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« Les tentatives faites par certains artistes à partir des années soixante pour remplacer la définition traditionnelle de l’objet esthétique par des notions comme « processus », « pratique », et « concept » ne font que souligner l’emprise [de la communication] sur notre imaginaire culturel. », écrit Lev Manovich364. En faisant de la télécommunication un modèle culturel, « à la fois en temps

réel et asynchrone »365, internet nous oblige à reconsidérer la définition de l'objet esthétique. Les

premiers artistes à intégrer les nouveaux médias dans leurs installations et performances comme Naim June Paik tirent profit de la vidéo comme art du processus. L’ambiguïté de la limite entre fiction et réalité qui existe dans toute œuvre d'art est accentuée dans le film. « Je conçois le film comme ça. Une imbrication entre une trame fictionnée et des éléments du réel. »366 disait Lucile

Chautour à propos de son film Race with the Devil aidé en post-production par Thécif en 1996. Le cinéma expérimental et les nouvelles images qui mélangent images de synthèses et prises de vue réelles jouent de cette incertitude pour faire adhérer le spectateur à l'univers étonnant qui lui est

361Entretien avec Anne ROQUIGNY

362Marie-Claude LACROIX, « NEMO 2015. Le Québec à la Biennale internationale des arts numériques Paris / Île de France » ETC MEDIA, No. 107, 2016, p. 74

363Georges BATAILLE, L'expérience intérieure, Gallimard, p. 136 364Lev MANOVICH, op. cit., p. 308

365Ibid.

présenté.

Les artistes utilisant les nouvelles technologies d'information et de communication s'inscrivent dans cette lignée. Pour Edmond Couchot, un des premiers artistes et théoriciens de l'art à l'ordinateur dans les années 1990, l'image de synthèse se réfère à un temps virtuel (uchronique), qui ne donne plus à vivre des éléments accomplis mais de pures éventualités, correspondant à l'espace utopique de la simulation. « En nous libérant du réel au profit du virtuel, de la représentation au profit de la simulation, l'image numérique nous délivre des accidents du Temps, déterminés ou hasardeux, qu'elle réduit à de pures éventualités. ; elle nous délivre des absurdités de la fatalité, elle déjoue les aléas du destin. »367. Selon lui, le virtuel est borné par les frontières,

mobiles mais bien réelles, de la connaissance et de la technique. L'art touchant au virtuel doit donc s'approprier les interprétations formalisées du réel (les savoirs et savoirs-faire) et se « réinventer des limites » pour continuer son extension. Ainsi, les conditions de création dans l'univers virtuel sont définies dans sa relation au réel : « Le virtuel n'est rien, ne peut rien, sans l'interpellation du réel, sans son contact immédiat. C'est même exactement là, à l'endroit précis du contact, de l'épreuve, c'est-à-dire de l'interface du virtuel et du réel, que l'artiste est appelé à se reloger. Marge étroite mais fertile où le regard et le calcul s'interpénètrent, l'extrême touche à l'extrême. »368.

Même si le cinéma est inscrit dans le temps, il reste identique à lui-même et figé sur un support, la bobine de film ou le fichier numérique de la vidéo. Avec les développement des technologies, les installations cherchent l'immersion et la participation active du visiteur, troublant davantage sa perception de son environnement. Présentée au festival Némo en 2008, World Skin369

de Maurice Benayoun demande au spectateur de photographier un champ de bataille recomposé en trois dimensions à partir d'une sélection d'images d'actualité. Appuyer sur le déclencheur de l'appareil déclenche un bruit d'arme à feu et provoque la disparition des images « réelles » par des silhouettes noires réalisées à l'ordinateur. En intégrant de champ du spectacle vivant, les performances audiovisuelles qui deviennent progressivement la spécificité de Némo s'éloignent également de l'objet esthétique compris comme une structure autonome limitée dans l'espace ou le temps, « au fondement même de toute la pensée esthétique moderne »370.

Pour Marc Jimenez, l'alliance entre la culture et les technologies pose un problème

367 Edmond COUCHOT, « Esthétique de la simulation. Une responsabilité assistée ? » (1991), Art Press 2 Les arts

numériques. Anthologie et perspective. p. 77

368 Ibid. p. 79

369 Site web de l'artiste, URL : http://www.benayoun.com/projet.php?id=16&lang=fr

philosophique majeur en brouillant la frontière qui sépare le réel du virtuel. En créant des images « vraies » d'objets qui n'existent pas et des « fictions réelles » - ou des réalités fictives » - l'art exploitant les possibilités du médium numérique met en danger le statut du réel. Sur le plan esthétique, les œuvres employant les technologies les plus nouvelles ne feraient que s'adapter à l'évolution de la sciences et de la technique et seraient ainsi « tombées sous le charme mythique d'un progrès continu linéaire »371. La part importante du virtuel dans ces œuvres les ferait entrer

dans le champ du patrimoine immatériel, historiquement moins documenté car il induit des modes de préservation et de communication spécifiques et différents des collections des musées traditionnels.

Depuis quelques années, un mouvement inverse s'observe avec une rematérialisation du numérique, notamment incarnée dans le courant « postinternet » ou « postdigital ». Contrairement à la tendance « numérique » mettant en avant les propriétés du médium, les technologies qui déterminent l'œuvre s'effacent derrière le concept, le récit. Cela correspond davantage à l'habitus de l'art contemporain classique héritier de l'art conceptuel, ce qui expliquerait son intégration rapide dans le marché de l'art et dans les institutions officielles. Comme sa grande sœur québécoise

Elektra, la Biennale internationale des arts numériques parisienne regarde vers ce courant dans le

but de rapprocher l'art dit numérique de l'art contemporain. En 2015, la galerie Charlot, partenaire de la Biennale présentait l'exposition monographique d'Olivier Ratsi titrée D'Echolyse à Perspicere. A cette occasion, l'artiste matérialisa « physiquement des objets 3D initialement destinés à de la pure conception logicielle ». Ces sculptures372 reflètent la continuité d'une réflexion sur la

perspective où le spectateur est invité à « retrouver un point de vue ; un point fuite, unique et dogmatique » et participent « d’un mouvement conceptuel et esthétique de la rematérialité »373. Le

troisième volet du cycle d'exposition de la Maison populaire de Montreuil, L'art et le numérique en

résonance, Conséquences (3/3) dont le commissariat était confié à Dominique Moulon est un autre

exemple. Les œuvres d'Aram Bartholl (Are You Human?)374, Jean-Benoît Lallemant (Trackpad, US drone strike Wasiristan), Bertrand Planes (Life Clock) ou Clement Valla (The Universal Texture Recreated (46° 42’ 3.50”″N, 120° 26’ 28.59”″W)) témoignent d'une assimilation du code

informatique et de la culture du web et d'internet.