développement et de l’environnement, géographie urbaine, culturelle et politique
Carte 1. Localisation des terrains d’études : des capitales africaines
I.3.2. Sur le terrain : approche comparée et démarche inductive
Pourquoi comparer Dakar et Addis Abäba ? Cadre et objectifs
Nombre de chercheurs ont mis en évidence les difficultés que renferment les comparaisons (Chaléard, 2014)52. Concernant notre recherche, rappelons que c’est bien le
développement socio-‐spatial du processus de valorisation des déchets, dans deux capitales en quête de modernité qu’il s’agit de comparer, et non la structure ou l’organisation des activités informelles pour elles-‐mêmes.
Deux projets en cours à Dakar et à Addis Abäba rendent compte des modèles de développement diffusés par les institutions internationales (du type Banque Mondiale) dans les deux villes depuis les années 1980. Dans notre recherche il est question de projets de réorganisation de la filière des déchets urbains qui ne peuvent s’affranchir d’une réflexion sur la modélisation et sur l’uniformité des transferts de modèles du Nord vers le Sud : « face à l’apparente universalité d’un modèle dominant [ici, le mode de gestion adopté dans les pays du Nord], les différenciations locales des pratiques et des solutions observées invitent au plan méthodologique, à une approche comparative et multi-‐scalaire » (Le Bris, 1998, dans Dorier-‐Apprill & Jaglin, 2002). L’analyse issue des recherches d’Annick Osmont sur le modèle d’intervention sur la ville et sur les similitudes des projets de développement corrobore les propos précédents :
« Les experts de la Banque Mondiale se sont peu intéressés, jusqu’à une époque récente, aux pouvoirs publics autochtones, le plus souvent suspectés d’être incompétents, corrompus ou non démocrates, ou les trois à la fois. Cette ignorance délibérée a légitimé une similitude corrélative des projets urbains au même moment quel que soit le lieu de leur implantation » (Osmont, 1995 : 9).
Pour cette urbaniste, « l’Afrique offrait à plus d’un titre un lieu d’observation irremplaçable dans une perspective d’analyse des modèles de la Banque Mondiale et de leur réalité sur le terrain » (Osmont, 1995 : 10). Un des enjeux de ce projet de recherche repose sur la question de l’universalité des dynamiques et des modèles imposés dans des villes qui n’ont, a priori, rien en commun et propose une comparaison entre Dakar et Addis Abäba, afin d’aller au-‐delà d’un cas singulier et d’en dégager des spécificités locales, si elles existent.
Il s’est agi de partir d’une donnée préexistante (ou d’un objet), à l’instar de Philippe Gervais Lambony sur le fait citadin (Gervais Lambony, 2003), de Marie Morelle sur les enfants des rues (Morelle, 2004), d’Armelle Choplin sur les villes-‐capitales (Choplin, 2006), ou de Pauline Bosredon sur les centres anciens de villes moyennes (Bosredon, 2009) pour mieux comprendre les enjeux locaux de celle-‐ci à travers la comparaison. L’approche comparative proposée par Jérémie Cavé, cherche à déterminer « à qui appartiennent les déchets » à Vitoria (Brésil) et Coimbatore (Inde) pour une gestion efficiente de cette ressource. Dans notre cas, nous partirons du processus de valorisation et des projets qui présentent des similitudes en termes d’objectifs et de moyens d’action : la comparaison servira au repérage
de ce modèle, par l’identification de ses limites, des variantes et des invariantes locales53. Si
les études comparatives se sont démultipliées, en apportant leurs lots de modes d’emplois, de justifications et d’étonnements, chaque méthode comparative reste une expérience singulière :
« La comparaison ne porte pas sur les villes elles-‐mêmes mais sur les processus qui y prennent place. Ces processus sont construits, en partant du contexte propre à chaque ville, à partir de notions qui permettent des éclairages et perspectives similaires sur chaque cas, assurant la construction de « comparables » (Détienne, 2000) repris par Jacquot (Jacquot, 2007 : 12).
En faisant ressortir les processus de valorisation des déchets sur chaque terrain, cette méthode révèle l’adéquation ou l’inadéquation de projets globaux dans des contextes africains ô combien différents. Les projets similaires, l’internationalisation des principes de gestion des déchets et de gouvernance et les premières observations de terrain ont fait l’objet d’une attention particulière et ont été étudiés selon des méthodes d’enquêtes similaires à Dakar et à Addis Abäba.
Sur les terrains : alternance des séjours, pérégrinations rudologiques et démarche inductive
J’ai passé au total seize mois au Sénégal et en Éthiopie entre 200754 et 2012 soit six
mois passés dans la capitale sénégalaise (trois mois en 2007 et trois mois en 201155),
entrecoupés de deux terrains dans la capitale éthiopienne, quatre mois en 2008 puis six mois en 2009. Comme on peut le voir sur la figure 3, les terrains ont été dans les deux cas multiples et alternés. Un dernier séjour en Éthiopie dit « de vérification » effectué en novembre 2012 m’a permis de conclure ce travail. Tous les travaux sur le terrain se sont déroulés durant les périodes sèches (de janvier à avril). L’accès à certains quartiers et surtout aux sites de décharge en saison des pluies (de mai à septembre) n’était pas envisageable.
