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Chapitre 3. Réalités, enjeux et méthodes d’une recherche de terrain terrain

1. Faire du terrain à Mayotte : enjeux et spécificités

1.1. Le temps perdu de la recherche ?

Si minutieux que puisse être le travail de préparation d’une mission de terrain, au-delà des catégories bien établies, des hypothèses et des critères soigneusement lissés, il y a les aspérités de la réalité, ses détails et ses imprévus, qui rendent ces expériences de terrain parfois déroutantes, souvent réjouissantes, toujours singulières.

1.1.1. Autres rivages culturels

Quelques mots donc, en ouverture de ce chapitre méthodologique, pour évoquer les singularités de ce terrain mahorais, qu’il s’est agi de chercher à comprendre, c’est-à-dire au fond, d’essayer d’apprivoiser (de Saint Exupéry, 1943)154, au fil des trois missions réalisées (cf. Tableau 4). Car « comprendre, plus qu’une manière de connaître, est une manière d’être et d’établir des relations avec les autres êtres » (Ricoeur, 2003)155. C’est donc avant tout à travers ses habitants que la richesse et la rugosité de ce territoire se sont manifestées, en arrivant sur place. C’est l’altérité et la spécificité de cette culture complexe et mouvante qui ont constitué l’un des traits les plus marquants de cette investigation de terrain. Trois missions de trois mois chacune, c’est en effet bien peu pour tenter d’approcher, lorsqu’elles sont si éloignées des nôtres, les « significations que les acteurs donnent à leurs propres vies et expériences ainsi que [] les différentes lectures qu’ils font de leurs mondes et du monde » (Anadon, 2009). Et cela implique de mettre en œuvre des procédés méthodologiques variés, comme nous le verrons un peu plus loin, pour tenter de voir, d’entendre, de saisir dans son foisonnement et sa diversité, cette étrangeté qui se dérobe et échappe à qui tente de l’attraper trop brusquement. Une nécessaire « délicatesse » dans la façon de procéder donc, qui a autant relevé du tâtonnement et de l’intuition que d’un protocole mûrement réfléchi et patiemment construit à plusieurs milliers de kilomètres de là.

154 « Qu’est-ce que signifie « apprivoiser » ? – C’est une chose oubliée, dit le renard. Ça signifie « créer des liens.. ». Antoine de Saint Exupéry, 1943- Le Petit Prince.

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1.1.2. Langues étrangères

D’un point de vue tout à fait pragmatique, il a d’abord fallu faire avec la question de la langue. Se pencher sur des perceptions, des représentations, des systèmes de valeurs exprimés dans une langue que le chercheur n’est pas en mesure de comprendre directement (shimaoré

et shibushi, en l’occurrence) ou que l’informateur ne maîtrise parfois que partiellement (français), constitue une difficulté qu’il ne faut pas négliger. Nous l’avons surmontée dans la mesure du possible de deux façons. D’une part, lorsqu’il s’agissait d’échanges en français et que la personne ne le maîtrisait pas forcément bien, en procédant à des entretiens relativement longs (souvent plus d’une heure), ou réalisés sur plusieurs rencontres. Pouvoir répéter et faire répéter, reformuler, permet ainsi de limiter les risques de malentendus et d’interprétations erronées, « en direct » comme a posteriori. D’autre part, concernant les interlocuteurs non francophones, nous avons eu recours à la traduction. Lorsque cela était possible, nous avons travaillé avec le même traducteur sur plusieurs entretiens, ce qui limitait quelque peu le biais inhérent à toute traduction. Sinon, un enfant, un voisin ou un ami de passage ont constitué l’aide précieuse qui nous a permis de recueillir la parole (même ainsi inévitablement « filtrée ») de personnes que nous n’aurions pu interroger autrement.

