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Place et rôle de la femme chez les protoberbères

II. Histoire et histoire du Maghreb

2.1.2. Place et rôle de la femme chez les protoberbères

Fatéma Bakhaï, à travers le récit du personnage Ayye, fait allusion à la place et au rôle joués par les femmes protoberbères. Les pratiques attribuées à Ayye sont très proches de ceux attribués aux femmes protoberbères dans le livre anthropologique de Malika Hachid. L’ouvrage de Hachid offre un aperçu de l’importance des femmes au Néolithique. Cette importance réside dans leur rôle de premier responsable et d’acteur principal au sein de la vie sociale. Ces mêmes repères historiques caractérisent le personnage imaginaire Ayye. Le récit fictif et le récit historique diffèrent et convergent à la fois. Ils convergent sur le plan référentiel, alors qu’ils diffèrent au niveau narratif. Le récit romanesque décrit l’importance des femmes à travers un personnage inventé. Le récit devient ainsi celui de Ayye et non celui des femmes, tandis que le récit historique montre l’importance de la femme au Néolithique à travers des documents et des traces anthropologiques restituant le rôle joué par les femmes protoberbères. Les deux textes renvoient au même sujet et aux mêmes éléments historiques, mais leur manière de les relater diffère. La fiction par l’insertion de l’imaginaire donne un aspect de visibilité aux données rapportées, alors que le récit historique penche vers le véridique et vers la preuve, parce qu’il doit répondre à une méthodologie scientifique rigoureuse dont la visée didactique importe plus que tout. Le récit romanesque utilise ces références non par souci de preuve, mais pour créer un effet de réel qui inciterait le lecteur à adhérer à la conception dont se fait l’auteur de l’HISTOIRE. Afin d’illustrer cette interférence entre les récit historique et romanesque, voici ci-dessus un tableau où sont juxtaposés le récit romanesque et historique.

1 Graphie utilisée par Pierre Barbéris dans Le Prince et le Marchand par laquelle il distingue l’histoire-processus, c'est-à-dire la réalité historique : « ce qui se passe dans les sociétés et qui existe indépendamment de l’idée qu’on en a ». p. 180.

Passages relevés d’Izuran Passages relevés des ouvrages historiques

Ayye avait presque terminé ses préparatifs. Elle vérifia encore une fois le contenu de ses sacs de cuir […] Le campement était silencieux […] Sur l’esplanade, tous les membres de la tribu étaient rassemblés autour du bélier blanc. Ils attendaient en silence pour ne pas déranger les esprits qui accompagnaient, déjà sans doute, Ayye dans sa quête. Ayye empoigna son bâton d’une main et, de l’autre, saisit la longe passée autour des cornes du bélier […] « Je suis venue à toi ancêtre de mes ancêtres, je suis ta fille, une fille parmi tes filles… » […] Au campement, personne n’avait voulu quitter sa case ou l’esplanade pour être là lorsque la matriarche apparaîtrait au bout du chemin […] Préparez-vous ! Avait ordonné Ayye lorsque les voix se furent éraillées à force de questions et d’anticipation. Le départ sera donné lorsque Tureght, la femme de mon fils, aura mis au monde son petit…1

Les ancêtres des Berbères tenaient la femme en très haute estime. Chez les Proto berbères la femme est omniprésente, son image est très soignée, son visage dégagé. La mixité est de rigueur […] c’est elle qui, à l’avant, dirige le campement en déplacement, c’est encore elle qui l’installe. C’est elle qui reçoit les hôtes d’importance. Elle n’est pas confinée aux taches d’intendance : elle est responsable du troupeau, auquel elle est souvent associée, et de la traite, une responsabilité économique vitale ; elle participe à la chasse. Elle n’est pas absente des débats qui animent la société de l’époque…2

Comme le démontre les passages ci-dessus, la femme jouait un rôle primordial dans la société protoberbère. Le pouvoir qui est conféré à la femme à cette époque était dû au fait qu’on pensait que le don d’enfanter lui était réservé. Un pouvoir illustré par celui de la matriarche, qui était vénérée par toute la tribu. Un pouvoir qui prend fin le jour où les hommes découvrirent qu’ils contribuaient à l’enfantement. Un événement auquel fait aussi référence le récit bakhaïen. Izuran évoque ainsi plusieurs autres éléments de l’Histoire néolithique de l’Afrique du Nord.

Tout d’abord, Bakhaï fait référence aux monuments funéraires. Nous retrouvons dans Izuran les données anthropologiques qui référent à cet usage. En comparant les données textuelles avec celles de l’Histoire, l’on constate une forte ressemblance entre les deux (v. annexe 2). Les éléments les plus pertinents sont les

1 BAKHAÏ, Fatéma. Izuran. op. cit., p. 65-89.

« dolmens »1, et les rites cités dans le roman à travers le personnage Ayye. Les offrandes du personnage à l’ancêtre sont des éléments proches de ceux retrouvés dans les « dolmens » par les anthropologues. Nous avons relevé quelques exemples comme la ressemblance entre les objets offerts par Ayye et ceux retrouvés par les archéologues dans les tombes correspondant à cette époque telle que la vaisselle. Cependant, l’accent n’est pas mis sur les ustensiles, mais sur le contenu. Le personnage romanesque visitant le dolmen de son ancêtre offre comme présent des céréales et du blé. Les aliments cultivés par la tribu d’Ayye relèvent de la culture sèche. Ce qui les situe dans un espace géographique précis ressemblant parfaitement à celui retrouvé par les archéologues et aux descriptions relevées dans l’ouvrage de Camps (v. annexe 2). Le rapprochement du récit romanesque avec les données anthropologiques est très clair. Toutefois, il faut être très attentif aux évènements qu’énonce le roman, car les références historiques résident dans l’action même des personnages et dans leurs caractéristiques à l’exemple du personnage Ayye à qui l’auteure attribue des agissements proches des descriptions de Hachid et de Camps, au point que l’on pourrait suspecter que l’auteur ait puisé ses références dans leurs ouvrages, car toutes les descriptions les relient. Les personnages du récit vivent dans le même espace que celui retrouvé par les archéologues. Les tombes ont les mêmes descriptions, et les offrandes offertes par Ayye à l’ancêtre relèvent de la culture des céréales qui est l’une des caractéristiques principales rapprochant l’espace vital de la tribu d’Ayye à celui recensé dans les ouvrages historiques.

