VALORISATION MAL CONSIDÉRÉS ET MARGINALISÉS
3.3.2. Le secteur informel déconsidéré dans les représentations collectives des acteurs et des lieu
Des figures marginalisées
Dans l’inconscient collectif, ces images sont tenaces alors la figure du travailleur des déchets évolue, de même que le profil et la motivation. Longtemps considéré comme le travail des hommes marginaux -‐ à l’extrême on trouve celle, inventée, du dandy des décharges (Tournier, 1975) -‐ la figure du récupérateur des pays pauvres est également devenue jeune et féminine. Sur les montagnes d’ordures, les femmes et les enfants qui fouillent sont considérés comme les plus pauvres de la ville. Dans les pays du Nord, les femmes jouent de plus en plus un rôle moteur dans ces activités. Elles fouillent plus spontanément les poubelles des ménages que les hommes, comme en témoigne l’importance numérique des femmes au sein de la communauté biffin de Paris (Grimaldi & Chouatra, 2012). Cette analogie avec les biffins parisiens illustre également les enjeux autour de la visibilité de ces acteurs (Milliot, 2011 : 46).
Les motivations des récupérateurs et des revendeurs évoluent et sont diversifiées selon les individus. Les plus pauvres fouillent pour survivre, d’autres en ont fait leur métier à défaut de trouver mieux. Certains ont décidé de travailler dans les déchets parce qu’ils y ont vu un commerce lucratif et qui laisse entrevoir, notamment pour les jeunes, des perspectives d’ascension sociale, par exemple lorsque l’on passe de charretier à grossiste. Certains personnages croisés sur le terrain ont parfois suivi la tradition familiale qui consiste à être boudjoumen, ferrailleurs ou fabricants de terreau de père en fils. Enfin, de nombreux travailleurs des déchets, quel que soit leur positionnement dans l’ensemble de la filière de valorisation, ont été attirés malgré eux, par l’absence de réglementation. Cet aspect lacunaire renforce le sentiment de pauvreté et d’insécurité manifesté envers ces travailleurs.
Les déchets dans les langues vernaculaires au Sénégal et en Éthiopie
La dénomination des acteurs et des lieux associés aux déchets dans les langues vernaculaires traduit le regard que portent les Additiens et Dakarois sur ceux-‐ci. La considération des déchets évolue selon le milieu, comme Evelyne Deverin Kouanda l’explique à travers l’étude des tampuure [tas d’ordures] en pays Mossi : les tas d’ordures sacrés, « marques de fertilité » se désacralisent aux portes de la ville et changent de statut et de fonction (Deverin-‐Kouanda, 1993 : 126).
À Dakar et à Addis Abäba, les langues vernaculaires les plus parlées, respectivement le wolof et l’amharique, rendent compte de l’image négative véhiculée par les déchets, les lieux et les acteurs qui y sont associés. En ville, au Sénégal, la terminologie de la rudologie
diffère quelque peu de celle qui est employée à la campagne. En wolof, mbaalit est le terme général qui désigne les déchets, les rebuts, « ce qui ne sert plus ». La connotation négative n’apparaît pas. Or, le mot boudjou est utilisé plus fréquemment que mbaalit [déchet]. Dès que l’on évoque une situation précise ou exceptionnelle, ou encore pour évoquer un désagrément olfactif ou visuel, est préféré le mot boudjou, à partir duquel est formé boudjoumen. Ces [hommes qui fouillent] sont également considérés comme des marginaux et des bandits. Aujourd’hui, la terminologie sous-‐entend les deux idées, le sale et le voyou/le bandit. Les récupérateurs ou boudjoumen sont considérés comme des « gens non fréquentables » par les autres citadins dakarois et suscitent de la méfiance de la population.
En amharique, c’est le mot koshasha qui est le plus couramment employé pour désigner les déchets. Koshasha est empreint d’une connotation négative. Littéralement, les koshasha sont les déchets sales, qui traînent dans les rues. Le nom a servi à construire le mot Koshe Repi, qui signifie « lieu de l’ordure » et qui, lui aussi, suggère l’idée de sale et de dangereux. Ainsi, dans les deux villes, le radical du mot (Koshe ou boudjou) sert à désigner de manière négative, soit les acteurs, boudjoumen, soit le lieu, Koshe Repi238. Cette construction
participe à la généralisation de cette image, à tout ce qui a trait aux ordures, les acteurs, comme les lieux. À partir du nom (désignant l’objet) ou d’un verbe (l’action liée à cet objet) les langues désignent donc un univers, celui du rejet, auquel peut être associée la violence, la filouterie voire le banditisme. En français, « déchets », est construit à partir du verbe « déchoir » dont la racine est commune à différents termes : le déchet, la déchéance, etc.
