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97 Gilles ALVAREZ, Compte-rendu « Regard », 2012, Archives du festival Némo, consultée à Arcadi

98 « Rapport d’activité BIAN Némo », Archives de la Biennale internationale des arts numériques Némo 2015, consulté à Arcadi

99 Mark TRIBE, Avant-propos de l'édition originale, in Lev Manovich, op.cit., p. 23 100Tristan GARCIA, op.cit. p. 23

La résistance à la définition de Némo en tant que manifestation rejoint les difficultés soulevées par la théorisation du cinéma expérimental et des arts dits numériques. Les auteurs qui ont abordé ces objets esthétiques contemporains utilisant les nouvelles technologies témoignent de leur délicate théorisation : « je trouve toutes ces questions difficiles »102 admet Lev Manovich.

La définition des œuvres et projets diffusés à Némo reste en suspend. Dès le premier numéro de la revue Némo publiée par Thécif (1996), Gilles Alvarez pose sans détour la question épineuse de la définition de la nature des films soutenus : « Les trois films dont il est question dans ce dossier [sélectionnés pour être projetés à Cannes] donnent la mesure de ce que peut être ce fameux cinéma indépendant, séduisant dans ses termes mais difficile à définir. »103. Loin d’être résolue, la même

interrogation surgit cinq ans plus tard : « Finalement, cette manifestation propose une offre multiple qui questionne les limites du genre : Mais le cinéma indépendant, c'est quoi exactement ? »104.

La nature des « nouvelles images » et les « arts numériques » est l’objet de la même interrogation. Nicolas Schmerkin, directeur, rédacteur en chef de la revue Repérages – partenaire historique de Némo et coprogrammateur d’une partie des programmes cinématographiques du festival depuis 2000 – exprime le décalage existant entre une pratique artistique reconnue, mélangeant prises de vue réelle et infographie, et une théorisation quasiment absente. Très peu d’auteurs ont en effet défini les « nouvelles images » pendant la brève période où elles désignaient une des branches de la création audiovisuelle expérimentale. Pour Nicolas Schmerkin, le terme de « nouvelles images » est déjà « démodé et vaporeux » en 2006, seulement six ans après la date où il fait remonter son apparition. Il porte en son sein l’échec de définition car il est utilisé pour « désigner ce qui n’a pas encore de nom, puisque c’est « nouveau »... Parce que c’est quoi au fond une nouvelle image ? A partir de quand n’est-elle plus neuve ? Qu’est-ce qui la fait vieillir ? »105.

Christiane Paul fait la même remarque à l’égard des arts « nouveaux médias » : « Les technologies ont tendance à se développer plus vite que les discours les concernant. Les termes permettant de décrire, tant du point de vue social qu'économique ou esthétique, cet art dont le numérique est le médium sont encore en cours d'élaboration. ». Manuela de Barros constate également que « les nouvelles technologies » ou « nouveaux médias » ont aujourd’hui une trentaine

102Lev MANOVICH, op.cit., p. 309

103Gilles ALVAREZ, Éditorial, Némo, No. 0, 1996, p. 3 104Gilles ALVAREZ, Éditorial, PN, No.3, 2001, p. 3

d’années et ne présente donc plus le caractère de nouveauté qui avait servi à les qualifier106. Les

limites d’une telle qualification par le critère commode de « nouveauté » sont patentes quand elles s’inscrivent dans la durée.

Ces interrogations ne sont pas isolées mais révèlent le caractère problématique d’un art « numérique » désigné selon les époques et les auteurs « arts nouveaux médias » (new media art), « art informatique », « art à l'ordinateur », « art multimédia », « art interactif », arts néomédiatiques... et cela parfois de manière interchangeable.

