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Dans la pensée bataillienne, le sacrifice de la représentation architecturale symbolise la ruine du sens. Dans « Le cheval académique », Georges Bataille divise les formes en deux catégories, la forme académique, conforme à la beauté canonique définie selon des critères esthétique, et la forme baroque, « démesurée, excessive et violente »644. Il compare les monnaies gréco-romaines aux

monnaies gauloises en insistant sur la résistance de certaines images à l'idéalisation. « L'extravagance positive »645 de ces dernières s'oppose au caractère architectural des formes

académiques des premières et apparaît comme l'expression de la déformation du modèle normatif646.

Un autre article de Documents, « L'Apocalypse de Saint-Sever »647, insiste sur la liberté stylistique

des peintures de l'école méridionale – proches de « la littérature populaires de circonstance, dans laquelle la passion résulte des événements immédiats », des « chanson de geste et des poèmes en langage vernaculaire » – par rapport aux peintures rhénanes – caractérisées par une « mystique architecturale et majestueuse » symbolisant « les spéculations théologiques de moines contemplatifs, vivant paisiblement en marge d'une vie sociale souvent bouleversée et troublée ». Dans les deux cas, l'architecture est associée à des conventions esthétiques, conformes à un idéal théorique et correspondant à un contexte social donné. L'altération de la forme monumentale résulte

643URL : https://vimeo.com/130670526 ; Fig. 25

644Sin-ichi FURUNGAWA , L'image hétérogène de Georges Bataille, (G. Bataille phoographique II), Tokyo, Waseda University, p. 153, URL : www.waseda.jp/bun-france/pdfs/vol19/10furunaga143-162.pdf , consulté le 21/07/16 645 Georges BATAILLE, « Le cheval académique », Documents, 1929, No. 1, p. 28

646 Sin-ichi FURUNGAWA, ibid.

de la prééminence du « sentiment violent »648 sur le calcul.

L'image comme écart et déviation par rapport à la norme opère dans le champ esthétique mais aussi dans le champ historique et sociologique. Georges Bataille interprète l'image comme un symptôme de bouleversements qui touchent les conditions de vie humaines : «...les altérations des formes plastiques représentent souvent le principal symptôme des grands renversements : ainsi pourrait-il sembler aujourd’hui que rien ne se renverse, si la négation de tous les principes de l’harmonie régulière ne venait pas témoigner de la nécessité d’une mue. Il n’y a pas lieu d’oublier, d’une part, que cette négation récente a provoqué les plus violentes colères, comme si les bases mêmes de l’existence avaient été mises en cause; d’autre part, que les choses se sont passées avec une gravité encore mal soupçonnée, expression d’un état d’esprit parfaitement incompatible avec les conditions actuelles de la vie humaine. »649.

Georges Bataille reprend à son compte l'analogie entre le corps humain et l'architecture. Celle-ci symbolise l'ordre et le pouvoir :

« L’architecture est l’expression de l’être même des sociétés, de la même façon que la physionomie humaine est l’expression de l’être des individus. […] En effet, seul l’être idéal de la société, celui qui ordonne et prohibe avec autorité, s’exprime dans les compositions architecturales proprement dites. Ainsi les grands monuments s’élèvent comme des digues, opposant la logique de la majesté et de l’autorité à tous les éléments troubles : c’est sous la forme des cathédrales et des palais que l’Église ou l’État s’adressent et imposent silence aux multitudes. »650

Dans un système hiérarchique où l'élevé domine le bas651, le bâtiment érigé est un

instrument de domination du peuple. Comme il l'explique en prenant l'exemple de la prise de la Bastille, s'en prendre aux monuments est une activité révolutionnaire. Toute composition

architecturale, c'est-à-dire statique et correspondant à un idéal théorique, évoque donc l'autorité

humaine ou divine. Rompre avec cette convention signifie s'émanciper de la tutelle du maître et des usages académiques.

648 Georges BATAILLE, « Le cheval académique », Documents, 1929, No. 1, p. 28 649Georges BATAILLE, « Le cheval académique », Documents, 1929, No. 1, p.31

650Georges BATAILLE, « Dictionnaire critique. Architecture », Documents, 1929, No. 2, p. 117

651L'architecture exprime l'axe vertical de la transcendance et de la doxa qui fonde tout système hiérarchique. Georges Bataille suggère que la hiérarchie élaborée par Platon entre l'Idée et la copie finit par recouvrir le dualisme chrétien situant le Bien au Ciel et associe au Mal l'idée de la Chute. Georges BATAILLE, « Le gros orteil », Documents, 1929, No. 6, p. 297-302 et « Le bas matérialisme et la gnose», Documents, 1930, No. 1, p. 1-8.

