p. 176.

8 BAKHAÏ, Fatéma. Les Enfants d’Ayye. op. cit., p. 165.

9 Ibid., p. 168.

10 Ibid., p. 101.

11

BAKHAÏ, Fatéma. Izuran. op. cit., 184.

12 Ibid., p. 186.

13 Ibid., p. 188.

14 Ibid., p. 249.

déroulement des événements. Dans Les Enfants d’Ayye, une phrase évoque une temporalité hors temps : « trois mois hors du temps1 ».

Le mot temps dans les textes bakhaïens sert aussi bien à dire la succession et la simultanéité, la durée et le changement, l’époque et le devenir, l’attente et l’usure, le vieillissement et la vieillesse. D’après Etienne Klein, cette pluralité des sens que nous octroyons au mot temps lui confère un caractère vague qui nourrit les confusions. La polysémie du mot est due aux lacunes et apories du langage, car toutes ses définitions présupposent l’idée qu’on veut en donner. Il dit des choses qui n’ont rien à voir avec le temps. Il pourrait être remplacé par un terme plus précis, mais c’est lui que l’auteure choisit. Klein suggère que pour bien parler du temps, il faudrait procéder à ce que Jankélévitch appelle « un nettoyage de la situation verbale », c'est-à-dire une critique du langage. Lorsqu’on regarde l’intersection des sens dans toutes les phrases relevées, l’on remarque que c’est une intersection vide parce qu’il n y pas d’élément commun dans l’emploi de ce mot. La façon dont le texte en parle conduit à lui attribuer la fonction de ce qui se passe dans le temps comme l’explique Étienne Klein :

Lorsque nous voyons autour de nous des phénomènes périodiques nous, disons que le temps lui-même est périodique. Les événements se répètent donc le temps se répète. Quand, nous voyons que nos vies sont de plus en plus rapides, nous disons que c’est le temps lui-même qui s’accélère, alors que ce qui s’accélère ce n’est pas le temps, mais ce qui se passe dans le temps. On a tendance à attribuer au temps toutes les propriétés de ce qui se passe dans le temps. Est-ce qu’on a raison de le faire, est-ce que le temps a vraiment les propriétés des phénomènes temporels ?2

La question centrale est de se demander quel est le lien entre le temps et les phénomènes temporels, mais nous ne pouvons le faire que dans le cadre d’une théorie physique ou d’une pensée philosophique donnée. Par contre, le langage ordinaire ne pose même plus la question, puisqu’il dit que le temps et les phénomènes temporels sont la même chose. Les abus du langage sont trompeurs, et il n’existe que le seul temps physique dans lequel se déroule des phénomènes dont les temporalités sont différentes.

1 BAKHAÏ, Fatéma. Izuran. op. cit., p. 280.

2 Étienne Klein. « Le temps existe-t-il ». op. cit., Vidéo sur : http://www.cea.fr/recherche-fondamentale/le-temps-entre-realite-et-illusion, consulté le 9/12/2012 à 18H00.

Le temps chez Bakhaï est en conséquence linéaire et le déroulement des événements suit le cours de l’Histoire. La linéarité crée un lien entre les différentes séquences du texte et garantit le principe de causalité, c'est-à-dire que ce qui se passe dans une séquence est la cause de ce qui s’est passé dans la séquence précédente. Ainsi, tous les phénomènes des romans bakhaïens sont l’effet d’une cause qui les précède. L’effet de causalité garantit à son tour « l’inaltérabilité du passé ». Cette mise en récit démontre l’importance du passé : en optant pour un temps linéaire, l’auteure protège le passé car « l’effet ne peut plus rétroagir sur sa propre cause.1 »

Nous sommes ainsi devant deux visions différentes du temps humain. Chez Chraïbi, le temps est cyclique alors que chez Bakhaï, il est linéaire. Selon Étienne Klein, pour connaître la configuration du temps, il faut avoir les deux, c'est-à-dire le temps linéaire et le temps cyclique. La combinaison du temps chraïbien et du temps bakhaïen donnerait un temps totalement linéaire parce qu’il s’agit d’une succession chronologique d’événements évoluant continuellement. Cependant, la dépendance du temps fictif de l’acte narratif fait en sorte que les événements évoluent dans un récit balisé par le début et la fin de la narration. Nous avons aussi pu remarquer la configuration du temps et sa refiguration. Les deux auteurs profitent dès lors de la liberté qu’offre la fiction pour se jouer du temps, et faire en sorte que l’ordre de la succession des trois laps serve la réviviscence de le mémoire collective. L’hybridité du temps humain proposée par Chraïbi et Bakhaï nous pousse à se demander le rôle de cette refiguration temporelle dans le rapport qu’entretiennent ces fictions avec le réel, parce que la fiction chraïbienne et bakhaïenne, en reconstituant le temps cosmique dans un monde mythique, met en couple l’histoire et la fiction. Ce qui conduit à reformuler le problème de la référence à un passé « réel ».

1 Étienne Klein. « Le temps existe-t-il ». op. cit., Vidéo sur :

Conclusion

Cette étude nous a permis de constater le caractère fragmentaire des romans de Chraïbi et Bakhaï. Une structuration qui alterne entre narration fictive, narration historique et description ethnographique, mais dont l’écriture reste homogène, car la dislocation de ces fragments du texte détruit sa sémiotique. Elle nous a aussi permis de distinguer la vision du temps humain de chacun des deux auteurs. Le temps chez Chraïbi est cyclique à l’image du personnage Azwaw qui ressuscite après avoir décédé, un personnage qui traverse le temps pour véhiculer la parole de l’ancêtre, alors que chez Bakhaï, le temps est linéaire à l’image de la tribu d’Izuran et des Enfants d’Ayye dont la chronologie rapporte l’évolution du peuple algérien à travers l’HISTOIRE.

TROISIÈME PARTIE