« The term new media has been used throughout the twentieth century for media that were emerging at any given time. Predominantly referred to as computer art, then multimedia art and cyberarts, art forms using digital technologies became new media at the end of the twentieth century, co-opting the term that, at the time, was used mostly for film / video, sound art, and various hybrid forms. New media art is now generally understood as computable art that is created, stored, and distributed via digital technologies and uses these technologies’ features as a medium. »107

Alors que l’appellation d’« art numérique » - la plus commune aujourd’hui – semblait pertinente dans le dernier tiers du XXe siècle artistes et théoriciens l’exploraient ce nouveau

médium, elle ne fait plus l’unanimité aujourd’hui108. Avec Gregory Chatonsky109, remarquons que

l'obsession de la « spécificité » du médium numérique rappelle le formalisme greenbergien pour lequel chaque art ne devait faire usage que des moyens qui lui sont supposés propres. Décriée depuis longtemps par de nombreux artistes et auteurs en esthétique, cette approche ne serait plus pertinente dans une société postmoderne, caractérisée par une diversité culturelle et artistique (Arthur Danto et Nelson Goodman)110. Herman Kolgen, un des artistes les plus régulièrement

invités111 dans les festivals consacrés aux « arts numériques » partage cet avis : « C’est une catégorie que je comprenais dans les années 2000 mais maintenant... il ne devrait pas y avoir de différence. […] C'est sûr que dans les années 1990, et même au début des années 2000, on était fasciné par la force de l'ordinateur mais là on est passé outre, c'est devenu un outil et pas une finalité. On revient à des choses où tout est mélangé, avec des objets... c'est pour ça que le terme

106Entretien avec Manuela DE BARROS

107Christiane PAUL, « New media and the mainstream », Artnodes. New Media, Art-Science and Contemporary Art:

Towards a Hybrid Discourse?, No. 11, 2011, URL : http://artnodes.uoc.edu

108Pour Cédric Huchet, le terme est « galvaudé ». Entretien avec Cédric HUCHET

109Gregory CHATONSKY, « La solitude des machines », ArtPress 2. Le numérique. Anthologie et perspectives, Trimestriel, No.39, Nov./ Déc. 2015 / Jan. 2016, p. 172

110Marc JIMENEZ, La querelle de l’art contemporain, Paris, Folios essais, p. 234 111Voir Annexe 5 – Artistes régulièrement invités à Némo

d'art numérique n'est plus très pertinent. »112.

Considérant la variété des approches et des formes empruntées par l'art numérique, il est couramment admis que la terminologie adoptée, quelle qu’elle soit, relève davantage d’'une convention terminologique commode que d'une pratique artistique autonome. De la même manière, l’adjectif « postdigital » qui caractérise les pratiques artistiques qui utilisent le numérique pour interroger non pas le médium mais les usages et pratiques sociales de ce processus est, selon Manuela De Barros comme pour d’autres experts, une catégorie artificielle113. En effet, ces

définitions ne peuvent recouper la « nébuleuse » des pratiques artistiques incluant les technologies numériques. Certains comme Cédric Huchet apprécient justement le flou qui entoure la définition de ces pratiques. Il dit ne pas aimer cataloguer les choses et préférer « ne pas savoir de quoi on parle ». Une telle attitude permettrait de rester attentif aux ponts jetés entre les disciplines, de reconnaître le caractère polysémique des œuvres d'art et de reconnaître la pluralité des interprétations114.

Devant la difficulté, l’impasse peut-être, de cette entreprise terminologique – d’ailleurs plus prégnante en France qu’Outre-Atlantique115 le concept d’informe tel que défini par Georges Bataille

en 1929 nous semble être d’un grand secours. Contrairement à ce que l’on pourrait attendre d’un dictionnaire, celui que Bataille propose la revue Documents ne définit pas les termes qu’il contient.