53 Nous pouvons faire ici référence à Sébastien Jacquot pour qui « la comparaison cherche à mettre en évidence à
la fois les invariants et les éléments de différenciation entre les politiques de transformation de ces trois villes » (Jacquot, 2007 : 7). Notre expérience invite à reformuler cette citation : la comparaison cherche aussi à mettre en évidence les invariants et les éléments de différenciations sont expliqués par les contextes additien et dakarois.
54 Premier terrain à l’occasion de mon Master 2 à Dakar.
55 Terrain de trois mois réalisé de janvier à avril 2011. J’ai opté pour un terrain plus court qu’à Addis Abäba puisqu’il
s’agissait de mon terrain de Master 2 : l’environnement et le rythme dakarois ne m’étaient pas inconnus, les contacts (après vérification sur internet) étaient toujours accessibles. Comment aborder un terrain déjà balisé ? L’idée concernant Dakar était de mesurer les évolutions (institutionnelles, décisionnelles et visibles) depuis 2007, afin de réaliser une comparaison dans le temps.
Figure 3. Graphique du temps passé sur le terrain : l’alternance
L’enrichissement apporté par l’alternance peut être résumé en deux points. Le premier correspond au cadrage du travail de terrain. Si la méthode empirique accorde une place importante au hasard et aux opportunités du terrain, il est difficile d’envisager une enquête qui ne serait assujettie à un protocole et à un mode opératoire préalablement établi à l’échelle de deux grandes agglomérations. Certains résultats obtenus à Dakar ont directement inspiré les enquêtes menées à Addis Abäba. Nous avons étudié les mêmes lieux dans les deux villes et nous avons tenté de répondre aux mêmes interrogations. Le second point est l’importance prise par des éléments et événements isolés qui, au regard de données du même type récoltées sur l’autre terrain, devenaient exceptionnelles, étonnantes, pertinentes (prix des objets, existence d’un acteur, découverte d’un lieu).
Les deux terrains, Addis Abäba et Dakar, sont étudiés à la lumière d’un univers, celui des ordures, qu’il faut commencer par découvrir, sentir, décrire, avec une objectivité qu’il faut travailler, acquérir. Mon genre et ma condition ne m’étaient d’aucune aide, contrairement à ce qu’évoque Armelle Choplin lorsqu’elle décrit ses expériences mauritaniennes et soudanaises dans l’introduction de sa thèse (Choplin, 2006 : 35). Travailler sur la valorisation des déchets c’est enquêter dans un contexte soit très masculin, soit de pauvreté extrême, généralement les deux. De plus, en dehors de la sphère familiale, il n’était pas aisé de tisser des relations avec les femmes. Mes amis et traducteurs étaient des hommes de mon âge, ils ont dû se prêter au jeu de mon acceptation, parfois délicat, tantôt färänj56 à
Addis Abäba, tantôt toubab57 à Dakar. Disposant d’un budget très limité pour la réalisation de
mes enquêtes, ce fut en comptant sur leur aide bénévole et sur leur patience, que j’ai pu obtenir des informations fiables et recoupées. Cette situation précaire impliquait de construire dans un temps très court une méthodologie efficace. Le temps de l’observation consistait à « s’habituer » à poser un regard sur des images parfois cruelles et à gagner la confiance des travailleurs, ce qui fut parfois difficile, que cela soit sur la décharge de Dakar,
56 [L’étranger] en amharique. 57 [Le Blanc ou l’étranger] en wolof.
Réalisation A.P., 2013
visitée maintes fois par les journalistes et autres chercheurs débarqués avant moi sur le site ou dans les bas-‐fonds du marché d’Addis Abäba où les « Blancs » ne vont pas.
Techniques d’enquêtes : l’empirisme et le qualitatif
La méthode qualitative, si elle m’était imposée par les moyens dont je disposais, s’est avérée être la mieux adaptée pour répondre à la problématique. Les études quantitatives permettent de caractériser les déchets et les quantités produites (cf. thèse de Diawara), mais ne renseignent pas sur les lieux de l’ordure. La méthode qualitative permettait de constituer une base solide à la réflexion tout en légitimant cette dernière, en produisant des données que les méthodes quantitatives ne peuvent pas obtenir. Nous pouvions ainsi aborder la question du rapport à la ville à travers les jeux d’acteurs, les perceptions et les pratiques de valorisation (et non en termes de flux de matières ou d’objets, comme s’y est employé Oumar Cissé).
Des observations réalisées pendant les premières enquêtes (2007 à Dakar et 2008 à Addis Abäba) ont émergé trois axes de recherches :
-‐ la localisation de territoires en lien avec les ordures.
-‐ les dynamiques qui les caractérisent à travers les jeux d’acteurs.
