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Plongé dans une nuit artificielle, la salle de cinéma puis la « boîte noire » d'exposition ou la salle de performances et de concert, le spectateur de Némo perd ses repères temporels. Comme dans le travail du rêve, la limite entre fiction et réalité est brouillée. Le personnage principal de Nemo in

Slumberland créé par Winsor McCay est un enfant qui rêve des mondes fantastiques et « se réveille

en sueur, étonné de sa nuit passé à faire du cinéma. »317. Ceci trouve un écho avec la théorie

d'inspiration psychanalytique du dispositif. Retenant de la théorie freudienne le terme de dispositif pour rendre compte de l’organisation mentale de la subjectivité, elle étudie l'état du spectateur au cours de la projection d'un film et décrit le cinéma comme un appareil psychique de l'ordre du rêve : « La projection cinématographique rappellerait le rêve, elle serait comme une sorte de rêve, presqu'un rêve, similitude que le rêveur exprime souvent quand, sur le point de raconter son rêve, il éprouve le besoin de dire : « C'était comme au cinéma... ». Jean-Louis Baudry rappelle la fonction du rêve, un « projecteur du sommeil et accomplissement du désir »318. Il propose de considérer le

dispositif d'ensemble contenant le sujet et non seulement le contenu du film : « Le dispositif

317Thierry PARIENTE et Gilles ALVAREZ, Némo, No. 0, p. 3

318« Le dispositif : approches métaphysiques de l'impression de réalité », in Communications, 23, 1975, Psychanalyse et cinéma, p. 64. URL : http://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1975_num_23_1_1348

cinématographique reproduit le dispositif de l'appareil psychique durant le sommeil : coupure du monde extérieur, inhibition de la motricité; dans le sommeil, ces conditions entraînant un surinvestissement des représentations qui pourront de la sorte envahir sous forme d'excitations sensorielles le système perceptif; au cinéma, les images perçues (sans doute renforcées par les données de l'appareil psychique) vont se trouver surinvesties et donc obtenir un statut qui sera celui- même des images sensorielles du rêve. »319 Toutefois, à la différence du rêveur, le spectateur de

cinéma (ou ciné-sujet) est plongé dans un état artificiel, de sorte qu'il y a « entre le cinéma et ces états le même écart qu'entre une chose réel et son simulacre. »320 De cette manière, le cinéma

installe une torpeur propice à la rêverie et à la libération de l'inconscient.

Considérant aussi le cinéma expérimental comme dispositif psychique, Nicole Brenez affirme qu'il se confronte à ce que la société refoule habituellement : « Faire l'image de ce qu'on ne veut pas voir, donner une image à ce qui n'en n'a pas, plus profondément encore qu'à la transgression ou à la subversion, le cinéma expérimental se confronte à l'inadmissible, que celui-ci soit politique, existentiel, idéologique ou sexuel […]. »321 En matérialisant des fantasmes du

cinéaste ou du spectateur et en laissant advenir d'autres possibles, il lève des résistances, comprises comme « toutes les forces d'opposition du sujet aux efforts faits pour mettre à jour les complexes ou sentiments refoulés »322. De même, Umberto Eco rapprochait l'activité du rêve et celle de

l'ordinateur. « A mon avis, il existe une activité onirique de l'ordinateur, si l'on entend par activité onirique humaine la réélaboration de fragments d'expériences antérieure, suivant des séquences illogiques. »323. L'ordinateur est considéré comme un objet anthropomorphique parce que la

programmation repose sur des hypothèses de notre propre mode de pensée. Comme le cinéma, il révèle une partie de notre configuration psychique. C'est ainsi que Richard Conte se demande si « en terme de représentation, l'ordre numérique ne véhicule pas « le retour du refoulé »324.

Par ailleurs, une parenté entre la salle de cinéma et la Black box ou « boîte noire » qui, dans un espace d'exposition désigne le dispositif de présentation des films, installations comprenant de la vidéo ou autres mécanismes lumineux comme des écrans. Le désir de présenter ce type d'artefacts s'accompagne pour Némo d'un changement de lieu. Après avoir organisé ses premières expositions

319Ibid., p. 71 320Ibid. p. 72

321Nicole BRENEZ, op.cit., p. 17 322Trésor de la Langue française

323Umberto ECO, « Entretien avec Umberto ECO », « Freud et l’ordinateur », (traduction Anna Orofiamma), Art Press

2, op.cit., p. 52

au Forum des Images, au Cube, à la Bellevilloise, à l'Espace Pierre Cardin, etc., la manifestation s'installe au Centquatre. Les studios du rez-de-chaussée de l'établissement forment autant d'écrins pour les installations audiovisuelles qui y sont présentées en 2013 et 2015. Un spectateur de la première, Trouble Makers, témoigne « C'est un jeu formidable entre lumière et matière. L'expo est montée sur six ateliers. […] Les pièces sont noires, les jeux de lumière sont nos seuls repères. »325

