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Représentations et réalité des liens unissant les hommes au littoral et à la mer

Démarche méthodologique ⇓

2. Sources, méthodes de recueil et modalités d’analyse des données

2.5. Représentations et réalité des liens unissant les hommes au littoral et à la mer

2.5.1. Sources et méthodes de recueil des données

Cet aspect de nos investigations de terrain a été le plus exploratoire, celui qui a généré le plus de doutes, mais également celui qui s’est révélé le plus captivant. Chercher à saisir ce lien si complexe qu’une société tisse avec son territoire est en effet passionnant, même si la part non négligeable d’impalpable que comporte ce lien peut rendre l’entreprise parfois bien peu évidente. Ainsi, pour tenter d’appréhender et de comprendre ce lien, ces fameuses

territorialités, il s’est agi avant toute chose de partir la plus « équipée » possible et donc de puiser dans la source la plus accessible : les données bibliographiques existantes. Le rapport spécifique entre les hommes et le littoral et la mer s’y est révélé peu traité ou de façon très fragmentaire. Il a donc fallu aller récolter l’essentiel de ce que nous cherchions sur le terrain,

au travers de plusieurs sources, dont le croisement s’est révélé très riche. Ces sources d’informations ont été les suivantes :

- Les contes et les légendes

- Les « acteurs concernés » par le projet de PNM - Les usagers, les acteurs lambda

La première source est constituée d’un corpus de quatorze récits sélectionnés au sein des recueils suivants :

- Blanchy S. et alli, 1993- La maison de la mère. Contes de l’île de Mayotte,

L’Harmattan & Man Safara, Paris, 175p.

- CDM, Délégation Territoriale aux affaires culturelles,1998- Histoires et

légendes mahoraises, Archives orales, Cahiers n°3, éditions du Baobab.

- CDM, Délégation Territoriales aux Affaires culturelles, 1999- Festival de

contes mahorais, Archives orales, cahiers 9 et 10, 74 p.

- CDM, Délégation Territoriales aux Affaires culturelles, 1999- Deux

légendes mahoraises. Archives orales, cahiers n° 7 et 8

- Attoumani N., 2003-Nos ancêtres… les menteurs. Contes traditionnels de

Mayotte, l’Harmattan, Paris, 168p.

Ce matériau nous semblait tout à fait intéressant en tant que mise en récit collective du monde, des lieux et des événements, quotidiens ou extraordinaires. Pour qui cherche à saisir à l’échelle d’une société les représentations liées à certains espaces comme la mer et le littoral, les contes sont une source d’information précieuse et d’usage relativement aisé, ce qui est un atout non négligeable. Pour prendre toute sa valeur cependant, ce type de discours sur le monde et sur les choses nécessite d’être croisé avec celui recueilli directement auprès de membres actuels, vivants, de la société en question.

Parmi eux, se trouvent les acteurs évoqués précédemment et listés dans l’annexe 2 comme étant les « acteurs concernés » par le projet de PNM. La durée relativement conséquente des entretiens réalisés avec ces acteurs a en effet souvent permis de créer un climat propice à une conversation plus informelle, ouverte sur des thèmes plus larges que le

seul PNM. Lorsque cela était possible176, nous poursuivions donc l’échange sur le thème du rapport entre la société mahoraise et la mer, sans négliger ses abords directs que sont les plages et les mangroves, en amorçant généralement avec cette question : « On entend souvent dire à Mayotte ou à propos de Mayotte, que « les Mahorais tournent le dos à la mer ». Qu’en pensez-vous ? ». Une telle question était tout à fait intéressante au niveau de la liberté qu’elle laissait en termes d’interprétation et d’orientation spontanée des réponses.

Au-delà du cadre de ces entretiens, nous nous sommes également intéressée à la parole d’autres personnes, que nous avons appelées « usagers, acteurs lambdas ». De multiples façons, formelles ou totalement informelles, nous avons cherché à recueillir les mots que posaient les gens, tous types de gens, sur ce rapport entre la société et la mer, ses évolutions, sur leurs propres pratiques liées à la mer et au littoral, ou sur des pratiques qu’ils connaissaient, ou encore sur les légendes et les histoires extraordinaires qu’ils connaissaient ou dont ils avaient entendu parler. Les cadres formels de recueil de ces données ont été les suivants :

- Réalisation de questionnaires de fréquentation sur les sites de Musical Plage, Moya et Saziley ;

- Études de cas ciblées sur trois villages (récits, pratiques, vision des évolutions) ; - Reconstitution d’un rituel à Saziley.

