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A côté des critères subjectifs, des critères objectifs permettent de définir un festival. Ces derniers recoupent la valeur de célébration publique du festival « un quasi pèlerinage réunissant tous les passionnés […], amateurs ou professionnels, dans une communion d'esprits » pour « la célébration d'un art qui induit une programmation de choix pour le directeur artistique et une prestation de qualité pour des artistes »272. Pour Luc Bénito un festival est ainsi « une forme de fête

unique, une célébration publique d'un genre artistique dans un espace-temps réduit »273. Les soirées

de performances de Némo sont justement présentés comme des réjouissances ambiguës, entre rire, fascination et terreur274. Le Dj-set audiovisuel d'Apparat et du collectif Transforma programmé en

2008 (Apparat et le collectif Transforma) introduit pour la première fois un « Dancefloor »275 à la

soirée d'ouverture du festival. Quelques jours plus tard, la performance d'Adriaan Lokman et Jeroen Verheij intitulée Barcode Live donnaient au spectateur l'occasion « de danser, de s'amuser en étant gentiment terrorisés »276. Contrairement au musée traditionnel, le festival n'est pas le lieu des

retrouvailles avec le connu ni celui de la découverte d'un sujet étudié et expliqué par des historiens de l'art mais celui d'une rencontre avec l'insaisissable. A la manière de la recherche du non-savoir de Georges Bataille, vécue comme une fête et où les explorations des protagonistes de Madame

Edwarda et Ma Mère ont pour cadre les sorties, les déguisements, l'alcool, l'expérience festivalière

ludique et festive offrirait donc un cadre où expérimenter collectivement certaines limites.

270Georges Bataille, L'Expérience intérieure, V, p. 141-142

271Agathe SIMON, « Georges Bataille, le plaisir et l'impossible », Revue d'histoire littéraire de la France 2003/1 (Vol.

103), p. 182

272Luc BENITO, op.cit., p. 8 273Ibid., p.

274PN, No. 11, 2009, p. 3 275PN, No. 10, 2008, p. 19 276PN, No. 10, 2008, p. 21

Némo peut-il être un véritable « rendez-vous »277 pour tous les curieux, les professionnels,

les amateurs et les non amateurs de la création audiovisuelle contemporaine ? L’objectif d’offrir « un art de qualité pour les masses » est-il possible quand les études révèlent l'incompréhension générale du grand public face à l'art contemporain ? Marc Jimenez rappelle la désorientation occasionnée par les formes novatrices de l'art contemporain pour les personnes ne détenant pas les éléments permettant de les décoder. La difficulté est encore plus grande quand la médiation autour des œuvres est rare, ce qui est le cas à Némo. Les professionnels de la culture, les amateurs de spectacle vivant, d'art contemporain numérique et de musique électronique, les habitués lieux de diffusion partenaires, les « jeunes branchouilles »278 et les « enfants bobo »279 qui ne sont

théoriquement pas le cœur de cible de la manifestation composeraient finalement le public restreint pouvant se sentir concerné par ce type d'expérience.

Il n'y aurait pas de « communauté Némo » mais des individus qui, partageant un intérêt commun pour les œuvres audiovisuelles expérimentales, se regroupent périodiquement au cours d'une manifestation. Il est possible d'y voir une proximité avec la communauté négative de Georges Bataille, reposant sur l'impossibilité de sa propre immanence. Contrairement à une communauté positive hégélienne – considérée comme irréalisable – où les individus fusionnent après avoir souscrit à une idée ou un idéal commun, la communauté négative assume l'impossibilité de l'être communautaire comme sujet (étymologiquement celui qui est soumis la loi) de la communauté. Cette expérience de l'impossibilité fonde paradoxalement la seule communauté possible, celle de « ceux qui n'ont pas de communauté »280. De la même manière, Gilles Alvarez affirmait que Némo «

accueille tous les chiens perdus sans collier comme Franck [Vigroux] ». Il en fait un des artistes associés de la première Biennale, confirmant le goût du public et d'autres institutions pour ces œuvres présentées comme « radicales ».