Ces espaces sont réinvestis pour la première Biennale. Lors d'une visite en décembre, nous avons pu constater qu'en entrant dans le studio dédié à Timée 326de Guillaume Marmin, le visiteur était plongé

dans le noir et ne pouvait ni deviner les limites de la salle ni éviter de bousculer les autres spectateurs. Si le visiteur n'est pas immobilisé, la pénombre qui l'enveloppe l'oblige à se déplacer prudemment. La grande majorité les performances se déroule dans une grande obscurité327. La

majorité des œuvres utilisant les technologies d'information et de communication requièrent cette situation de monstration afin de libérer tout leur potentiel. Dans l'espace continu des « Écuries » au sous-sol le visiteur se déplaçait dans un Appartement fou, inspiré de La Théière de Théophile Gautier et de l'univers de science-fiction de Philip K. Dick, comme dans un décor de film fantastique qui n'était pas sans rappeler une maison hantée. Si la nuit serait le temps de la fiction quand le jour serait celui de la réalité, une telle scénarisation instaure un entre-deux propice à l'imagination. Les commissaires créent ainsi « un monde chimérique pour lever le voile sur la réalité sordide de ce monde-ci »328. Le contraste permet de révéler ce que l'habitude ou l'indifférence

ignore au quotidien. D'autres expositions de festivals comme Automata à la Biennale internationale des arts numériques Elektra à l'Arsenal (Montréal) en 2016 adoptait au contraire le lumineux « White Cube » propre à l'art contemporain.

Les films et vidéos présentés à Némo avant 2010 ont régulièrement pour cadre la nuit. Une étude des titres de notre corpus fait apparaître une place importante occupé par le champ lexical de la nuit, du sommeil et du rêve. Parmi de nombreux exemples, citons Une nuit sur le mont chauve de Claire Parker et Alexandre Alexeiff (2004), Coup de Lune d'Emmanuel Hamon (1998), While you

sleep de Georg Chau (2003), Le rêve de Vincent Ravalec de Camille Henrot (2007). Les récits se

déroulent souvent en partie dans un cadre nocturne, de pénombre ou d'obscurité, même si le titre ne le laisse pas suggérer. Le premier film qui inaugure les DVD Expérience[s] de Némo en 2005,

Obras de Hendrick Dosollier, s'ouvre et se termine sur un plan rapproché d'immeubles dont on voit

l'intérieur des appartements éclairés dans la nuit, le clip de H5 The Child sur une musique d'Alex

325URL : http://snapshotasso.blogspot.ca/2013/12/chronique-dexpo-paris-trouble-makers-au.html, consulté le 02/07/16 326URL : https://vimeo.com/102159550, Fig. 2

327URL : https://www.flickr.com/photos/133352138@N02/albums

Gopher raconte l'histoire d'un couple qui prend un taxi pour aller à l'hôpital, MRDRCHAIN329 de

Ondrej Svadlena débute par un plan sur un personnage errant dans la nuit... Cette tendance, surtout présente dans les premières éditions diminue progressivement au moment où les vidéos se sont moins narratives et plus « décoratives » ou contemplatives.

Enfin, le visiteur de Némo est aussi un noctambule. Le loisir cinématographique se pratique fréquemment la nuit tombée. Némo commence presque toujours sa saison par une soirée d'ouverture. Les premières éditions au Forum des images se terminaient à minuit et les performances et concerts de musiques exploratoires sont programmées en soirée. Un programme spécial intitulé TrashNights@Nemo fut organisé en 2004, soulignant le caractère subversif lié à cette temporalité. La manifestation est d'ailleurs jumelée avec des événements nocturnes comme Némo@Dns (digital Night Singapore, Singapour) en 2010 et la Nuit Nuit blanche Paris, 2015.

Le sommeil et la nuit ont un statut particulier pour Georges Bataille puisqu'ils sont des leitmotivs de L'expérience intérieure. Les références au sommeil accompagnent le sentiment d'impuissance qui survient quand il décrit ses efforts pour atteindre cette « expérience mystique » qu'est l'extrême du possible330. « Je ne puis, je suppose, toucher à l'extrême que dans la répétition,

en ceci que jamais ne ne serai sûr. Et même à supposer l'extrême atteint, ce ne serait pas l'extrême encore, si je m'endormais. »331 L'endormissement est un symptôme de la passivité alors qu'au

contraire « pour aller au bout de l'homme, il est nécessaire en un certain point, de ne plus subir mais de forcer le sort »332. La majorité des hommes évite l'extrême (il parle ici de l'horreur de la guerre)

« Ses yeux bien qu'avides de lumière, évitent obstinément le soleil, et la douceur de son regard, à l'avance, trahit les ténèbres vites venues, du sommeil. Si j'envisage la masse humaine, dans sa consistance opaque, elle est déjà comme endormie, fuyante et retirée dans la stupeur. »333.