« Informe : Un dictionnaire commencerait à partir du moment où il ne donnerait plus le sens mais les besognes des mots. Ainsi informe n’est pas seulement un adjectif ayant tel sens mais un terme servant à déclasser, exigeant généralement que chaque chose ait sa forme. Ce qu'il désigne n'a ses droits dans aucun sens et se fait écraser partout comme une araignée ou un ver de terre. Il faudrait en effet, pour que les hommes académiques soient contents, que l'univers prenne forme. La philosophie entière n'a pas d'autre but : il s'agit de donner un redingote à ce qui est, une redingote mathématique. Par contre affirmer que l'univers ne ressemble à rien et n'est qu'informe revient à dire que l'univers est quelque chose comme une araignée ou un crachat. »116

Georges Bataille refuse donc de définir l’informe, qui n’est pas un motif stable pouvant servir de quelconque repère, mais une opération, un processus de déclassement. Or, le numérique est un processus aujourd’hui hégémonique qui interroge les limites de l’ensemble des activités qu’il

112 Entretien avec Herman KOLGEN 113Entretien avec Manuela DE BARROS 114Entretien avec Cédric HUCHET 115Entretien avec Gregory CHATONSKY

recouvre. Les « nouvelles images », les arts « multimédia » et « numériques » seraient, plus que des techniques, une manière de penser l’hétérogène. Comme l’hypertexte et l’hypermédia offrent sur la toile un enrichissement du sens par l’addition d’informations textuelles, audiovisuelles, etc., ces pratiques artistiques hybrides font coexister des matériaux, des disciplines, des sens et des sensations différentes. Yves-Alain Bois, commissaire avec Rosalind Krauss de l’exposition

L’Informe : mode d’emploi présentée au Centre Georges Pompidou (1996) précise dans

communiqué de presse de la manifestation : « l'informe est une opération qui consiste à déclasser, au double sens de rabaisser et de mettre du désordre dans toute taxinomie, afin d'annuler les oppositions sur quoi se fonde la pensée logique et catégorielle (forme et contenu, mais aussi forme et matière, intérieur et extérieur, etc.) »117.

Némo présente des œuvres jouant de la porosité entre les arts et repoussant les limites de la catégorisation. En ce sens il est conçu comme un « espace de liberté en dehors des cloisonnements esthétiques habituels »118. Intégrant des œuvres toujours plus variées et des catégories toujours plus

vastes, la définition du genre des projets intégrés à la programmation est de moins en moins précise. Ainsi, le cinéma expérimental, après avoir désigné le cinéma indépendant d’auteur englobe ensuite les « nouvelles images », intégrées plus tard dans les images « tout court »119. Les arts multimédia

sont, de la même manière, fondus dans les arts numériques et les arts numériques dans les arts contemporains.

Dès 2013 avec la première grande exposition thématique Trouble Makers : Sensation Versus

Digital, la position de Némo est affirmée : « l’art numérique est une discipline à part entière de l’art

contemporain et l’écriture numérique irrigue le spectacle vivant. ». De la même manière Julien Taïb – conseiller multimédia jusqu’en 2015 – affirme que « l'art numérique fait partie des sensibilités de

cette création à l'ère du numérique, mais elle n'en n'est qu'une composante. Et cette distinction est essentielle pour pouvoir parler la même langue. »120. L’introduction des catégories « spectacles

vivants pluridisciplinaires » et « arts contemporains numériques » en 2015 préfigurent peut-être une nouvelle biennale Némo où l’adjectif numérique ne serait plus accolé à celui de contemporain121.

117Yves-Alain BOIS, « La valeur d'usage d'informe », Communiqué de presse de l’exposition L’Informe : mode

d’emploi, MNAM, CGP, Paris, 1996, p. 2. URL : https://www.centrepompidou.fr/cpv/resource/czAoezb/rborBL, consulté le 25/03/16

118Entretien avec Julien TAÏB 119Entretien avec Gilles ALVAREZ 120Entretien avec Julien TAÏB 121 Ibid.

