• Aucun résultat trouvé

Deux visions du temps humain

I. Chraïbi entre passé et présent

1.2. Archives, documents et traces

Dans les romans chraïbiens se déroule aussi un temps historique, configuré par la notion de trace. Chraïbi entame son processus de « traçabilité » par l’archive pour arriver au document, c'est-à-dire qu’il part sur la trace des premières années de l’islam au Maroc, en consultant les archives (Histoire) qu’il utilise comme le garant de son récit qui constituera la preuve matérielle de la véracité du récit :

Et c’était comme s’il n’était pas de ce siècle, mais était né des dizaines d’années auparavant, en même temps qu’un pâtre de la tribu des Qoraïsh nommé Mahomet, avait reçu avec lui, dans une grotte du désert arabique, la première révélation (« Lis! Lis au nom

de ton Seigneur qui a créé l’homme à partir d’une goutte! Approche-toi! Prosterne-toi! Et écoute! ») - et toutes les révélations, qui par la suite, étaient devenues le Livre.4

Le passage ci-dessus illustre l’importance accordée à la documentation. Des références qui servent de preuve et nourrissent l’ambition du récit à se fonder sur des faits. La recherche de traces engagée par l’auteur dans les deux volets de sa fresque historico-romanesque s’apparente à l’historiographie et son travail d’archivage. Dans les romans

1 CHRAÏBI, Driss. La Mère du printemps. op. cit, p. 173.

2 RICŒUR, Paul. Temps et récit. Tome 3, Le temps raconté. op. cit., p. 197.

3 Ibid., p. 197.

chraïbiens, elle constitue une base de données au service de la mémoire collective et non de l’archivage historiographique. Le document prouve une existence passée qui va à son tour constituer l’idée de passage du temps, car la trace est un ancien élément vivant que l’usure du temps a tué : « les Confessions d’Augustin nous ont familiarisés avec la métaphore du temps comme passage : le présent comme transit actif et transition passive ; il est passé par là. Et l’on dit que le temps lui-même passe.1 ». C’est ainsi que ce passage du temps, transformant l’élément vivant en trace, va dans le récit romanesque transformer le temps cosmique en temps historique. Surtout, il va créer une passerelle entre le passé et le présent, parce que même si le temps coule, la trace demeure dans la mémoire commune. Pour retracer le passage de Oqba ibn Nafi et Tariq Bnou Ziyyad dans la région de l’Oum-er-Bia, Chraïbi remonte vers les marqueurs (vestiges, documents, contes, etc.) de ce passage. Pour ce faire, il s’appuie à la fois sur l’histoire et sur l’oralité. Le passage des hommes dans le temps est l’œuvre d’une narration liant le présent au passé, ce qu’illustre la juxtaposition du récit et de l’épilogue. Le premier raconte le passé et le second rapporte le présent. Ce rapprochement introduit une relation de cause à effet. Ce qui arrive dans le présent est automatiquement lié avec ce qui a eu lieu dans le passé. Chez Chraïbi, les difficultés du présent sont le résultat de l’omission du passé.

Cette relation de causalité, engendrée par la notion de trace, est poussée encore plus loin par l’auteur au point de créer un lien entre les deux volets de sa fresque historique et ses romans antérieurs. Une relation illustrée par celle entre le héros des deux volets, Azwaw Ait Yafelman, et celui du précédent roman (Une Enquête au pays) Raho Ait Yafelman, qui n’est autre que son descendant. La trace est ainsi le connecteur entre le passé et le présent et permet ainsi le passage de l’un à l’autre dans la mesure où elle marque dans l’espace le passage de l’objet dans le temps du calendrier. C’est d’ailleurs l’inscription de cet objet dans un temps datable qui permet de suivre sa trace en remontant le temps.

