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La question de l’identité : que signifie « être Mahorais » aujourd’hui ?

Chapitre 2. Planter le décor : Mayotte

2. La société mahoraise aujourd’hui

2.2. La question de l’identité : que signifie « être Mahorais » aujourd’hui ?

Selon S. Blanchy, il existe à Mayotte un « fort sentiment d’identité locale », construit en miroir face à deux groupes représentant l’altérité : les métropolitains, « culturellement distincts malgré le partage – théorique – de la même citoyenneté française », et les Comoriens, « politiquement distincts malgré le partage de nombreux éléments culturels », notamment la religion musulmane (Blanchy, 2002). Il semble que ce « miroir communautaire » (§2.2.1) constitue l’élément identitaire le plus structurant, mais au sein d’une société aux transformations si rapides, un second type de « miroir » se doit d’être pris en compte en tant que déterminant identitaire : « le miroir générationnel » (§2.2.2).

Nous ne pouvons évidemment prétendre répondre ici à une question qui reste en large part non résolue voire impensée dans la société mahoraise81, mais il nous paraît important de rendre compte de ce que nos observations, nos conversations, nos lectures ont pu nous donner à comprendre des ambiguïtés et des enjeux de cette question identitaire, en tant qu’élément explicatif de processus participatifs tels que celui sur lequel nous nous penchons dans ce travail.

2.2.1. Le miroir communautaire

L’ambiguïté des rapports intercommunautaires est en grande partie marquée par l’histoire politique de Mayotte, que nous avons présentée plus haut. Elle se caractérise principalement par une absence de revendications de particularismes culturels, contrairement à ce que l’on peut observer dans d’autres Outre-mers tels que la Nouvelle-Calédonie par exemple, pour laquelle les Accords de Nouméa posent une réversibilité de la renonciation au statut personnel particulier. Les Mahorais n’ayant aucunement revendiqué de tels

81 Voir à ce sujet Blanchy S., 20021, notamment le paragraphe de son article intitulé « Identité : l’absence de débat ».

particularismes – et ayant refusé de ce fait le statut de TOM en 1976 –, une telle réversibilité n’a jamais existé à Mayotte, toute renonciation au statut personnel de droit local étant irréversible. Cela dit, pour poursuivre sur cet exemple, les cas de renonciation à ce statut sont dans l’ensemble restés très rares, la majorité des Mahorais préférant, lorsque l’alternative était encore d’actualité, conserver un statut de droit local, malgré l’absence de revendications publiques concernant une quelconque spécificité socio-culturelle. En effet, si « en imposant le seul mot d’ordre de l’appartenance française, Mayotte s’[est] interdit tout mouvement d’expression identitaire et toute critique de la société coloniale et post-coloniale », il n’en reste pas moins qu’en privé, les Mahorais « ne font pas mystère de leur désir de conserver leurs manières de vivre malgré le rattachement à la France » (Blanchy, 20021). Ce qui explique l’insuccès de la procédure de renonciation, que « de nombreux Mahorais assimil[aient] à un changement de comportement social, à un abandon de la culture propre pour une entrée dans "l’univers blanc" (unzunguni) » (Blanchy, 20021). Et ce qui explique également l’ambiguïté qui peut se manifester dans les rapports entre Mahorais et Mzungus82, les seconds étant considérés par les premiers tantôt comme appartenant à un monde enviable en termes de niveau de vie et de stabilité politique (un « « eldorado anti-Comores »), et tantôt comme des intrus aux mœurs délétères (ou simplement ridicules), menaçant les modes de vie traditionnels83. Les changements liés à l’intégration nationale de Mayotte sont donc vécus tour à tour comme des victoires contre l’épée de Damoclès qu’a longtemps constituée l’hypothèse d’un retour dans le giron comorien, ou comme des atteintes insupportables à une culture et une identité mal assumées, mais indéniablement présentes et spécifiques. Certains événements liés à l’application de la loi Littoral sont par exemple tout à fait révélateurs de la tension permanente entre ces deux postures contradictoires (cf. annexe 1)84. Et comme nous le verrons au fil des chapitres suivants, la mise en place d’outils de gestion importés de Métropole tels que les PNM révèlent également la complexité de ces rapports unissant Mayotte à la France, les Mahorais aux Métropolitains.