1.1.3. Coïncidences de calendriers

Un autre élément qui a marqué ce travail de terrain est d’ordre temporel. Le déroulement de la mission d’étude pour la création du parc naturel marin de Mayotte s’est en effet inscrit dans une période particulièrement chargée en événements de tous ordres. En 2008, c’est la campagne électorale précédant les élections cantonales (20 et 27 mars 2008) qui a provisoirement mis au second plan le projet de PNM pendant une partie importante de notre séjour. Un an plus tard, en mars 2009, le référendum sur la départementalisation occupe le devant de la scène socio-politique mahoraise et constitue le premier « événement parallèle » d’une série hétéroclite se poursuivant notamment par la consultation sur le SDAGE (avril-juin 2009), les états généraux de l’outre-mer (EGOM, avril-juin 2009), ou encore le Grenelle de la mer (mai-juin 2009). Comme nous le verrons plus loin, ces événements jouent de deux façons sur la visibilité du projet : ils l’insèrent dans un cadre de réflexion plus large à l’échelle de Mayotte et des enjeux d’actualité qui l’occupent et/ou ils brouillent le signal et noient le projet sous une avalanche de réunions et autres tables rondes que certains acteurs finissaient par mettre toutes dans le même panier d’invitations déclinées.

2008 (Master 2) 2009 2010 Missions de terrain 15 février – 15 avril 10 juin – 27 août 19 mars – 27 juin

Tableau 4: Calendrier des missions de terrain à Mayotte

Travailler sur cette mission d’étude et sur l’écho sociétal de la mise en place de ce PNM a donc nécessité de prendre en compte ces événements concomitants, et s’est notamment traduit, en termes d’organisation, par l’exploitation de ces périodes de « surcharge événementielle » pour approfondir la dimension territorialité de notre sujet, cette dimension étant moins étroitement liée à l’actualité politico-administrative que la dimension PNM. En outre, ces coïncidences de calendriers ont sans doute renforcé une facette extrêmement intéressante de ce parc, qui a émergé rétrospectivement et que nous avons appelée son côté « caisse de résonance sociétale », qui traverse la majorité des entretiens menés autour de sa mise en place.

1.1.4. Insaisissables « acteurs de la mer »

Enfin, un dernier élément ayant influé sur notre travail de terrain a été, comme on l’a évoqué précédemment (cf. chap. 2), le manque de structuration des principaux secteurs d’activités concernant le milieu marin et la difficulté à en identifier précisément les acteurs clefs. La pêche est le secteur économique le plus emblématique de ce point de vue, mais si l’on se penche sur le secteur des activités nautiques et touristiques (plongée, whale-watching, promenades en mer), force est de constater que le caractère non déclaré d’une partie de l’activité ne permet pas davantage une identification exhaustive des acteurs. Quant aux usagers, le problème de leur identification n’est pas spécifique à Mayotte, mais son ampleur y est probablement exacerbée, en l’absence totale – jusqu’en août 2009, nous y reviendrons – d’associations d’usagers tels que les pêcheurs à pied notamment.

Travailler sur la participation des acteurs au sein d’un projet de gestion participative de l’espace marin est évidemment plus compliqué sur le terrain lorsque les principaux intéressés sont mal identifiables. Cela pose notamment des limites en termes de représentativité de l’échantillon d’enquête, mais en tant que réalité dans laquelle s’inscrit ce PNM, c’est un élément en lui-même intéressant, comme nous le verrons dans les chapitres suivants.

Ces divers « aléas de terrain » ne sont pas spécifiques à Mayotte, pas plus que leurs conséquences pratiques, en termes de modalités de recherche. Partout et de tout temps semble-t-il, face à l’objet de recherche devenu cette bruissante et bien indisciplinée réalité de