Les travailleurs face à cette stigmatisation
Concrètement, comment ces perceptions influent-‐elles sur les vies quotidiennes des boudjoumen et les « koshemen » ? Comment se représentent-‐ils leur espace de travail et/ou de vie? Que pouvons-‐nous déduire de leurs pratiques territoriales et de leur sentiment à l’égard de cet espace et aux différents lieux qui en sont constitutifs ? Plusieurs témoignages de récupérateurs, notamment sur les décharges de Koshe Repi et de Mbeubeuss, révèlent leur sentiment d’appartenance à une marge sociale. Le sentiment d’appartenance est fort, le « nous » est souvent plus usité que le « je », même si le désir de s’en détacher l’est tout autant. La honte d’exercer ce métier est d’abord palpable sur chaque terrain.
La première action retenue est l’arrivée des boudjoumen à la décharge de Mbeubeuss. Dans le car rapide que j’emprunte moi-‐même pour me rendre à la décharge, je suis entourée de nombreux boudjoumen qui changent de vêtements en arrivant sur le site. En fin d’après-‐midi, ils quittent leurs haillons pour remettre pantalons et teeshirt « de ville ». « Nous ne voulons pas être catégorisés boudjoumen en dehors du territoire de la décharge » nous explique Abdoulaye Diop.
238 « No sooner than it had began the assessment, APAP came across the Repi community widely known by the
humiliating term the 'koshe' people (koshe is an Amharic word which literally means garbage and the people do not want to be called by it » site internet http://www.apapeth.org/Articles/Repi_paralegal_training.html, consulté le 31 juillet 2012. [Dès le commencement de l'évaluation, l’APAP a rencontré la communauté de Repi, largement connue sous un terme humiliant pour les personnes : « koshe ». koshe est un mot qui signifie littéralement en amharique : les ordures et les gens qui y sont associés. Ces derniers rejettent cette désignation] (traduction A.P.).
Sur la décharge d’Addis Abäba, une jeune femme nommée Genet Asemu, raconte qu’elle quitte Koshe Repi dans l’après-‐midi pour se laver avant le retour de sa fille, scolarisée à Ayertena : « le soir quand je rentre, je me lave et je me change, je ne veux pas que ma fille me voit comme cela. Elle est la 2ème de sa classe, elle ne sait pas que je travaille à Koshe, car à
l’école, ils détestent Koshe ». Un deuxième témoignage va dans ce sens ; un jeune homme (identité préservée) de 20 ans raconte l’obligation qu’il a de mentir « je suis saisonnier, je passe quelques mois ici puis je rentre au village pendant l’hivernage. Mais je n’ai jamais dit ce que je fais à Dakar, là-‐bas au village. Je ne dis pas que je travaille dans la récupération à la décharge ». Ces témoignages rendent compte du fait que ce n’est pas tant le métier qui n’est pas convenable mais le lieu. La décharge est un lieu particulièrement déconsidéré, en marge du fonctionnement urbain « normal ».
Enfin, au sein des citadins qui ne sont pas des travailleurs des déchets, ceux qui côtoient les lieux de l’ordure sont généralement désignés de façon arbitraire par les autres membres de la famille. Dans les quartiers pauvres de Dakar, ce sont les jeunes garçons qui sortent les poubelles : « Les garçons sont de plus en plus sollicités pour cette tâche pour des raisons de sécurité. C’est notamment le cas dans les ménages ne pouvant pas se payer les services d’une «domestique», et craignant d’envoyer une fille de la maison, aller se débarrasser des ordures dans des points de rejet, parfois mal fréquentés. » (Diawara, 209 : 91). À Addis Abäba, c’est la tsarategna239 qui négocie avec les quralyo et qui se rend sur le marché des déchets, jamais les autres membres de la famille.
Des territoires « malfamés » : la pauvreté et la marginalité
Les travaux de sociologie et d’anthropologie (Harpet & Lelin, 2001 ; Harpet, 2003) concernant les récupérateurs apportent un éclairage essentiel pour la compréhension des représentations sur les territoires, notamment si l’on partage l’idée que « la position d’un agent dans l’espace social s’exprime dans le lieu de l’espace physique où il est situé [celui dont on dit qu’il est ‘sans feu ni lieu’ ou ‘ sans domicile fixe’, n’a quasiment pas d’existence sociale] et par la position relative que ses localisations temporaires […] et surtout permanente […] occupent un rapport aux localisations des autres agents ». (Bourdieu, 1993 : 160-‐161).
