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Une telle tension nous semble également latente dans les propos recueillis par Abrams et Wandersee

Marie Larochelle & Jacques Désautels

E NTRE LES SCIENCES QUI SE RACONTENT ET LES SCIENCES QUI SE FONT

16 Une telle tension nous semble également latente dans les propos recueillis par Abrams et Wandersee

(1995) auprès de 10 chercheurs séniors dans le domaine des sciences de la vie, notamment lorsque ces derniers commentent l'influence prépondérante des politiques de subvention non seulement sur le type et la teneur des questions de recherche, mais aussi sur le temps alloué à leur investigation:

« Un vrai scientifique utilise les publications de ses résultats pour informer ses collègues (au niveau mondial) et stimuler le domaine scientifique pour (espérons-le !) mener à d'autres découvertes. [Mais] Il y a quand même une fierté et le facteur de survie qui influencent le scientifique à vouloir paraître crédible et à promouvoir sa carrière » (un scientifique).

« J'espère que non. Humainement, il y a un fond de vrai. Mais je crois qu'ils le font pour faire connaître leurs résultats, pour faire tourner la roue. Peut-être que d'autres auront des idées qui feront avancer la recherche. Je crois que nous occupons un emploi pour nous actualiser. Est-ce que c'est ça que ça veut dire "promouvoir sa carrière"? De plus la crédibilité est importante » (un conseiller d'orientation).

Mais c'est sans doute ce commentaire général d'un scientifique à la toute fin du questionnaire qui illustre le plus explicitement la tension en question, et qui situe son propos en revenant justement sur les motifs qui incitent les scientifiques à publier :

« Dans ce questionnaire, il est difficile de distinguer entre la propre

conception de la science (et du scientifique) et ce que l'on observe dans le milieu. Cela rend difficile une cohérence tout au long des réponses. Ex. question 4 [item 70311] où la réponse 3 [« surtout pour faire avancer la science et la technologie. En partageant publiquement leurs idées, les scientifiques prennent appui sur le travail des uns et des autres. Sans de tels échanges, la science cesserait de progresser »] exprime « mon point de vue » mais où la réponse 1 [« surtout pour obtenir la reconnaissance de leurs réalisations, pour se faire connaître davantage ou pour profiter d'un quelconque succès financier. Si les scientifiques ne pouvaient jouir de ces bénéfices personnels, la science cesserait de progresser »], totalement opposée, correspondrait davantage à ce que j'observe de mes collègues (toutes institutions confondues) ».

Sous plusieurs aspects, les propos relatés par Gilbert et Mulkay (1984) et recueillis auprès de scientifiques engagés dans une controverse dans le domaine de la biochimie font écho à cette tension et au caractère agonistique, parfois belliqueux, des interactions qui sous-tendent la production des savoirs scientifiques. Ainsi, sans affirmer que tous les coups sont permis, les scientifiques en cause reconnaissent volontiers que, dans le feu de l'action, les intuitions des chercheurs, leurs intérêts personnels, leurs préjugés, de même que leurs positions dans le champ (Bourdieu, 1997), constituent des ressources servant à la promotion de

certaines idées au détriment de certaines autres, comme en témoigne l'extrait qui suit :

Pugh : There's a technology of perpetuating mythology. It's very elaborate, the system of reviewing, the way in which certain people control the meetings. If you want to write a fascinating book, I advise you to deal with the techniques by which that's done. That provides you with an absolute technique by which you can perpetuate error for an indefinite period. If you say, « Look, I now have evidence that the Spencer model doesn't bear close examination, 1,2,3,4,5 », they'll send it out to a Spencerian and he'll give you a list of things about a mile long to do and he'll wear you out. You can't win. Every experiment you do, he's got another one that you are going to have to do. He can make it impossible. But if you write it from the standpoint of a Spencerian, he'll just say, beautiful…

Interviewer : Do you think it is true that Spencer himself had to face up to that kind of situation ?

Pugh : Of course. He fought another dogma and now he has become the dogma and he knows it and is not very happy about it. (p. 80).