La nuit, quant à elle, est le lieu de surgissement de l'extase où s'accomplit l'expérience intérieure :

« Dans la rue même, à la faveur de l'obscurité, mon cœur ruisselant de sang s'embrasa, je connus un ravissement soudain. Le ciel entre les murs d'un gris spectral, la pénombre, l'incertitude humide de l'espace à l'heure précise qu'il était : la divinité eut alors une présence

329URL : https://vimeo.com/80706397

330 Georges BATAILLE, L'expérience intérieure, Gallimard, (1943) 2015, p. 53 et p. 56 331 Ibid., p. 56

332Ibid. p. 53 333Ibid. p. 58

insensée, sourde, illuminant jusqu'à l'ivresse. […] J'écris divinité ne voulant rien savoir, ne sachant rien. »334. Et, plus loin : « Le mouvement intérieur à l'extase du non-savoir est l'extase

devant un objet (que celui-ci soit le point pur – comme le veut le renoncement aux croyances dogmatiques, ou quelque image bouleversante). Si cette extase devant l'objet est d'abord donnée (comme un possible) et si je supprime, après coup, l'objet […] si pour cette raison j'entre dans l'angoisse – dans l'horreur, dans la nuit du non savoir – l'extase est proche et, quand elle survient, m'abîme plus loin que rien d'imaginable. Si javais ignoré l'extase devant l'objet, je n'aurais pas atteint l'extase dans la nuit. […] Dans la nuit, le non-savoir, sera chaque fois le chemin de l'extase où je me perdrai. »335

Dans la quatrième partie de l'ouvrage qui constitue un « Post-scriptum au supplice », Georges Bataille cite un passage de Thomas l'obscur de son ami Maurice Blanchot. Dans ce roman, l'auteur – dont Georges Bataille partage la pensée336 – aborde également l'expérience mystique au

travers de la nuit :

« La nuit lui parut bientôt plus sombre, plus terrible que n'importe quelle autre nuit, comme si elle était réellement sortie d'une blessure de la pensée qui ne pensait plus, de la pensée prise ironiquement comme objet par autre chose que la pensée. C'était la nuit même. Des images qui faisaient son obscurité l'inondaient, et le corps transformé en un esprit démoniaque cherchait à se les représenter. Il ne voyait rien et, loin d'être accablé, il faisait de son absence de visions le point culminant de son regard. »

L'obscurité est ainsi le lieu du jaillissement de la lumière, et les images intérieures – visions ou hallucinations – ne peuvent qu’apparaître que quand celles du monde extérieure ont été évacuées. Pour Georges Bataille, la nuit est donc associée à l'œil aveugle qui symbolise le non-

savoir, c'est-à-dire la chute du sens qui advient quand, dans l'extase, sont dépassées les limites de la

connaissance337. Dans cette expérience intérieure qui nécessite un « effet venant du dehors338, le moi

(ego) s'oublie dans le Néant. « Car vraiment s’il y a quelque chose que je crois, c’est qu’absolument il faut chaque jour s’oublier. C’est-à-dire, comme il nous plaît, ou s’endormir, ou s’illusionner ou rêver ou rire. [...] Mais encore on n’oublie pas tout seul et j’ai besoin que vous me racontiez des

334Ibid.p. 72-73 335Ibid. p. 144

336Georges BATAILLE, Choix de lettres 1917-1962, Gallimard, 1997, « Je pense fondamentalement ce que pense

Blanchot. [...] ses lettres ont beaucoup compté pour moi. », p. 283 et 576

337Georges BATAILLE, L'expérience intérieure, Gallimard, (1943 et 1954 pour le texte corrigé), 2015, p. 53

338« Le sujet – lassitude de soi-même, nécessité d'aller à l'extrême – cherche l'extase, il est vrai ; jamais il n'a la volonté de son extase. Il existe un irréductible désaccord du sujet cherchant l'extase et la pressent : non comme une direction volontaire venant de lui-même, comme la sensation d'un effet venant du dehors. Je puis aller au-devant d'elle, d'instinct, chassé par le dégoût de l'enlisement que je suis : l'extase naît alors d'un déséquilibre. Je l'atteins mieux par des moyens extérieurs du fait qu'il ne peut exister en moi-même de dispositions nécessaires. », Georges BATAILLE,

histoires. »339, écrit Georges Bataille. L'expérience extatique et la réception du récit procèdent d'une

même ouverture à l'autre comme altérité fondamentale. Les deux événements sont accueillis par le sujet « brisé », agi par un tiers.