Le caractère relativement formel des deux premiers cadres de recueil s’est rapidement avéré être une belle utopie. En effet, les questionnaires de fréquentation qui auraient dû être réalisés avec l’aide des stagiaires employés chaque été par le Conseil Général ont été un échec au niveau des données quantitatives qu’ils auraient dû nous permettre de recueillir, du fait des délais extrêmement courts dont nous avons disposé pour mettre cela en place177 ainsi que des problèmes logistiques, parmi d'autres, récurrents, que nous avons rencontrés178. Cela étant, un certain nombre de questionnaires que nous avons personnellement menés a tourné davantage à l’entretien et nous a permis de récolter des informations intéressantes non seulement sur les pratiques de ces usagers, mais également sur leur vision de ce rapport local à la mer et de ses

176 Cela dépendait donc à la fois du temps disponible de notre interlocuteur, une fois la grille d’entretien « conventionnelle » épuisée et de sa disposition à parler de thèmes plus culturels, qui se révélaient souvent assez personnels (souvenirs, impressions, sensations…).

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La mise à disposition des stagiaires n’était absolument pas prévue au début de notre mission, et s’est improvisée sur la fin de notre séjour, suite à une conversation avec le directeur du Comité du Tourisme, désespérant de ne pas leur avoir trouvé d’occupation justifiant leurs deux mois de salaire.

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Aléas météo qui ont rendu les journées choisies peu représentatives en termes de fréquentation et impossibilité de les reproduire sur une durée suffisante et en d’autres lieux, pour diverses raisons, allant du rendez-vous annulé à la dernière minute à la panne de voiture.

évolutions. En outre, les heures passées sur ces différents sites ont été l’occasion d’observations intéressantes, notamment concernant des pratiques peu fréquentes telles que celle consistant à enterrer dans le sable des Corans trop usés pour être encore utilisés.

De la même façon, des « études de cas »179 sur quelques villages, qui avaient été projetées en amont de notre second séjour de terrain, ont été un relatif échec quant aux données escomptées, mais nous ont donné l’occasion d’échanges très riches avec de multiples types d’habitants (hommes, femmes, enfants, personnes âgées…), en termes de conversations comme de pratiques (parties de pêche, cérémonies de mariage, cérémonies liées aux

djinns…). Elles nous ont également permis de nous pencher sur l’organisation spatiale de ces villages, et sur son évolution tant en termes d’occupation du sol que des usages qui la façonnent.

Le troisième cadre de recueil de ces données concernant les territorialités liées à la mer et aux espaces littoraux correspondait à une recherche ciblée sur le site de Saziley, et notamment sur son caractère de lieu « chargé » en termes de croyances et de rituels. Nous avions choisi de nous intéresser particulièrement à ce site car nous en avions entendu parler à maintes reprises au cours de nos divers séjours, et que le responsable du plan de gestion des terrains du Conservatoire du littoral situés sur cette pointe de Saziley était justement très intéressé par la récolte d’informations de cette nature. En accord avec lui, nous nous sommes donc penchée sur la question et avons récolté un certain nombre de données, que nous lui avons transmises ensuite. Ces données ont été principalement recueillies dans les deux villages situés au nord et au sud de la pointe de Saziley : Mtsamoudou et Dapani. Elles concernaient principalement les pratiques rituelles se concentrant depuis toujours à Saziley. À l’aide de plusieurs personnes ressources, nous avons pu ainsi dresser une liste de légendes et de pratiques rituelles associées à ce site et également reconstituer une cérémonie rituelle annuelle, dans chacune de ses étapes, temporelles et spatiales.

Pour ce qui est des cadres d’investigation plus informels, ils consistaient simplement à vivre au quotidien à Mayotte avec les yeux grands ouverts, pour voir tout ce qu’il était

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Il s’agissait de cerner la complexité de ce lien hommes-littoral/mer à l’échelle apparemment plus abordable de quelques villages (Hamjago, Dapani et Tsimkoura). Cependant, malgré les nombreuses journées passées dans les villages en question, il s’est avéré extrêmement difficile de « faire le tour » de ce lien avec à la fois la finesse et le recul nécessaires à une telle entreprise. Se faire quelque peu accepter dans ces villages, rencontrer les « personnes-ressources », ces guides si précieux pour accéder à un certain « envers du décor », a pris un temps considérable. Un temps qui s’est révélé fort loin d’être du temps perdu et qui correspondait bien davantage au caractère exploratoire de notre questionnement que toutes les belles « grilles » construites à plusieurs milliers de kilomètres de cette réalité.

possible de voir et tenter de comprendre tout ce qui nous demeurait invisible. Les villages dans lesquels nous avons habité ont notamment été des lieux propices à de bien précieuses conversations et observations, qui nous ont permis d’enrichir et de mettre en perspective les connaissances recueillies par ailleurs, de façon plus « orthodoxe ».

Dans l’ensemble donc, le recueil de ces données sur le thème des territorialités est souvent passé par un mélange entre entretiens informels et observation, parfois réalisés sans stylo ni cahier, quand l’improvisation était totale. Dans ces moments, les notes venaient après, au retour, quand tout était encore « frais » :

- au niveau des pratiques, notes sur l’équipement, les techniques, la durée, les lieux, les prises, ou encore, élément non négligeable, l’ambiance générale.