Le rapport aux Comoriens n’est pas beaucoup plus simple. Ils sont d’une part perçus en tant qu’étrangers (conformément au droit français et en contradiction avec le droit international donc), et dans une certaine mesure rejetés en tant que tels. Cela se traduit

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Mot en shimaoré désignant les Métropolitains 83

Ceci étant largement accentué par le fait que les fonctionnaires de l’État présents sur l’île, qui constituent la majorité de la présence métropolitaine, ne faisant généralement que passer, ne prennent souvent pas la peine d’apprendre les langues ou de s’intéresser aux mœurs locales. Une certaine ambiance néo-coloniale demeure bien présente, matérialisée par les « Mzunguland » au sein desquels se retranchent certains métropolitains. 84 La question du foncier littoral est une question aussi complexe que majeure, que nous ne pouvons traiter comme il se devrait ici, malgré l’intérêt certain qu’elle représente.

notamment au travers d’un racisme ordinaire consistant à les considérer comme causes d’un certain nombre de maux85 – dont la diminution des ressources halieutiques par exemple, comme nous le verrons dans le cadre de nos entretiens autour du PNM –, mais également lors d’évènements plus extraordinaires, réveillant les vieilles rancœurs et renvoyant à cette question politique, une fois encore déterminante. Le cas des émeutes du 27 mars 2008 est, en cela, très révélateur. Parti d’une protestation contre l’État français86 (cf. Photo 3), le mouvement a presque immédiatement basculé vers des actes de violence xénophobe, dirigés contre les Métropolitains, auxquels ont répondu quelques jours plus tard des manifestations mahoraises dirigés contre les Comoriens. Ainsi, aux slogans des Comoriens tels que « À mort les Mzungus ! », « Les Mzungus dehors ! » accompagnant jets de pierre, agressions et autres dégradations, ont répondu les slogans des Mahorais: « Ne touchez pas à nos Mzungus ! Anjouanais rentrez chez vous ! Nous en avons marre ! » (cf.Photo 4).

Photo 3: Émeutes du 27 mars 2008 (source : Mayotte Hebdo n°374)

Photo 4: Manifestation du 30 mars 2008 (source : Mayotte Hebdo n°375)

Ce type d’événement donne à voir clairement la complexité avec laquelle s’imbriquent des enjeux à la fois internationaux, régionaux, locaux, politiques, socio-économiques, mais également culturels, comme on peut le voir sur la photo suivante, prise le 27 mars (cf. Photo 5).

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Un racisme ordinaire pouvant prendre des formes assez choquantes : on a pu voir ainsi, en 2005, des mères mahoraises empêcher des enfants anjouanais de pénétrer dans les écoles maternelles, suite à une manifestation organisée quelques jours auparavant par des immigrés comoriens sans papiers (Matso, 2005).

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Suite au débarquement armé organisé en mars 2008 par le gouvernement central comorien appuyé par l’Union Africaine et la France, pour déloger Mohamed Bacar d’Anjouan, ce dernier s’est réfugié à Mayotte, où il a demandé l’asile politique. La majeure partie des Anjouanais alors présents sur le sol mahorais ayant été directement ou indirectement victimes des violences de son régime, ces derniers ont donc – légitimement – exigé que Bacar soit livré aux Comores pour y être jugé, et qu’il ne bénéficie pas d’un asile politique qu’on leur a à eux-mêmes presque systématiquement refusé.

Photo 5: Revendication formulée par des Comoriens, lors des émeutes du 27 mars 2008 (source : Mayotte Hebdo n° 374)

Cette photo renvoie en effet à ce que nous disions plus haut sur le « risque culturel » que constitue aux yeux de certains la présence française à Mayotte, et à l’autre dimension du rapport entre Mahorais et Comoriens qu’elle engendre. Ainsi, paradoxalement, si « les Mahorais ont un discours globalement négatif sur ces migrants, en majorité anjouanais [], les relations quotidiennes sont bonnes, comme si, d’une certaine manière, l’arrivée de ces voisins si semblables réintroduisait à Mayotte un peu de la culture et de l’identité en voie de disparition » (Blanchy, 20021). Effectivement, nous avons pu l’entendre à plusieurs reprises à propos de la religion, dont certains Mahorais disent qu’elle est davantage respectée par les Comoriens, « meilleurs musulmans que les Mahorais ». Une opinion partagée par certains Comoriens déplorant notamment la consommation d’alcool banalisée et ostensible. Les nombreux liens familiaux unissant Mahorais et Comoriens renforcent en outre la complexité et l’ambiguïté de leurs rapports87.