terrain, « il faut avoir dû souvent improviser avec maladresse pour devenir peu à peu capable d’improviser avec habilité. Il faut, sur le terrain, avoir perdu du temps, beaucoup de temps, énormément de temps, pour comprendre que ces temps morts étaient des temps nécessaires » (Olivier de Sardan, 1995). Nécessaires non seulement pour apprivoiser ce terrain (de Saint-Exupéry, 1943)156, mais également pour enrichir son bagage méthodologique et jusqu’à son questionnement initial, comme le rappelle avec justesse B. Antheaume : « Il est bien rare que les méthodes d’une recherche géographique soient définies une fois pour toutes, lors de sa phase préparatoire. Les procédures de la recherche s’expérimentent sur le terrain, en cours de progression, par des essais ou des enrichissements successifs, des modifications qui peuvent affecter aussi bien la direction d’enquête que la documentation prévue. Très souvent, certains résultats suscitent une nouvelle interrogation et engagent de nouvelles investigations avant d’aboutir à un réseau de cohérences relativement solides. D’autres, au contraire, conduisent à des impasses. Le géographe ne commence pas sa recherche en ayant fixé, a priori, ce qu’il doit trouver ; sa problématique évolue en progressant » (Antheaume, 1983). Et si ce caractère adaptatif, cette irréductible marge d’improvisation peuvent donc être posés comme des attributs universels de la recherche, le fruit de cette recherche, cette co-construction originale issue du lien si particulier tissé entre le chercheur et « son » terrain demeurera toujours, quant à elle et dans une certaine mesure, unique.

1.2. Démarche méthodologique globale

Dans le cadre d’un travail de recherche, l’explicitation des choix méthodologique va plus loin que « l’énonciation claire de "techniques" et de "sources" » (Matthey, 2005), puisqu’une « méthode », si l’on se réfère à la définition courante, désigne la « marche, l’ensemble des démarches que suit l’esprit pour découvrir et démontrer la vérité dans les sciences »157. « La méthodologie est ainsi le lieu où la personne qui cherche doit explicitement réfléchir à ce qu’elle fait, quand elle fait de la recherche (soit une question d’épistémologie) ; réfléchir à la nature de l’activité de recherche (soit une question d’ontologie). Conséquemment, elle constitue un espace de réflexion éthique au sens le plus littéral : un espace de réflexion sur la façon de « diriger sa conduite » en tant que personne qui cherche » (Matthey, 2005). En cela, parler de « démarche méthodologique » (Bertrand, 2007), voire de « stratégie d’accès au réel » (Sanséau, 2005) nous semble pertinent, car cela

156 « -Va revoir les roses. Tu comprendras que la tienne est unique au monde []. C’est le temps que tu as perdu pour ta rose qui fait ta rose si importante » Antoine de Saint Exupéry, 1943- Le Petit Prince.

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met en relief la double dimension que recouvre le terme de « méthode » : à la fois outil et véritable posture « intellectuelle et existentielle » (Matthey, 2005) choisis et mis en oeuvre pour appréhender l’objet de sa recherche, puis clairement explicités afin d’en préciser les « limites de confiance » (Brunet, 1993) et donc la validité.

Tenter de résumer de façon synthétique les différentes phases d’une démarche méthodologique met en évidence le caractère central des données, présentes à chacune des étapes de ce processus global. Il faut noter que parler d’ « étapes » n’est qu’à moitié juste, puisque comme nous l’avons vu au début de ce chapitre, une recherche n’est pas linéaire, mais constituée de constants allers-retours entre ces différentes procédures, qui se nourrissent et s’enrichissent (Antheaume, 1983) mutuellement.

Démarche méthodologique

Questionnements et besoin de données Identification des types de données pertinents

Identification des sources de données pertinentes/idéales/possibles Élaboration et mise en œuvre de méthodes de recueil des données Élaboration et mise en œuvre de méthodes d’analyse des données

Interprétation des données analysées

Figure 21 : Les données, au cœur de la démarche méthodologique

Selon le type de données qu’il s’agit de récolter et les caractéristiques du terrain d’investigation, les méthodes de recueil peuvent être existantes et simplement mises en œuvre, ou bien nécessiter certaines adaptations, voire une construction de toutes pièces. Il en est de même au niveau des méthodes d’analyse, qui dépendent grandement de la nature des données recueillies et du type de questionnement qu’elles doivent alimenter.

Dans le cadre de cette thèse, la démarche méthodologique adoptée se caractérise ainsi principalement par la variété des sources mobilisées et des procédés méthodologiques mis en œuvre pour les interroger (cf. Figure 23 & Figure 24). Cela est lié principalement à la nature des deux principaux types de données qu’il s’agissait de recueillir : des faits et des représentations, autrement dit du réel et des « schémas pertinents du réel » (Guérin et Gumuchian, 1985), construits par différents types d’acteurs, qui sont autant de sources de