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Démarche méthodologique ⇓

Chapitre 4. Les hommes, la mer et le littoral à Mayotte : un lien complexe complexe

2. Un territoire villageois moderne qui se recompose et bouscule cette symétrie terre-mer symétrie terre-mer

2.1. Mutation et complexification du modèle villageois traditionnel

Ainsi, l’ensemble des pratiques que nous venons d’évoquer, qu’elles relèvent d’un contact physique direct avec le milieu littoral et marin ou non, qu’elles soient rituelles ou non, qu’elles soient gestes ou mots, imprègnent la société mahoraise traditionnelle toute entière et dessinent un territoire au sein duquel le bruit des vagues fait écho à la rumeur des villages, la saveur du poisson se mêle à celle des brèdes manioc201, et la couleur des flamboyants rappelle celle de certains coraux découverts à marée basse.

2. Un territoire villageois moderne qui se recompose et bouscule cette

symétrie terre-mer

Dans ce second point, nous aborderons les mutations sociales et territoriales liées aux profondes évolutions des modes de vie, des mutations qui touchent également aux temporalités de la société mahoraise.

2.1. Mutation et complexification du modèle villageois traditionnel

2.1.1. Territoire villageois moderne

La modernisation extrêmement rapide bien qu’inégale de Mayotte, qui connaît une accélération sans précédent à partir du milieu des années 80, a engendré d’importants bouleversements dans les modes de vie et par conséquent, dans l’organisation des territoires ruraux traditionnels. Ainsi, concrètement, le développement de l’activité salariée comme celui de la scolarisation laisse beaucoup moins de temps à la population concernée pour aller aux champs ou à la pêche. En outre, l’intensification des relations entre Mayotte et la métropole au travers notamment de la présence de fonctionnaires métropolitains, du développement du tourisme, de la mobilité grandissante des étudiants et des fonctionnaires mahorais, contribue avec les médias à importer depuis plusieurs décennies de nouveaux modèles de consommation et de vie, face auxquels les activités vivrières perdent beaucoup de leur valeur sociale originelle et de leur nécessité vitale. Les territorialités rurales associées au mode de vie traditionnel sont donc nécessairement remises en cause par ces évolutions structurelles qui redistribuent et/ou réinventent le système de valeurs et de fonctions attribuées aux différentes composantes du territoire villageois ancestral, comme on peut le voir sur la Figure 33 et la Figure 34.

201 Feuilles de manioc. Elles entrent notamment dans la composition d’un plat traditionnel appelé mataba, composé de brèdes manioc pilées puis mélangées à du lait de coco et à des miettes de poisson.

Figure 33: Modélisation du territoire villageois mahorais recomposé partiellement (Conception : L. Beretti – Réalisation P. Brunello, Cellule Géomatique UMR LIENSs 6250)

Un premier constat qui semble bien évident : il y a cette fois deux schémas. Ce dédoublement du modèle territorial traditionnel traduit une diversification notoire des territorialités rurales, découlant directement des changements liés à la modernisation de la société mahoraise. L’homogénéité que l’on constatait chez les acteurs en termes de pratiques et de déplacements au sein du territoire villageois a largement diminué, de nouveaux acteurs sont apparus et il est devenu impossible au modélisateur soucieux d’être minimalement clair, de « faire rentrer tout le monde » sur le même schéma. En effet, si auparavant le genre constituait le facteur discriminant principal en termes de territorialités, dans la société moderne, il y a désormais plusieurs critères de distinction. Le genre demeure présent (les femmes ne fréquentent pas plus qu’hier les zones de pêche lagonaire ou de haute mer), mais secondaire par rapport à ceux qui ont émergé avec la modernité. Ainsi, l’appartenance à un groupe culturel (mahorais/métropolitain) ou à une génération, la nationalité (française, comorienne) ou encore le statut personnel (légal ou clandestin) sont aujourd’hui autant de facteurs déterminants en termes de pratiques, de déplacements et de

représentations des lieux. En fonction de ces critères et dans un souci de lisibilité, dans chacun des deux modèles, nous avons donc rassemblé les acteurs aux territorialités les plus ressemblantes.

La Figure 33 englobe ainsi les Mahorais appartenant à l’ancienne génération (c’est-à-dire ayant 60 ans et plus, nous l’avons appelée « génération 1 »), les Mahorais appartenant à la génération suivante (c’est-à-dire comprise entre 40 et 60 ans, c’est la « génération 2 »), les villageois voisins appartenant aux mêmes tranches d’âge, et enfin, les Comoriens en situation irrégulière. Tous les Comoriens de Mayotte ne sont heureusement pas en situation irrégulière et cette dernière catégorie est un raccourci critiquable. Nous nous le permettons toutefois, car d’une part la modélisation exige une certaine dose de raccourci et d’autre part, les pratiques que nous leur associons au sein de ces modèles sont principalement le fait de personnes en situation irrégulière, qui constituent une main d’œuvre peu coûteuse idéale pour que ces activités restent rentables pour leurs employeurs. Le territoire rural villageois que les pratiques de tous ces acteurs dessinent tend à se recomposer tout en gardant certaines caractéristiques du modèle traditionnel, d’où le titre du schéma faisant référence à une « recomposition partielle ». Il constitue ce que l’on pourrait considérer comme une transition entre tradition et modernité.