L’auteure retrace ensuite l’origine de la langue berbère en reprenant des indications anthropologiques qu’elle insert dans un récit complètement imaginaire. Les données romanesques sont semblables à celles lues dans Les Berbères Mémoire et

identité, plus précisément dans la partie intitulée « Les données linguistiques »2. Le récit attribue la naissance de la langue écrite au personnage Akala. Ce dernier, en découvrant l’art graphique des Égyptiens et des « Lebou », décide de créer une langue

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« Chambre funéraire mégalithique composée d’une grande dalle reposant sur deux ou plusieurs pierres verticales. ». TRAVERS, Christian (dir.). Dictionnaire HACHETTE encyclopédique. Paris : Hachette livre, 1997. p. 568.

similaire pour son peuple. Cette langue, même si elle s’inspire de la méthode égyptienne et libyque, reste originale puisque chacun de ses signes renvoie à un son phonétique déjà existant dans la langue parlée de la tribu. L’événement en soi n’est pas rapporté par l’Histoire, mais les données anthropologiques relevées dans le texte de Camps sont semblables à celles du roman (v. annexe 3). Nous rappelons que le Lebou fait référence au Libyque : « Libyen : Un nom aussi vieux que l’Histoire »1. Ce qui confirme que les Lebou sont les Libyens, c’est l’espace géographique dans lequel ils vivent, c'est-à-dire l’Est. Il y a aussi l’expression « le pays des Garamantes ». Rappelons que les Libyens étaient nommés « les Garamantes ». Camps et la plupart des anthropologues sont d’accord sur l’origine orientale de la langue berbère et l’inscrivent dans une famille de langue appelée le « chamito-sémitique ». Le récit romanesque s’appuie sur cette thèse en mettant l’accent sur la parenté de la langue berbère avec l’Égyptien ancien. Les signes graphiques du personnage Akala renvoient à la fois au Tifinagh2 et aux stèles libyques retrouvés par les anthropologues dans la région d’Annaba : « Stèle libyque de la région d’Hippone »3

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Enfin, Bakhaï clôt la séquence consacrée à la période préhistorique en faisant référence aux migrations et à l’art rupestre des « Équidiens ». Le roman de Bakhaï raconte les migrations et l’influence des « Équidiens » sur la tribu. Izuran évoque des éléments faisant référence aux migrations de la tribu d’Ayye. Cette migration vers le Nord est provoquée par la sécheresse qui rend la vie difficile dans les Hauts Plateaux. Plusieurs de ces tribus émigrent vers la Libye : « Pays des Garamantes4 », et l’Égypte où se trouve « le grand fleuve et son Dieu Pharaon5 ». Les lieux fictifs cités dans le récit existent dans le monde réel. Cette transposition entre le fictif et le réel n’est pas

1 CAMPS, Gabriel. Les Berbères. Mémoires et identité. op. cit., p. 65-66.

2 C’est un alphabet appelé aussi Libyco-Berbère, il est utilisé par les Berbères, essentiellement les Touaregs. C'était autrefois un abjad : un alphabet consonantique. Cet alphabet a subi des modifications et des variations depuis son origine jusqu'à nos jours, passant du libyque jusqu'aux néotifinaghs en passant par le tifinagh saharien et les tifinaghs Touaregs.

3 CAMPS, Gabriel. Les Berbères. Mémoires et identité. op. cit., p. 38.

4 BAKHAÏ, Fatéma. Izuran. op. cit., p.83.

anodine : elle a pour fonction de créer un effet de réel. Il serait peut-être intéressant de cerner le rôle de cet aspect d’écriture dont use le roman. C’est ce que nous tenterons de déterminer par la suite dans une étude scripturale du roman. L’absence de dates, de noms et de lieux précis rend difficile le fait de référencer le récit. Cependant, les descriptions, les mœurs attribuées aux personnages et leurs actions permettent d’apparenter l’histoire à l’Histoire, car nous retrouvons des éléments semblables à ceux retrouvés dans les ouvrages d’Histoire.

Le deuxième référent est l’influence des « Équidiens » sur les jeunes gens de la tribu. Les caractéristiques attribuées à ces éleveurs de chevaux permettent de savoir qu’il s’agit bel et bien des « Équidiens » parce qu’il y a une indication référentielle précise qui réside dans le fait qu’ils sont nommés. L’expression les « Garamantes » est la même nomination qui leur est donnée par les ethnographes. Toutes ces références sont rapportées à travers la parole du personnage Ayye, cette dernière raconte les événements marquant la vie et l’histoire de son ethnie. En l’occurrence, la migration vers le Nord et la découverte des chevaux et de l’Art rupestre « Équidiens ». Ces renvois anthropologiques rapprochent le récit de Bakhaï de l’ouvrage de Camps (v. annexe 4 Équidiens). L’auteure semble utiliser délibérément ces références dans son roman.