Une partie des vidéos et des œuvres des cinéastes et des artistes travaillant avec le numérique rappelle par certains aspects les modélisations tridimensionnelles utilisées par les architectes. Les bidouilleurs qui utilisent l'ordinateur pour leurs loisirs semblent être inspirés des domaines où la modélisation virtuelle est utilisée ; l'imagerie scientifique ainsi que les formes (structures et couleurs) fonctionnelles du graphisme et de l'architecture sont détournées. Nous supposons que l'importance de la forme architecturale dans le cinéma expérimental et les arts contemporains intégrant le numérique (et les jeux vidéos) est également due à un intérêt pour l'espace et sa relation avec le temps et les dispositifs de contrôle. Ainsi, la ville, symbole de modernité, est régulièrement le cadre des œuvres des avant-gardes du XXe siècle. Plus tard, le

principe de navigation propre au cyberespace serait reproduit virtuellement par un déplacement dans l'environnement où se meuvent les personnages, souvent une métropole. Enfin, les artistes utilisant les technologies numériques transposent cette thématique matériellement en investissant l'espace public avec des installations architecturales et du mobilier urbain.

La destruction architecturale et la ruine urbaine sont des motifs récurrents dans le festival Némo, notamment dans ses programmes de nouvelles images. Les bâtiments délabrés d'Obras652

(Hendrick Dusollier) finissent d'être détruits par une pelleteuse avant d'être dissous puis redessinés par une étrange matière noire ressemblant à de l'encre. Ici, la liquéfaction de l'image architecturale porte atteinte au principe de stabilité de l’esthétique et de la philosophie653. La ville de Los Angeles

reconstituée avec symboles de marque dans Logorama (réalisé par le studio H5 et produit par Autour de Minuit) est quant à elle détruite par un tremblement de terre. Enfin l'environnement de

Leviathan se délite progressivement. Les colonnes brisées et grandes arcades des séquences finales

ne sont pas sans rappeler les ruines peintes par Hubert Robert dans la première décennie du XIXe

siècle. En 2004, le programme intitulé « Underground zero (09/11) » rassemble des films expérimentaux et nouveaux médias inspirés des attentats du 11 septembre 2001. Les événements sont encore évoqués plusieurs années plus tard avec une vidéo d’Édouard Salier, Flesh654, où

l'image de l'architecture et de l'être humain sont attaqués simultanément : des avions abattent les grattes-ciels sur lesquels sont superposés des images d'amours saphiques. La destruction des deux tours new-yorkaises par quatre avions détournés par des membres de l'organisation islamiste Al- Qaïda ont profondément marqué les esprits. Attentats-suicides les plus meurtriers de l'histoire avec près de 3000 victimes, ils abattent également un emblème d'autorité : le World Trade Center, cœur névralgique de la finance américaine, le symbole du capitalisme économique et de la puissance

652URL : https://www.youtube.com/watch?v=aFL3CFzzL0M ; Fig. 653 Sin-ichi FUROKAWA, op.cit., p. 157

financière occidentale. Les vidéos de ce programme sont autant d'hommages que de preuves de résistance à la violence et à l'oubli. Les artistes détournent la fascination malsaine pour la mise à mort spectaculaire pour produire des œuvres cathartiques qui sont autant de tentatives de sublimation de l'horreur humaine.

Après la nouvelle orientation de la manifestation vers l'art contemporain, installations, sculptures monumentales et performances sont intégrées dans la ville. La destruction virtuelle de l'architecture laisse place à une modification concrète de l'environnement. Mais si elles utilisent des moyens différents, les pratiques culturelles et artistiques prenant place dans l'espace public témoigneraient d'une volonté similaire de s'approprier un espace contrôlé par une autorité extérieure. Alors que la thématique du sacrifice perd du terrain à partir du début de la première décennie du XXIe siècle, celle de la dystopie technologique s'affirme progressivement. Nous

observons une transition de la destruction du donné présent à l'élaboration d'un hypothétique futur apocalyptique dominé par la machine.