À propos de la relation entre déchets et espaces, Jean Gouhier propose l’analogie suivante : « Espaces des déchets, espaces de pauvreté, espaces rejetés » (Gouhier, 1972). Il en ressort l’idée de marginalisation sociale et spatiale : le territoire est alors associé à un processus de mise à l’écart. La décharge est une marge géographique et sociale, quelle que soit la ville africaine considérée. « La marge aux portes de la ville » est la décharge municipale d’Antananarivo pour Marie Morelle (Morelle, 2007 : 87). À l’inverse, pour les récupérateurs, les grossistes et les habitants des alentours, Andralanitra, Koshe Repi ou Mbeubeuss sont des lieux attractifs.
239 L’équivalent de la femme de ménage et de la cuisinière. Elle apparaît lors de la cérémonie du café qu’elle
Photographies 22.a.b.c Les récupérateurs de la décharge de Koshe Repi (Éthiopie)
Il est très difficile d’évaluer l’âge des adultes, des hommes et des femmes qui sont associés avant tout à leur métier : vêtu(e)s de haillons et muni(e)s de crochets, le visage noirci par la poussière et la douleur, ces travailleurs constituent la figure universelle du plus pauvre, quelle que soit la finalité de leur travail, et qu’ils l’aient choisie ou non.
Cette synthèse témoigne du peu d’intérêt porté aux « travailleurs des déchets » dans les travaux scientifiques, quelle que soit la discipline. Les géographes n’ont pas abordé la question des « territoires informels de l’ordure » alors même que ceux-‐ci sont en tension permanente entre le visible et l’invisible, entre l’assimilation et le rejet, et au cœur des enjeux de pauvreté et de développement.
Conclusion
Quelle que soit la voie empruntée par les déchets et leur destination, mise en décharge ou abandon dans des espaces qui ne sont pas prévus à cet effet, leur place n’est pas définitive. Ils peuvent par exemple être déposés sauvagement puis valorisés.
Les habitants se chargent de la récupération et en partie de la valorisation des déchets laissés à tout-‐va dans les quartiers les moins soignés. Ils se repartissent l’activité avec les acteurs du secteur informel pour la transformation éventuelle et pour la revente. Ces derniers contribuent au développement de la valorisation et conservent encore aujourd’hui une mainmise indéniable sur cette forme de traitement, qui reste négligeable dans les modalités que comprend la gestion officielle.
© A . P ie rr at , 2 00 9-‐ c © A . P ie rr at , 2 00 9-‐ b © A. Pierrat, 2009-‐a
CONCLUSION DE LA 1
ÈREPARTIE
À Dakar comme à Addis Abäba, la croissance de la production d’ordures ménagères engendre des dysfonctionnements dans la gestion qui sont responsables de la formation de nombreux dépôts sauvages. Dans le même temps, la diversification et le changement de la nature des déchets sont plus propices qu’avant à leur valorisation. Il était important de souligner les enjeux dans lesquels apparaît ce processus pour rendre visibles les acteurs qui valorisent les déchets et sur lesquels celui-‐ci repose.
Dans ce contexte spécifique, nous avons observé que la récupération et la valorisation des déchets sont opérées par les acteurs du secteur informel et par les ménages, qui jouent un grand rôle. Le secteur informel qui reste prédominant, déploie sa capacité à résoudre un problème face auquel le secteur formel échoue. Bien que le traitement officiel reste la mise en décharge, le renfort le plus visible de l’informel concerne la phase du traitement des déchets. Les multiples formes de récupération et de valorisation inventées sont adaptées aux spécificités sociales, économiques et géographiques des espaces urbains de référence. L’étude de ces acteurs non institutionnels et des relations intenses qu’ils entretiennent entre eux, a dévoilé qu’il s’agit plutôt de « stratégies » déployées pour faire du commerce ou pour soigner leur cadre de vie que de « réponses » aux dysfonctionnements.
Après avoir traité du contexte et des acteurs incontournables de ce processus, comme préalable à son identification, nous nous demandons où celui-‐ci apparaît dans les deux capitales. Il faut interroger ensuite les lieux de la valorisation pour saisir sa dimension spatiale et pour voir si ces formes de mobilisation des ménages et du secteur informel mènent à des pratiques territorialisées voire à la construction de territoires.