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Une écriture de l’anamnèse pour rétablir la mémoire d’un peuple

Le pari d’une littérature au service des peuples

III. Une écriture de l’anamnèse pour rétablir la mémoire d’un peuple

Dans les présupposés anthropologiques, il y a récit parce qu’il y a vie, car la vie humaine suppose un sujet et une identité. L’identité du nom donné à la naissance et l’identité personnelle qui « se forme entre ce qui constitue les aspects constants de la personne (le sexe, les caractères biologiques, le milieu humain d’origine…) et la construction toujours en cours de la personne. Vivre, c’est maintenir l’identité du sujet, à travers la variation perpétuelle de l’existence dans le temps. L’humain vit tout en advenant à l’existence. Pour cela, il a besoin de se dire, de raconter pour être et construire pour devenir. »3. Ainsi, l’humain est sujet parce qu’il dispose de la parole, une parole née avec le récit. L’écrivain dès lors prend la parole en mettant en texte son récit. C’est dans cette même perspective que Driss Chraïbi et Fatéma Bakhaï écrivent

1 BAKHAÏ, Fatéma. Les Enfants d’Ayye. op. cit., p. 29.

2

http://www.fabula.org/atelier.php?Mythe_et_hypertextualit%26eacute; Consulté le 13/09/2012 à 00H15.

3 ROBIN Jean-Yves, Bénédicte de MAUMIGNY-GARBAN, Michel SOËTARD. Le Récit

biographique: De la recherche à la formation : expériences et questionnements. Paris : l’Harmattan,

leurs récits. Ils utilisent ce récit pour lutter contre l’oubli, en adoptant une écriture de l’anamnèse.

Qu’entendons-nous par écriture de l’anamnèse ? L’écriture de l’anamnèse est la mise en place d’un récit, voisin de celui que fait le patient en psychanalyse afin de retrouver ce qu’il a oublié. Chraïbi et Bakhaï mettent en récit l’HISTOIRE de leurs ancêtres pour leur redonner vie le temps d’un récit en maintenant leur identité en existence. Cela leur permet non seulement de perpétuer l’existence de leurs aïeux, mais aussi de retrouver une identité pendant longtemps oubliée ou ignorée.

Il s'agit pour eux donc de recueillir un ensemble d'informations touchant à la situation dans laquelle vivait ce peuple ancien (l’histoire de son évolution, sa culture, ses croyances et les tragédies qu’il a vécues), le tout étant de se donner un aperçu de la situation passée mais aussi actuelle (v. épilogue de La Mère du printemps et Naissance

à l’aube) du sujet pour mettre en lien le vécu avec la problématique amenée. Pour ce

faire, les deux auteurs entremêlent Histoire et histoire. L’exposé historique renseigne alors sur le fait que le récit captive l’attention du lecteur en réclamant de lui qu’il devienne lui-même acteur pour l’amener à adhérer au projet de l’auteur. Chraïbi et Bakhaï, à travers cette hybridité, donnent à lire un texte anamnèse qui cherche à rafraîchir la mémoire du lecteur en lui rappelant son passé et son évolution jusqu’à aujourd’hui pour qu’il puisse retrouver la mémoire collective, et reconnaître ainsi sa personne et les siens que l’amnésie a rendus pour lui inconnus. Dès lors, il pourra construire son avenir plus sereinement. Le fait de mettre en récit l’HISTOIRE du peuple maghrébin est une manière pour Chraïbi et Bakhaï de lui donner vie car affirmer d’une personne ou d’un peuple qu’il est orphelin de son histoire reviendrait à die qu’il ne vit pas ou qu’il n’existe pas. Ainsi, un peuple qui n’a pas d’histoire à raconter serait considéré comme dépossédé de sa mémoire collective. C’est pour cette raison que Chraïbi et Bakhaï tentent, en fabriquant des légendes, d’en créer un substitut. Cela devient davantage possible lorsqu’on sait que la culture berbère est de tradition orale, contrairement à ses contemporaines grecque et romaine qui se sont matérialisées à travers des récits écrits. En lisant les écrits de Chraïbi et Bakhaï, le lecteur pourrait percevoir la volonté de ces derniers à rédiger une épopée qui semble impossible. L’obstacle à la réalisation de cette épopée réside dans la divinisation du texte sacré qu’est le Coran, car il est le livre référence de chaque Musulman et donc de chaque Maghrébin. Il est même inconcevable qu’un autre récit puisse venir le

remplacer. Il est le livre sacré de l’islam parce qu’il regroupe les paroles de Dieu, et en tant que révélation divine, il ne peut être imité, que ce soit dans la beauté de sa langue ou dans les idées qu'il développe et les coïncidences, comme le révèle le verset suivant :

« . ْمُتنُك ْنِإ ِ َّللَّ ِنو ُد نِّم مُكَءاَدَهُش ْاوُعْداَو ِهِلْثِّم نِّم ٍةَروُسِب ْاوُتْأَف اَنِدْبَع ىَلَع اَنْلَّزَن اَّمِّم ٍبْيَر يِف ْمُتنُك نِإَو َنيِقِداَص », « Et si vous êtes en doute sur ce que Nous avons fait descendre sur Notre Esclave, venez donc avec une sourate semblable à ceci, et, si vous êtes véridique, appelez, en dehors de Dieu, vos témoins ! » (Le Saint Coran, sourate 2 « La Vache » : verset 23)1.

