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Le référent au service de l’illusion

Chapitre troisième Une esthétique réaliste

I. Le référent au service de l’illusion

Chraïbi et Bakhaï usent de la documentation pour renforcer l’impression du vrai, une illusion qui rend crédible leur histoire aux yeux du lecteur. Pour ce faire, ils interpellent l’Histoire qui n'est pas ici un simple arrière-plan fondateur de la vraisemblance et créateur de l'illusion référentielle, mais elle est en son centre. Le référent historique inséré dans la trame narrative et les éléments explicatifs du paratexte (cartes, notes, index et arbre généalogique) rappellent la démarche scientifique qui n’est pas sans ressemblance avec celle entreprise par des écrivains réalistes comme Flaubert dans Salammbô1 ou Stendhal dans La Chartreuse de Parme2,

1 FLAUBERT, Gustave. Salammbô [1862 et 1874]. Paris : Louis Conard, 1910.

voire naturaliste tel que Zola dans Les Rougon-Macquart1. Cependant, ils créent tout de même un monde imaginaire, plus précisément illusionniste, car comme le dit Maupassant dans la préface de Pierre et Jean : « Faire vrai consiste à donner l’illusion du vrai2 », à la différence du scientifique, Chraïbi et Bakhaï réinventent l’existence et ne s’appuient que sur des faits caractéristiques à leurs sujets. C’est eux qui organisent, recomposent et font des choix pour assurer la cohérence de leurs récits.

1.1. Effet de réel / effet de fiction pour asseoir la vraisemblance du

récit

Chraïbi et Bakhaï se référent à l’Histoire pour mettre en récit leurs versions de l’histoire, voire la réécrire. Animés par un esprit de sérieux littéraire, des aspirations culturelles, ils reprennent l’essentiel des codes réalistes. Dans les romans chraïbiens et bakhaïens, le signifié3 est au service du référent, car le référent historique intégré dans ces récits s’inscrit davantage dans le paradigme vraisemblable / invraisemblable que celui centré sur vrai / faux qui caractérise principalement le récit historique. L’intertexte historique assure l’effet de réel alors que l’imaginaire empêche ces références au réel de faiblir l’effet de fiction. Les deux effets dans les romans de Chraïbi et Bakhaï ne s’opposent donc pas, mais intervertissent la hiérarchie entre le sens et le référent parce que l’effet de réel lie le sens au narrateur, alors que l’effet de fiction lie le référent à l’auteur. Ainsi, les deux effets apportent-ils au récit un équilibre entre fiction et réel, tout en assurant l’illusion du réel à l’ensemble du récit. Cet équilibre s’illustre dans ces romans à travers la complémentarité entre personnages fictifs et personnages historiques authentiques. Une mise en relation qui confère au lecteur l’impression de réelle existence des personnages fictionnels. Les deux auteurs par l’usage de référents historiques imposent une lecture référentielle de leurs œuvres. Une perception référentielle rendue possible par la confusion entre le signifiant et le référent, entre l'instance énonciative et l'auteur.

1

Titre générique Les Rougon-Macquart regroupe un ensemble de vingt romans écrits par Émile Zola entre 1871 et 1893. Il porte comme sous-titre Histoire naturelle et sociale d'une famille sous le Second

Empire.

2 Guy de MAUPASSANT. Pierre et Jean [1888]. Paris : J’ai lu, 2007. (Coll. Librio)

L’effet de réel et l’effet de fiction dans les romans de Chraïbi et Bakhaï servent de débrayage1 et d’embrayage2 au récit, car il oscille entre, d'une part, des débrayages de plus en plus éloignés (référent historique), qui créent l'illusion réaliste (effet de réel) et favorisent une lecture d'identification, et d'autre part des embrayages temporels qui dévoilent l'activité de l'auteur implicite, donc le pacte de fiction (effet de fiction), l’organisation des éléments fictifs et le sens qui en résulte, c'est-à-dire tout ce qui amène le lecteur à réfléchir. Une réflexion souvent causée par l’interpellation du lecteur, qu’elle soit implicite par le biais de stratégies narratives comme la captation ou directe par l’intervention de l’auteur à travers la voix du narrateur. Le narrateur chraïbien interroge parfois le lecteur : « Tout était consommé aux siècles des siècles […] Pourquoi ces guerriers marchaient-ils en procession ? Qui enterraient-ils ? Pourquoi pleuraient-ils, surtout leur chef ?3 ». Dans Izuran par exemple le narrateur interroge le lecteur : « Avait-elle vraiment parler des acacias ?4 », ou commente des événements historiques : « Tout alla alors très vite. Quelques millénaires au plus. Lorsque les mâles comprirent qu’ils étaient la semence, leur attitude changea et l’ordre vacilla.5 ». Il va jusqu’à expliquer le sens du titre du roman : « Izuran, racines.6 ». Alors que dans Les Enfants d’Ayye le personnage Hind prédit le cours de l’histoire : « c’est par la musique qu’El Andalous survivra !7

».

L’insertion de références historiques met la trame narrative chraïbienne et bakhaïenne en relation avec le monde extérieur (réel). L’esthétique réaliste dans les textes de Chraïbi et Bakhaï réside surtout dans l’effet de vraisemblance que cherchent à produire les deux romanciers. Un vraisemblable rendu possible par la convergence

1 Terme mis en place par Algirdas Julien Greimas par lequel il signifie : « l'expulsion, hors de l'instance de l'énonciation, des termes catégoriques servant de support à l'énoncé. »

2 Terme mis en place par Algirdas Julien Greimas par lequel il signifie : « l'effet de retour à l'énonciation, produit par la suspension de l'opposition entre certains termes des catégories de la personne et /ou de l'espace et / ou du temps, ainsi que par la dénégation de l'instance de l'énoncé. »

3

CHRAÏBI, Driss. La Mère du printemps. op.cit., p. 187.

4 BAKHAÏ, Fatéma. Izuran. op. cit., p. 49.

5 Ibid., p. 29.

6 Ibid., p. 180.

fonctionnelle entre effet de réel et effet de fiction. Mais surtout par le fait que le narrateur chraïbien et bakhaïen croit en la vraisemblance de son récit, il la revendique même parfois : « ce soir, je vais vous raconter l’histoire de Sophonisbe la Belle. L’histoire vraie, l’authentique.1

». L’effet de fiction (récit de l’imagination du narrateur) consolide ainsi la domination du narrateur dans le témoignage sur l'univers du récit, il est le garant de la vraisemblance de ce dernier. Une garantie renforcée par la commutation du réel du narrateur et du narrataire au réel de l'auteur et du lecteur. Cette esthétique réaliste du vraisemblable qui caractérise les romans de Chraïbi et Bakhaï est matérialisée dans le processus production-réception, entre l’effet de réel qui « vraisemblablise » de l'extérieur (la production, le récit) et l'effet de fiction qui « vraisemblablise » de l'intérieur (la réception). La relation entre le fictif et le réel dans ces romans est très étroite, car les deux mondes sont indissociables de la création de la « vraisemblablisation » recherchée par les deux auteurs pour rendre crédibles leurs histoires. Cependant, est-ce que le caractère réaliste et documentaire du texte chraïbien et bakhaïen vise à construire une fonction vraisemblable ou cherche-t-il une autre perspective ? Il est encore tôt pour répondre à cette question, mais nous le ferons dans la troisième partie.