-‐ l’évolution de ces territoires (diminution, création) depuis le début des années 2000 et la question de leur intégration au sein d’un « système de valorisation informelle » (marges ou centre) en tenant compte de plusieurs facteurs explicatifs, notamment les mutations des politiques urbaines actuelles et les relations entretenues avec le processus de mondialisation. Nous avons ensuite interrogé des travailleurs des déchets et des acteurs de la gestion institutionnelle. Plusieurs techniques58, habituelles en sciences humaines et sociales (Abriel, 2011), ont été mobilisées, notamment les questionnaires, les entretiens et l’observation « participante ». Le schéma ci-‐dessous résume le cheminement des enquêtes et la diversité des cibles des entretiens et des questionnaires.
Figure 4. La progression des enquêtes sur le terrain
La méthode de l’observation participante a consisté à s’immiscer dans l’univers des ordures, que ce soit les pratiques des habitants ou les métiers liés à la gestion : il s’agissait à titre d’exemple d’assister à des réunions sur les décharges ou encore d’accompagner les éboueurs éthiopiens durant les trajets effectués entre la décharge et le centre-‐ville. Dans le même temps ces moments ont permis de découvrir une part du quotidien des additiens, une tranche de vie des travailleurs, et surtout de voir « leur » ville pour mieux la confronter aux entretiens réalisés auprès des décideurs et des acteurs institutionnels.
Grâce à ceux-‐ci, nous avons obtenu avec plus ou moins de facilité des discours qui témoignent d’une promotion de la ville sans précédent. Le but était de comparer les visions politiques des deux États en matière de gestion urbaine et de cerner, à partir de ces témoignages, l’image que doivent incarner les villes de Dakar et d’Addis Abäba au XXIème siècle. Il fallait enfin confronter ces entretiens avec la réalité du terrain et le quotidien des populations.
Les enquêtes auprès des récupérateurs sur la décharge, auprès des travailleurs de la valorisation et auprès des habitants cherchaient à montrer l’importance des acteurs et des flux sans pour autant prétendre dresser un tableau quantitatif et exhaustif de ce secteur. Il était difficile de s’entretenir avec les récupérateurs sur la décharge d’Addis Abäba, compte tenu de la barrière que représentent la langue et l’écriture amharique. J’ai donc opté pour la méthode des questionnaires avec un traducteur par souci d’objectivité et de fiabilité des données. Cette méthode fut à deux reprises utilisée dans cette optique. J’obtins des tendances sur les processus en cours (évolution de certains lieux) et des informations de localisation.
Réalisation A.P., 2013
Les 50 questionnaires réalisés sur les sites de décharge59 ont ouvert des pistes de
recherche, à la fois pour un travail sur l’ensemble de la ville et pour identifier des territoires spécifiques. Les premiers questionnaires furent réalisés à Addis Abäba à partir d’un échantillonnage de 50 personnes interrogées sur la décharge de Koshe Repi en 2009 pour ouvrir de nouvelles pistes, sur d’autres territoires que le site de décharge (figure 4). La même démarche fut employée à Dakar, en reprenant les données de l’IAGU60 et mes données de
Master 2 sur le terreau (30 questionnaires), complétés par 15 entretiens menés en 2011. Dans la mesure où les premiers résultats divergeaient entre Dakar et Addis Abäba, l’enquête s’est poursuivie en amont pour tenter d’expliquer ces différences. Trois méthodes furent alors employées :
Les entretiens auprès des marchands de rues, quralyo61 à Addis Abäba (5 personnes)
et pàkks62 ferraille à Dakar (8 pàkks) avaient pour objectif la compréhension de l’organisation
des filières et les localisations des lieux que nous qualifions de « centraux ».
Les entretiens auprès des fabricants, des revendeurs sur les marchés (Shint tära, Thiaroye, Colobane) ont rendu possible l’étude des filières, des prix, de la demande, afin de dégager une typologie des marchés et d’analyser les évolutions en cours. Sur les marchés, les observations et les entretiens conduirent à la réalisation d’une enquête ethnographique pour approcher les « territoires et les populations peu visibles » (Spire, 2011 : 30).
Les 100 questionnaires adressés aux ménages en périphérie et en marge de Dakar notamment dans les arrondissements de Pikine (Nietty Mbar, Thiaroye Kaw), de Thiaroye (Thiaroye sur mer et Thiaroye Azur), de Malika et de Keur Massar, visaient à examiner une corrélation entre le niveau de richesse et les pratiques de valorisation des déchets dans des quartiers précaires, présentés comme la concentration de tous les maux (Jacquier, 1996 : 165). La question du rapport espace public/espace privé fut abordée à partir de ces questionnaires. À Addis Abäba, je n’ai pas eu recours à des questionnaires mais j’ai réalisé des séjours de terrain au long cours qui me permettaient d’appréhender les pratiques quotidiennes des habitants dans un quartier populaire de la capitale. Nous reviendrons plus en détails sur ces enquêtes au cours du texte.
59 La décharge comme point de départ était pour moi une évidence, puisque dans l’enchevêtrement de flux,
d’acteurs qui composent les villes africaines, il m’apparaissait plus facile de remonter les pistes que de les suivre.
60 Institut Africain de Gestion Urbaine.
61 Crieurs de rue, commerçants itinérants spécialisés dans la revente des déchets issus de la récupération à Addis
Abäba.