Ainsi, certains lieux constitutifs de l’ancien territoire ont disparu, parallèlement à l’abandon des pratiques qui leur étaient liées. C’est le cas du tobé, qui n’a plus de raison d’être avec l’abandon progressif de la culture du riz pluvial, remplacé par le riz d’importation. De la même façon, d’autres lieux structurants du territoire traditionnel tendent, dans ce modèle intermédiaire, à perdre de leur importance, les pratiques qui leur donnaient sens devenant peu à peu secondaires. Il en est ainsi du platier et du lagon, dont les anciennes fonctions vivrières sont moins primordiales aujourd’hui, l’alimentation quotidienne étant de plus en plus marquée par les produits importés. Certaines pratiques de pêche se sont perdues (vala, nasse…) et d’autres sont en relatif déclin (ramassage, djarifa…). Cette tendance est également perceptible au niveau des champs (situés à proximité du village ou sur les îlots), la génération 2, de plus en plus prise par un travail salarié qui se développe, ayant moins le temps d’aller cultiver pendant la semaine. Cependant, la valeur sociale de la terre demeure importante, car « jusqu’à la fin des années 70, hormis pour les filières historiques d’exportation, il paraissait impensable voire déshonorant de vendre ou d’acheter des produits agricoles, sachant que la gestion lignagère de la terre garantissait à tous l’accès à la production » (Sourisseau et Burnod, 2009). Les champs demeurent donc cultivés, beaucoup de fonctionnaires de la génération 2 y consacrent une partie de leur temps libre et les

anciennes générations conservent leurs habitudes, mais l’entretien quotidien ainsi qu’une exploitation plus « intensive » est maintenant souvent déléguée à de nouveaux acteurs. En effet, aujourd’hui « le développement du maraîchage est principalement porté par des Comoriens en situation irrégulière qui accèdent de façon temporaire à la terre via des prêts ou des locations » et il apparaît ainsi qu’« un tiers des exploitants est d’origine comorienne et, en partie, en situation irrégulière » (Sourisseau et Burnod, 2009).

Ces nouveaux acteurs investissent également de nouveaux lieux telle la haute mer, avec l’apparition de nouvelles embarcations à partir du milieu des années 80 : les fameuses « barques yam ». Très généralement, elles appartiennent à des Mahorais mais sont utilisées par des pêcheurs souvent comoriens et souvent clandestins (60% des pêcheurs embarqués seraient en situation irrégulière en 2006 (Guézel, 2007). Bien que ne répondant pas aux normes de sécurité actuelles, ces barques motorisées en polyester, de 5 à 7 m de long, présentent une stabilité et une rapidité supérieures aux pirogues et ont donc permis l’extension des zones de pêche au-delà de la barrière récifale externe. Sur le modèle, on constate que la fonction de la haute mer en tant que zone de pêche n’est plus vivrière mais « économique primaire », les produits de cette pêche hors lagon entrant désormais dans un circuit économique plus ou moins formel202.

La discontinuité forte que constituait la barrière dans le fonctionnement du territoire traditionnel tend donc à s’estomper. Parallèlement, la continuité terre-mer que l’on constatait au niveau du littoral s’affaiblit du fait du déclin des activités vivrières qui étaient liées au platier et au lagon, et l’on constate que désormais, les connexions entre le territoire villageois et l’extérieur prennent progressivement le pas sur les connexions internes et notamment sur les connexions terre-platier/lagon.

Cependant, si la dimension vivrière du platier, du lagon et des îlots cultivés décline, on assiste sur ces mêmes lieux à l’émergence de nouvelles fonctions, récréatives et économiques tertiaires. Ainsi, la pêche à pied sur le platier n’est plus un enjeu vital en termes de subsistance, mais les deux générations représentées dans ce schéma continuent à la pratiquer, de façon régulière (génération 1) ou occasionnelle (génération 2), pour le plaisir de pêcher, et pour agrémenter l’alimentation de produits moins banalisés qu’auparavant. Outre ce glissement du vivrier-vivrier au vivrier-récréatif, on constate également le développement récent d’un secteur économique tertiaire, basé sur une demande de loisirs balnéaires principalement métropolitaine (résidents métropolitains et touristes métropolitains et

202

réunionnais). Dans plusieurs villages de l’île, les « barques yam » sont ainsi utilisées parallèlement à la pêche pour transporter les touristes jusqu’aux îlots ou jusqu’à certaines plages difficiles d’accès. Assurée par les mêmes employés comoriens souvent clandestins, cette activité touristique offre un complément de revenus plus qu’intéressant aux propriétaires comme aux conducteurs de barques.