D'autre part, lorsqu'il est question de la production du savoir scientifique, ces scientifiques réactivent en quelque sorte les ressources discursives qui sous-tendent l'épistémologie estudiantine (Désautels & Larochelle, 1998 ; Driver et al., 1996 ; Roth & Lucas, 1997 ; Roth & Roychoudhury, 1993 ; Ryan & Aikenhead, 1992). En effet, à l'instar des étudiants et étudiantes qui soutiennent que les projets personnels des scientifiques peuvent certes affecter leur production mais qu'il s'agit là de scories qui seront progressivement éliminées au profit du phénomène et de la divulgation de la réalité, les scientifiques évoquent les inévitables contingences de la production scientifique, tout en réaffirmant eux aussi l'instance ultime que constitueraient les faits ou les réalités physiques. Toutefois, ces ressources sont mobilisées à des fins plus spécifiques que celles suggérées par les discours des étudiants et étudiantes et la « volonté de vérité », selon le mot de Foucault (1971), y est plus prononcée. En effet, selon Gilbert et Mulkay (1984), les scientifiques feraient usage de deux répertoires linguistiques différents selon qu'il s'agit d'expliquer le succès ou au contraire l'erreur dans la production scientifique.

Le premier répertoire qualifié de contingent est utilisé pour décrire comment l'ambition et la compétition entre les chercheurs et chercheuses, leurs préjugés et leurs présupposés, leur manque d'habileté et leurs négligences dans la réalisation des expériences - en particulier lorsqu'il s'agit de ce qui se passe dans les autres laboratoires - expliquent les

erreurs et les insuccès. Le second répertoire, dit empiriciste et plus ou moins calqué sur celui des articles publiés, permet au contraire de rendre compte des succès et fait ainsi appel aux données expérimentales, à l'objectivité des faits scientifiques obtenus selon des procédés canoniques désincarnés, dénués d'auteurs.

Autrement dit, les scientifiques expliqueraient de façon asymétrique le succès et l'erreur, ce qui n'est pas sans rappeler ce que Latour et Woolgar (1988) ont mis en lumière, à savoir le processus d'inversion entre les artefacts induits par l'observateur et les faits qui parlent par eux-mêmes. Certes, une telle asymétrie est propice aux contradictions. Mais c'est sans compter la volonté de vérité évoquée plus haut. Car, comme l'ont observé Gilbert et Mulkay, ces contradictions sont levées en réintroduisant la temporalité dans le processus de production selon un mécanisme interprétatif (interpretative device) désigné par Gilbert et Mulkay comme le « thruth will out device ». Ainsi, dans le court terme, les scientifiques reconnaissent que la production scientifique n'échappe pas au contingent, aux idiosyncrasies, ainsi qu'aux influences et interférences sociales, mais, comme le soulignent Gilbert et Mulkay, « seulement dans le court terme » (p. 94). Dans le long terme, il en va autrement : ce sont les faits scientifiques qui priment, la réalité du monde physique qui est reconnue, comme l'illustrent ces propos d'un scientifique qui, après avoir joué des deux répertoires en réponse à une question sur les critères de choix entre deux théories, poursuit dans la foulée du répertoire contingent pour finalement conclure suivant le mécanisme qui permet de « sauver le faits », soit le « thruth will out device » :

« To quite a large extent, one's based the path one has followed as much on intuition, that is, a feeling that it's right, which obviously is only useful if you've got a pretty large body of working evidence mulling around in your head at the time. So intuition based on experience and, secondly, on one's feeling for the honesty and capacity of one's colleagues. […] I know it's so in scientific meetings. People will pay attention to some people and not to others. And sometimes it's a very false sort of thing, because it also has mixed up in it the whole thing of charisma and how nice a person is rather than how competent they are. So it's a somewhat unreliable guide, but I'm sure it plays an important part in determinig the course of events. [Pause] I think ultimately that science is so structured that none of those things are important and that what is important is scientific facts themselves, what comes out at the end » (pp. 92-3).

En d'autres termes, une fois de plus, tout semble se passer comme si les ressources discursives typiques de la rhétorique scolaire des sciences finissent bel et bien par avoir le dernier mot, si l'on peut dire, par prendre

le pas sur une possible définition locale de l'ordre des choses, et par reconduire l'exceptionnalisme épistémologique évoqué au commencement de ce texte. Ce qui nous renvoie à l'importance d'aller au- delà du contexte immédiat de pratique, pour comprendre comment s'instille, se ramifie et, finalement, s'institutionnalise un tel registre discursif… et la « magie performative »17 qu'il semble receler.