- au niveau des récits, des discours, notes tentant de conserver le mieux possible les mots précis qui avaient été employés, la façon de raconter, les hésitations, les émotions qui transparaissaient parfois sur certains sujets.

Ce qui donne au final un ensemble d’individus qui ne constituent pas à proprement parler un « échantillon » statistiquement représentatif, mais qui s’est révélé extrêmement diversifié en termes de générations, de villages d’origine ou encore de catégories socio-professionnelles. Cette diversité que nous avons recherchée et en bonne partie trouvée nous semble-t-il, nous paraît la garantie la plus sûre contre le risque d’interprétation totalement erronée de ces territorialités, si riches, si changeantes, si captivantes, que nous avons essayé de comprendre un peu mieux, avec « les moyens du bord » et un intérêt qui n’a jamais décru180.

2.5.2. Méthodes d’analyse des données

Pour analyser toutes ces données en forme de centaines de pages de notes, de photos, de récits, de souvenirs et d’impressions, nous nous sommes appuyée sur la fondation solide que constituait la définition même de la territorialité, cet « ensemble de liens » tissés entre des hommes et des lieux, au fil du temps. Il s’est donc agi d’appréhender ces liens sous les deux aspects principaux au travers desquels il est possible de caractériser des liens : leur intensité et leur nature. Nous avons donc tenté de mesurer cette intensité dans une perspective chronologique, en essayant de saisir les évolutions qu’elle avait pu connaître, notamment à l’échelle d’un village-type, modèle issu de tous les villages que nous avons pu explorer,

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« Tout plaide […] pour prendre en compte des données qui sont de référence, de pertinence et de fiabilité variable, dont chacune permet d’appréhender des morceaux de réel de nature différente, et dont l’entrecroisement, la convergence et le recoupement valent garantie de plausibilité accrue » (Olivier de Sardan J.-P., 1995).

habiter, traverser, observer au cours de nos séjours à Mayotte. Les éléments permettant de construire ce modèle ont été puisés dans les données bibliographiques existantes ainsi que dans tous les échanges formels et informels que nous avons pu avoir autour de l’évolution des pratiques vivrières, rituelles, économiques ou de loisirs contribuant à construire un lien plus ou moins intense entre les hommes et le milieu marin, une continuité plus ou moins forte entre la terre et la mer. Il s’agissait ainsi de saisir les changements en termes de fonctions et de valeurs attribués à la mer et aux espaces littoraux, deux éléments permettant également de se pencher sur la nature des liens unissant les hommes à ces lieux tout à la fois pratiqués,

racontés et expliqués.

Conclusion

Notre désir de comprendre, d’apprivoiser ce territoire mahorais dans lequel s’inscrit la mise en place du premier PNM d’outre-mer a ainsi nécessité non seulement une profonde attention à tout ce qui nous entourait, mais également une multiplication des points de vue, des angles d’approche, c’est-à-dire, des procédés méthodologiques. La diversité de ce que nous cherchions à appréhender ajoutée aux bienheureuses « aspérités » du terrain implique en effet, lorsque l’on ne dispose que de quelques mois, d’explorer le maximum de pistes, y compris de façon peu orthodoxe en termes de méthodes de recherche scientifiques.

Car malgré la vitesse à laquelle passent ces quelques mois de terrain, il faut parfois cesser d’être « un chercheur pressé », cesser de chercher à tout prix à « glaner des faits et des chiffres » et essayer « d’apprendre autrement »181, en écoutant, en regardant, en participant, c’est-à-dire, en s’imprégnant (Olivier de Sardan, 1995) de ce terrain. La démonstration la plus rigoureuse d’un point de vue scientifique ne saurait en effet se passer de l’apport si précieux que constitue cette « connivence » (Bonnemaison, 1986), cette relation si particulière qui unit le chercheur à « son » terrain. C’est son écho parfois presque imperceptible qui donne sa valeur à l’analyse que l’on peut faire de ce que l’on a compris d’un territoire, c’est-à-dire des liens que l’on a su autant y déchiffrer qu’y tisser.

Cette compréhension que nous avons visée fait l’objet des quatre chapitres suivants, qu’il nous semblait important, justement, d’ouvrir sur l’analyse que nous avons pu faire des liens complexes unissant les hommes à la mer et au littoral. Interroger leur nature, leurs évolutions et les « figures » en forme de territoires qu’ils dessinent sur ce sol mahorais

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(Bonnemaison, 1981) est en effet un préalable indispensable, nous semble-t-il, pour aborder ce qui touche plus précisément à la mise en place du PNM et aux enjeux qu’elle soulève.

Chapitre 4. Les hommes, la mer et le littoral à Mayotte : un lien