Dès lors qu’il est présenté comme la parole de Dieu, il devient pour les musulmans chose indiscutable. Les musulmans considèrent le Saint Coran (arabe : ميركلا نارقلا ; al Qur'ān al karim, « la récitation ») comme une manifestation d'un attribut divin, le kalâm (la parole), qui représenterait la capacité de Dieu (Allah en langue arabe) à transmettre à ses prophètes certaines informations relatives au Tawhid (proclamation de l'unicité divine), message central du Coran. En plus de cet aspect, le miracle du Coran résiderait aussi dans le fait qu’il possède un style étonnant et inimitable sur le plan littéraire. Cette notion de l’inimitabilité du Coran (arabe : i3jâz) fait que toute autre épopée, hormis celle accomplie par Dieu et ses prophètes, est interdite. C’est d’ailleurs pour cela que Driss Chraïbi insère des versets coraniques dans son récit, car c’est les paroles divines qui sont à l’origine de l’épopée musulmane. Dans La Mère du

printemps, Oqba ibn Nafi a pour objectif de porter la parole de Dieu (le Coran) à

travers le Maghreb. Il en avait extrait ses ordres directement et en récitait des versets à chaque bataille :

Lui, Oqba ibn Nafi, […] Debout au centre de ce cercle, il avait lancé l’ordre du jour suivant, tiré directement du Coran :

-« C’est Dieu qui règne dans les cieux et sur la terre. C’est lui qui fait vivre et mourir. Il

est le premier et dernier, sans commencement ni fin. Il est apparent et caché en toutes

1 Le Saint Coran. Trad. Muhammad HAMIDULLAH et M. LÉTURMY. Brentwood, Maryland: Amana Corporation, 1989. p. 4.

choses. Il sait ce qu entre dans la terre et ce qui en sort, ce qui descend du ciel et ce qui y monte. Il est avec vous où que vous soyer ! » En avant ! En avant à la suite du soleil !1

Dans Naissance à l’aube, Tariq Bnou Ziyyad utilise aussi le Coran et le Hadith comme guides à sa conquête andalouse. Pourtant, pour la première fois, cette parole divine se confronte à la parole des ancêtres portée par le personnage d’Azwaw, mais ce personnage ne met à aucun moment en doute la parole de Dieu, car il y croit également et l’associe à celle des aïeux. Pour lui, le Coran et la parole des aïeux sont indissociables :

- Eh bien, lis ! Qu’est-ce qu’il dit ?

- Il dit : Lis !

[…] Lis au nom de Ton Seigneur qui a fait la création ; qui a créé l’homme à partir

d’un atome…

[…] - Attends ! répéta le général. Dis-lui…

- Il dit : Lis ! Lis au nom de l’eau. Il y a les sources et il y a les rivières. Certaines

rivières n’atteignent jamais la mer, […] Il en naît d’autres le long des siècles, nourries de l’eau qui descend toujours des sources. Boutr Ait Yafelman, toi qui n’es qu’un petit ruisseau, demande au guide de l’Islam à qui tu es en train d’exprimer mes mots s’il se souvient encore de son père.2

Le recours au Coran et au Hadith permet à Driss Chraïbi de mettre en texte son projet épique révélateur d’un engagement contre l’oubli. L’insertion de versets coraniques renforce chez Chraïbi le récit-anamnèse qu’il entreprend, car il est la source et la mémoire des Musulmans. Il est, pour eux, l'expression incréée de cette caractéristique de Dieu (Allah) adressée à l'intention de toute l'humanité, c'est-à-dire qu’il est détenteur d'une vocation universelle, tout comme Jésus-Christ qui est considéré comme le Logos, la Parole de Dieu dans le Nouveau Testament. Le Coran pour Chraïbi comme pour tout musulman est le récit originel, car contrairement à la Torah qui est une instruction et à la Bible qui est un texte majoritairement narratif, le Coran comprendrait les deux. Nous y retrouvons les instructions données par Dieu (Allah) à

1 CHRAÏBI, Driss. La Mère du printemps. op. cit., p. 151.