Cependant, la remontée temporelle universelle est impossible, car ce qui est passé échappe et on ne peut y retourner, puisque la linéarité du temps cosmique rend impossible la rétrospective. C’est ainsi que Chraïbi propose un temps humain hybride où confluent à la fois le temps cosmique et le temps historique dont l’évolution

circulaire permet le retour en arrière. Ainsi, remonter la trace ne peut se faire en dehors du temps calendaire, c'est-à-dire qu’on ne peut suivre la trace de l’existence d’un objet par le passé en se passant de l’horloge et du calendrier. Pour rétablir la mémoire collective, qu’ils soient historiens où romanciers, ils sont dans l’obligation de dater les événements qu’ils rapportent.

1.3. Le temps dans l’univers de la fiction

Dans les romans chraïbiens, le temps historique et cosmique évolue dans une fiction. Ce qui les oblige à se configurer au temps fictif afin de ne pas affaiblir l’imaginaire du récit, mais aussi parce que cela lui accorde plus de liberté que le temps historique. Une liberté qui réside dans le fait que « des personnages irréels, dirons-nous, font une expérience irréelle du temps. Irréelle, en ce sens que les marques temporelles de cette expérience n’exigent pas d’être raccordées à l’unique réseau spatio-temporel constitutif du temps chronologique.1 ». Ainsi, dans La Mère du

printemps et Naissance à l’aube, le personnage Azwaw se joue du temps au point de le

posséder : « Il a le temps des temps. […] c’est le Maître de la Main. Sa main peut ressusciter les morts, elle peut tout faire.2 ». Chraïbi prend dès lors le pouvoir sur le temps, l’espace d’un récit afin de ressusciter un passé révolu dans le temps cosmique. Un passé qui grâce à « la Main » d’Azwaw reste éternellement présent, ce que Azwaw est là pour le rappeler aux générations qui se succèdent. Le temps évolue dans une sphère cyclique, ce qui fait que l’on revient automatiquement au point de départ. En ce sens, le temps du récit chraïbien se libère « des contraintes qui exigent de le reverser au temps de l’univers.3

».

Ainsi, l’évolution du temps dans un monde imaginaire permet-il la rencontre entre le temps historique et un temps fictif reposant sur le temps cosmique. Une rencontre facilitée dans les romans chraïbiens par le métissage de personnages historiques, d’événements attestés ou datés, d’espaces connus et de personnages, événements et lieux inventés. De la sorte, les événements de La Mère du printemps et Naissance à

l’aube sont nettement situés pendant les premières années de l’islam au Maghreb, de

1 RICŒUR, Paul. Temps et récit. Tome 3, Le temps raconté. op. cit., p. 230.

2 CHRAÏBI, Driss. Naissance à l’aube. op. cit., p. 98.

« l’an 6811 » à « l’an mil cinquante-cinq2 ». Ces événements datés travaillent l’effet de réel, mais le fait qu’ils soient mêlés à des événements imaginaires peut engendrer aussi l’effet inverse. Chraïbi entend, par ce voyage temporel, lutter contre l’effacement des traces par l’histoire du temps vécu (historique) sur le temps du monde (cosmique). La fiction permet d’explorer « des traits non linéaires du temps phénoménologique que le temps historique occulte en vertu même de son enchâssement dans la grande chronologie de l’univers.3

».

Les deux romans de Driss Chraïbi paraissent tout à la fois tirés en avant par le projet de «la Oumma » que cherche à bâtir Oqba ibn Nafi dans La Mère du printemps et Tariq Bnou Ziyyad dans Naissance à l’aube : « Ils se mélangent aux Berbères, par le sang, pour fonder une seule et même tribu, la Oumma comme ils l’appellent.4 », et ramenés en arrière par Azwaw Aït Yafelman qui ne cesse de rappeler le passé : « c’est le Fils de la Terre, l’ancêtre du peuple antique.5