La communauté de Némo – réalisée par l'auto-exclusion de ses membres, qui n'en font partie qu'au moment où ils en font l'expérience – est fondamentalement antinomique (de anti « contre » et

nomos « chose établie », « loi », « coutume » ou « usage », issu du mot primaire nemo signifiant

« partager la nourriture du bétail », « pâturages »). Contrairement à la société – regroupement d'individus soumis à des normes sociales – la communauté bataillienne est la communauté des

277Némo est appelé « rendez –vous multimédia d’Arcadi » de 2006 à 2008

278Propos recueillis en entretien auprès d'un professionnel de la culture (anonyme)

279Propos recueillis en entretien auprès d'un professionnel de la culture (anonyme)

amants, communauté des artistes ou communauté des amis. Contrairement à la première forme de rassemblement, réglée et nécessaire, la seconde est une relation intime, contingente et improductive, c'est-à-dire souveraine. Anarchique et rebelle, elle menace l'ordre établi :

« La communauté des amants […] a pour fin essentielle la destruction de la société. Là où se forme une communauté épisodique entre deux êtres qui sont faits ou qui ne sont pas faits l’un pour l’autre, se constitue une machine de guerre ou pour mieux dire une possibilité de désastre qui porte en elle, fut-ce à dose infinitésimale, la menace de l’annihilation universelle. »281

Elle est aussi appelée communauté des artistes car l'art révèle la communication à l’œuvre dans la communauté. Cette dernière est chez Bataille un des aspects de la souveraineté et la consommation qui en résulte est l'art : « faire œuvre littéraire est tourner le dos à la servilité, comme à toute diminution concevable, c’est parler le langage souverain qui, venant de la part souverain de l’homme s’adresse à l’humanité souveraine. »282. L’œuvre littéraire dont il est question ici était

comprise de manière très large comme œuvre d'art.

Mais malgré les efforts du service de communication d'Arcadi, quelque chose résiste au développement de la communauté de Némo puisque, après vingt ans d'existence, la manifestation reste encore largement méconnue en dehors du milieu des arts numériques. Une première raison se trouverait au niveau de la reconnaissance d'une difficile intégration de l'art des nouveaux médias ans le courant dominant de l'art contemporain. Avec Pau Waelder, nous supposons que cela relèverait d'un habitus : « La notion d'habitus suggère que l'art contemporain mainstream n'est pas réceptif à ce qui n'a pas été généré à l'intérieur de ses frontières ou qui ne relèverait pas de ses propres valeurs symboliques [...] ». L'information concernant les événements « art numérique » circulerait sur des canaux parfois distincts de ceux de l'art contemporain et ne toucherait pas les mêmes publics. Par ailleurs, le fait que l'agence régionale qui le produit ne soit pas connue du grand public parce que ses autres services s'adressent surtout aux professionnels est un élément de réponse. Le changement incessant de format et de lieux ainsi que la difficulté de saisir le propos parfois fragmenté de la manifestation en est un autre. Mais la principale raison ne résiderait-elle pas dans le contenu même de la manifestation et dans les dispositifs de médiation adoptés ?

281Maurice BLANCHOT, La communauté inavouable, p. 80 cité par Behrang POURHOSSEINI In La communauté

chez Georges Bataille, Jean- Luc Nancy, et Maurice Blanchot : du politique à l’art, mémoire de maîtrise, Université

Charles de Prague, Département de philosophie, 2014, p. 63

La recherche de l’informe serait contraire à une des tendances naturelles de l’être humain consistant à chercher l’apaisement dans les formes belles et harmonieuses. Rares sont les individus qui cherchent l'angoisse et le désordre dans une exposition alors que cela est plus fréquent dans la littérature ou au cinéma. La tendance générale serait plutôt de se tourner vers des formes d’art plus classiques dont les formes connues rassurent. Le développement de la recherche en médiation culturelle et des services des publics spécialisés découlent du constat que les visiteurs ont besoin d'aide pour comprendre les œuvres. Mais contrairement à ce que l’on attend habituellement d’une manifestation artistique publique, le spectateur ou visiteur de Némo est peu aidé dans sa lecture des œuvres grâce aux dispositifs de médiation. Les textes du festival et de la Biennale posent plus questions qu'ils n'offrent de réponses. Dans la logique démocratique, bricoleuse (Do it Yourself ou

DIY) propre à la cyberculture, il pourrait ainsi s’approprier les œuvres présentées sans subir un

discours extérieur surplombant. A l’ère de la singularité, l’individu autonome ne peut se fier qu’à lui-même pour trouver (ou pas) les conclusions qui s’imposent dans une situation donnée, en fonction de sa propre personnalité et de son vécu. Il lui est donné l’opportunité de découvrir par lui- même d’autres facettes du monde, de faire ses propres expérimentations. L’ « expérimental pour les masses » qui pourrait être la devise de Némo devrait, selon Gilles Alvarez, aussi être la description du service public de la culture à l’heure où il ne semble pas toujours répondre à ses objectifs historiques. Avec l’idée que « n’importe qui peut aimer n’importe quoi » dans de bonnes conditions, l’effort qui doit être fait vers le public doit s’accompagner d’une proposition artistique pointue. La communauté impossible de Némo rassemblerait les esprits curieux, les amateurs, les bricoleurs et les explorateurs des pratiques artistiques audiovisuelles. Elle se réunirait comme à une fête pour approcher ensemble ce qui résiste à la bonne forme et par là à la compréhension.