Figure 34: Modélisation du territoire villageois mahorais recomposé totalement (Conception : L. Beretti – Réalisation P. Brunello, Cellule Géomatique UMR LIENSs 6250)

Ces fonctions récréatives et économiques tertiaires que certains lieux commencent juste à prendre dans le schéma précédent de transition entre modèle traditionnel et modèle moderne, tendent à devenir dominantes pour les jeunes générations (« génération 3 »), dont le mode de vie se calque de plus en plus sur celui des métropolitains, également représentés sur ce second schéma (cf. Figure 34). En effet, la dimension vivrière des lieux a pratiquement disparu dans ce modèle « moderne », et si pour leurs parents, la valeur sociale de la terre et par conséquent des activités agricoles, reste vivace, « le travail de la terre, dévalorisé, fait honte aux jeunes déscolarisés qui préfèrent se dire chômeurs qu’agriculteurs » (Blanchy,

20021) et désertent au maximum les champs. On retrouve au niveau du platier la même dimension « vivrière secondaire très occasionnelle » que dans les champs, associée à une dimension récréative. Cela correspond principalement à la pratique de la pêche au djarifa, assez largement délaissée par les jeunes filles, mais à laquelle une minorité reste malgré tout très attachée. Désormais, le lagon, les îlots, et même la haute mer et la forêt deviennent des lieux de loisir, et même si cela ne concerne pas encore la majorité des jeunes mahorais, par le biais de l’école, de la sensibilisation environnementale et du développement des activités touristiques nautiques et terrestres, c’est une tendance qui va se confirmant, d’année en année. Le secteur économique du loisir, qui était principalement occupé dans la Figure 33 par les Comoriens en situation irrégulière, apparaît ici comme domaine réservé des Métropolitains. En effet, la dimension récréative de l’espace marin est majoritairement absente des anciennes représentations mahoraises de la mer, et des activités comme le whale-watching, les ballades en mer ou encore la plongée sous-marine ont donc été initialement développées par des Métropolitains, accoutumés depuis longtemps à l’idée de « loisirs de nature ». Développer de telles activités est en outre coûteux et demande des formations spécifiques qui n’existaient pas à Mayotte au moment où se sont créées les premières entreprises. C’est aujourd’hui une question clef au cœur de nombreux débats (Grenelle de la mer, États Généraux de l’Outre-Mer, Parc Naturel Marin, notamment) et il est probable autant que souhaitable que cette branche d’activité s’ouvre peu à peu aux jeunes Mahorais.

Parallèlement à sa fonction récréative et économique tertiaire, la haute mer remplit également pour certains des acteurs représentés dans ce modèle « moderne », une fonction économique primaire de plus en plus importante. En effet, la pêche est restée longtemps (et reste encore en grande partie comme on l’a vu) un secteur informel, qui tend aujourd’hui à se structurer et à se professionnaliser, et dans lequel s’insèrent peu à peu des jeunes de mieux en mieux formés à cette nouvelle forme de pêche.

Comme on le discernait déjà dans le modèle précédent, le lien terre-mer au niveau du littoral devient ici discontinuité, la plage et le platier, autrefois au cœur du territoire villageois traditionnel se réduisent désormais à des lieux de passage vers le lagon et les îlots ou vers le large. En effet, si le fait d’aller à la plage se développe de plus en plus chez les jeunes Mahorais, ce ne sont pas les plages de villages qui sont fréquentées pour la baignade ou les pique-niques mais plutôt les plages des îlots ou les plages isolées, privilégiées également par les Métropolitains. Ces derniers, on le voit, ne font eux aussi que traverser le village et la plage pour accéder aux îlots.

2.1.2-Perméabilité du territoire villageois moderne

Désormais, les connexions « extérieures » ont donc pris le pas sur les connexions internes au territoire villageois, car c’est le plus souvent hors du territoire villageois que se déroulent aujourd’hui les activités structurantes de la vie moderne (école, travail, loisirs…). Comme on le voit sur la Figure 35, les motifs de déplacements se multiplient et ces déplacements s’effectuent vers des destinations de plus en plus éloignées. Il n’est en effet pas rare aujourd’hui pour la plupart des habitants de Mayotte de traverser l’île de part en part plusieurs fois par semaine et le voyage vers la métropole, avec des liaisons directes Paris-Dzaoudzi qui se développent et des prix en baisse n’est plus une aventure réservée à quelques privilégiés.

Figure 35 : Perméabilité du territoire villageois mahorais moderne

(Conception / Réalisation : L. Beretti – Finalisation : P. Brunello, Cellule Géomatique UMR LIENSs 6250) Le village et ses alentours directs ne constituent plus désormais l’unique centre d’un territoire vécu qui s’est étendu et dépolarisé très rapidement. Le territoire de référence, pour un nombre croissant d’individus, est ainsi devenu l’île entière bien plus que l’espace villageois.