». Le procédé de Chraïbi est d’entrecroiser le présent de l’épilogue avec le passé du récit et de faire progresser le temps en l’avançant dans La Mère du printemps et en le retardant dans Naissance à

l’aube. Les personnages principaux de nos deux romans ne cessent de réunir les trois

laps temporels : passé, présent et futur. Azwaw parcourt le temps présent et les espaces pour rappeler le passé, alors que Oqba et Tariq se battent pour édifier la future « Oumma ». Ainsi, chaque personnage a-t-il la tâche de produire sa propre durée en défendant ses prétentions. C’est au service de ces effets de sens que les techniques narratives comme l’analepse, la prolepse et l’ellipse sont mises en place par le narrateur, en particulier pour engendrer une passerelle entre le passé et le présent. Le retour en arrière, pratiqué dans Naissance à l’aube, « confère à l’expérience du présent la densité d’un passé insondable6

» qui subsiste dans la mémoire collective à travers les souvenirs provoqués par le personnage Azwaw. Celui-ci avance vers l’avenir sans pour autant oublier le passé, car c’est en lui que réside l’ancêtre et donc la mémoire du passé. Il est un personnage éternel dont la pérennité se veut mémorielle, car il projette

1 CHRAÏBI, Driss. La Mère du printemps. op. cit, p. 173.

2

CHRAÏBI, Driss. Naissance à l’aube. op. cit., p. 150.

3 RICŒUR, Paul. Temps et récit. Tome 3, Le temps raconté. op. cit., p. 237.

4 CHRAÏBI, Driss. La Mère du printemps. op. cit, p. 173.

5 CHRAÏBI, Driss. Naissance à l’aube. op. cit., p. 150.

de maintenir en vie le souvenir du passé originel. Le passé s’enchevêtre au présent grâce à un narrateur qui n’oublie rien et anticipe le sens global de l’aventure, un narrateur qui fait durer l’aventure en y insérant les souvenirs d’Azwaw ou ceux d’autres héros au cours d’une quête qui avance, conférant de la sorte au récit la forme du « futur dans le passé.1 »

Le temps chez Chraïbi est donc cyclique, que ce soit dans l’usage du mot ou dans la temporalité du récit. L’auteur reproduit des séquences à l’identique, l’une après l’autre, en suivant la chronologie historique, mais sans toutefois que les personnages revivent la même expérience. Le fait que les personnages n’évoluent plus dans la même époque rend impossible la répétition à l’identique des événements. La circularité du temps est marquée par la réviviscence d’Azwaw, qui meurt à la fin d’un premier cycle temporel, mais renaît pour commencer un second cycle. La résurrection devient possible parce qu’il évolue dans un modèle cyclique, même s’il ne revit pas ce qu’il a vécu dans la première vie. Néanmoins, Azwaw sait qu’il a déjà vécu antérieurement, et il retourne à la vie pour rappeler aux concepteurs de l’avenir qu’ils ne peuvent ignorer le passé et que leur avenir ne peut se faire sans le passé. Sa renaissance garantit ainsi ce qu’Étienne Klein nomme « l’inaltérabilité du passé »2 : ce qui s’est déroulé dans le

passé sera éternellement vrai. À l’inverse de la vie réelle où on ne peut modifier un événement qui a eu lieu, le récit peut altérer les événements en multipliant les versions et les modes narratifs, en omettant volontairement de raconter certains d’entre eux ou en en masquant les causes. Ainsi, le passé ne peut être modifié, mais le discours tenu sur lui peut l’être. En optant pour un temps cyclique, Chraïbi offre à Azwaw le pouvoir de tracer le futur et de modifier le passé : « En allant dans le futur de l’effet, je reviens dans le passé de la cause. Donc, un effet peut rétroagir sur sa propre cause. Il peut par exemple l’empêcher de se reproduire. »3

1

RICŒUR, Paul. Temps et récit. Tome 3, Le temps raconté. op. cit., p. 241.

2 Propos d’Étienne Klein dans une conférence intitulée « Le temps existe-il », donnée le 12 juin 2006 à l'INSTN de Saclay. Vidéo sur : http://www.cea.fr/recherche-fondamentale/le-temps-entre-realite-et-illusion, consulté le 9/12/2012 à 18H00.