Les dernières évolutions de Némo traduisent une tendance forte dans le domaine de la création contemporaine cherchant à définir la place du numérique. En effet, le développement sans précédent des technologies numériques et leur diffusion massive à tous les niveaux de nos sociétés occidentales ont pour conséquence l’intervention des « nouvelles technologies » à un moment où un autre dans la vie de l'œuvre d'art, qu'elles soient considérées « numériques » ou non. Dès lors, toutes les pratiques artistiques, quelque soit le médium privilégié, entrent dans le vase champ d'un art contemporain « à l'ère du numérique ». L’article de Patrice Maniglier publié dans le deuxième hors-série de la revue ArtPress2 est particulièrement édifiant à ce propos :

« Tant que l'on conçoit celui-ci comme une technologie particulière, une branche de l'industrie, un secteur particulier du monde, on ne comprend pas de dont il est question […]. Le numérique n'est pas une région particulière de la réalité : c'est l'horizon dans lequel toute la réalité peut être réinterprétée. Ce n'est pas une sous-partie de l'étant, mais une proposition d'être. […] Ce que veut dire « être » varie – et « numérique » est le nom d'une de ces variations […] Il serait donc faux de croire que, parmi les choses de ce monde, il y en a certaines qui sont « numériques », à côté d'autres qui seraient « physiques », « biologiques » ou « économiques ». Rien n'est en soi numérique, mais tout peut le devenir – ou, du moins, il est impossible de dire a priori que quelque chose ne peut pas le devenir. […] La bonne question ici n'est pas de savoir ce qui peut ou non devenir numérique, mais plutôt ce qui arrive à ce qui se passe dans le numérique. […] Convenons d'appeler art numérique non pas un art qui fait appel à telle ou telle technologie, mais un art qui explore cette transition ontologique. […] Une œuvre d'art numérique est toujours une version proposée, à prendre ou à laisser, une invitation à devenir telle ou telle possibilité de soi, le prolongement d'une ligne d'être qui commence en-deçà de l'œuvre numérique comme telle. […] Il faut imaginer le monde numérique comme Deleuze suggérait d'imaginer un Marx philosophiquement glabre ou un Hegel philosophiquement barbu : faire varier un paramètre pour mieux comprendre l'identité de la chose. »122

Considérant qu’il s’agit d’une des formes de l’art à l’ère du numérique, les arts appelés « numériques » entrent désormais dans le champ de l’« art contemporain » comme pourrait l’être les installations, peintures et sculptures. Taire la spécificité du médium numérique fait sortir ces pratiques du « ghetto » dans lesquelles elles avaient été confinées dès leur origine. Nicole Brunez employait le même terme dans sa publication destinée à « décloisonner le cinéma expérimental, le sortir du ghetto dans lequel il est tenu enfermé, faire advenir une véritable pensée critique »123. Avec

son directeur, nous pensons que Némo et les autres festivals spécialisés ont toute leur place dans ce débat. Par les positionnements adoptés, ces manifestations peuvent être considérées comme de

122Patrice MANIGLIER, ArtPress 2. Le numérique. Anthologie et perspectives, Trimestriel, No.39, Nov./ Déc. 2015 / Jan. 2016, p. 179

véritables indices de la manière dont une époque pense la création artistique. De cette manière, l'exposition de la biennale Némo 2015, Prosopopées, est conçue comme une « vision » et un « manifeste » : « La technologie finalement, n'est pas le sujet, c'est plutôt comment on va vers des

hybridations sans cesse plus complexes. Et une manifestation comme la nôtre pose des questions en terme de positionnement. »124.

Némo est donc une manifestation vivante, insaisissable et paradoxale, à l’image des projets hybrides qu’il défend. D’autres festivals et biennales consacrées à la création contemporaine à spécificité numérique présentent une malléabilité semblable. Mutek à Montréal a pris beaucoup d’ampleur depuis sa création en 1998 : « chaque année ça bouge, les salles changent. Il y a de plus grosses subventions [...] »125. Le festival Electroni[k], aujourd’hui Maintenant a non seulement été

rebaptisé mais a considérablement développé son réseau de lieux partenaires. Toutefois, la tentation de repousser toujours plus loin les limites temporelles et spatiales pourrait être dangereuse pour la cohérence du projet artistique et la fidélisation des publics. A refuser catégoriquement de se laisser enfermer dans une forme stable, Némo risque d’apparaître trouble pour un observateur extérieur qui, désorienté, pourrait s’en détourner.