Parallèlement à ces rapports intercommunautaires qui s’ancrent, on l’a vu, dans plusieurs siècles d’histoire, il est intéressant d’évoquer la composante générationnelle de cette société, fortement maquée par les bouleversements des dernières décennies.

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En témoignent ces paroles d’un Mahorais rencontré à Hamouro, quelques jours après les émeutes du 27 mars 2008 : « Moi les Anjouanais je les aime pas, il y a toujours des problèmes avec eux, faut les renvoyer là-bas…Bon, ma femme est Anjouanaise, elle je l’aime, c’est pas pareil ».

2.2.2. Le miroir générationnel

Les changements les plus radicaux en termes de modes de vie sont intervenus à Mayotte à partir des années 80, c’est-à-dire extrêmement récemment. Ils ont plusieurs conséquences.

Tout d’abord, une accentuation importante du classique fossé intergénérationnel. Au sein d’une même famille, se côtoient ainsi communément des personnes ayant vécu à peu de chose près comme vivaient leurs propres ancêtres (en termes d’activités vivrières, rituelles, d’organisation familiale, de modes de déplacement…) et des jeunes partant faire leurs études en Métropole, utilisant les télécommunications modernes, se détachant des activités vivrières, des traditions et des rites. C’est-à-dire, deux mondes complètement différents.

En outre, il est intéressant de constater qu’il n’est nul besoin d’avoir 80 ans pour être perçu ou se sentir appartenir à un monde révolu. Une femme de quarante ans nous rapportait ainsi les propos de son fils, l’interrogeant sur sa jeunesse :

Il me demande toujours "mais maman dans ton temps est-ce que ceci…", "maman dans ton temps est-ce qu’on faisait cela…"… Alors je luis réponds "mais tu sais, je vivais pas au temps des dinosaures hein !"

S’il est universel que les enfants perçoivent le monde dans lequel ils ne sont pas nés comme une véritable pré-histoire, il semblerait que cela soit renforcé à Mayotte par l’écart majeur existant entre les modes de vie actuels et ceux d’ « avant », un avant somme toute très récent. Ainsi cette femme a grandi par exemple dans un village sans électricité jusqu’à ses 28 ans (Chirongui), ce qui doit effectivement paraître de la science-fiction pour ses enfants habitués à la télévision et au réfrigérateur depuis qu’ils sont nés.

Cet autre extrait d’entretien est également frappant…

De toute façon c’est pas nous qui vont changer, nous c’est trop tard maintenant pour qu’on change d’état d’esprit, c’est les jeunes qui vont vraiment changer les choses par rapport à l’environnement…

… lorsque l’on sait que la personne qui prononce cette phrase est âgée de 22 ans.

À la vitesse de ces transformations s’ajoute en outre le credo de l’intégration française que nous avons évoqué plus haut et qui engendre à son tour deux effets. En premier lieu, il est à l’origine d’une certaine ambiguïté vis-à-vis des anciennes générations, qui n’est pas sans rappeler celle qui caractérise les rapports intercommunautaires. Ainsi, dans les discours que nous avons pu recueillir au cours d’entretiens ou de conversations informelles, ces anciennes

générations et leurs mœurs – aux yeux de certains – d’un autre temps (pêches traditionnelles, pratiques rituelles, croyances…) apparaissaient tantôt comme relevant d’un archaïsme difficilement assumable à l’heure de la départementalisation, tantôt comme les gardiens de cette culture jamais revendiquée, si peu valorisée et pour d’aucuns, tellement menacée. D’autant plus menacée que cette absence de revendication culturelle semble, en second lieu, influer sur la place de la transmission des pratiques traditionnelles. Vouées à disparaître pour certains, devant être transmises pour d’autres… la place de ces pratiques et notamment des pratiques liées à la mer et au littoral pour ce qui nous intéresse, est à déterminer dans le cadre d’un outil de gestion tel que le PNM.

La question de l’identité mahoraise, de ses enracinements historiques, politiques, socio-économiques et de ses traductions en termes de rapports intercommunautaires et intergénérationnels est aussi complexe88 qu’importante à aborder pour tenter de comprendre quelque peu cette société dans laquelle s’inscrit aujourd’hui l’outil PNM.