• Aucun résultat trouvé

À cet égard, les propos des plus prestigieux scientifiques ayant participé aux missions spatiales

Marie Larochelle & Jacques Désautels

D E QUELQUES ACTANTS DE L ' IDEOLOGIE CONVENTIONNELLE DES SCIENCES

11 À cet égard, les propos des plus prestigieux scientifiques ayant participé aux missions spatiales

américaines Apollo et relatés par Mitroff (1974) sont éloquents. D'une part, les scientifiques interrogés s'accordent pour reconnaître que l'idée d'une ou un scientifique objectif et désintéressé est naïve et typique de l'imagerie populaire ou encore des scientifiques débutants. D'autre part, leurs commentaires suggèrent que les avancées des sciences ne sont pas tant redevables aux « travailleurs et travailleuses de la preuve », souventes fois décrits par ailleurs comme dépourvus d'imagination et ennuyeux malgré leur habileté expérimentale indiscutable, mais bien à ceux qui transgressent cette représentation conventionnelle, et qui font preuve d'audace et d'une capacité à aller au-delà de ce qui est justement tenu pour évident et non problématique. Toutefois, selon la « nouvelle sociologie des sciences », cette caractérisation des scientifiques, même revue et corrigée, n'épuise pas la question. Pour comprendre la pratique scientifique en temps réel, il faut dépasser l'explication psychologique et s'intéresser aux réseaux et alliances de toutes sortes qui assurent un avenir aux concepts, théories et kits de diagnostic (Callon, 1989; Latour, 1989)... et des royalties à leurs auteurs et à leurs alliés économiques. Le protocole d'accord ayant mis fin à la controverse Gallo-Montagnier est instructif

de l'ignorance à la connaissance et prévenant l'embarquement de tout passager clandestin, selon le mot de Fourez (1985), s'est révélée prendre l'eau de toutes parts (Dumouchel, 1985 ; Feyerabend, 1979 ; Millar, 1994) à un point tel que si une quelconque fécondité peut être rattachée à cette méthode, il semble bien qu'elle soit davantage mythologique ... que méthodologique. Toutefois, à l'instar des mythes, la notion de méthode scientifique semble bel et bien constituer un lieu de cohésion épistémologique qui va au-delà des territoires disciplinaires, si l'on en croit les points de vue exprimés par les sujets de l'étude. Voyons brièvement ce qu'il en est.

La proposition sur laquelle les sujets ont été invités à se prononcer laisse entendre que les scientifiques suivent bel et bien une méthode particulière de production de connaissances (item 90611 ; voir Figure 1). Excepté l'énoncé J qui se démarque radicalement de cette rectitude méthodologique et les énoncés A et B qui sont plutôt farfelus, les énoncés proposés témoignent incontestablement d'un lien de parenté en ce qu'ils reprennent, de façon plus ou moins générale selon le cas, les éléments et justifications typiques de l'image scolaire et médiatique des sciences : le contrôle minutieux des variables afin d'éliminer toute possibilité d'interprétation (énoncé C), l'efficace de la méthode dans la recherche de faits, de théories ou d'hypothèses (énoncé D), l'assimilation des notions de preuve et de vérité avec la répétition d'expériences (énoncé E), la ratification d'une théorie (énoncé F), l'énoncé algorithmique d'étapes discrètes (G) une méthode logique de résolution de problèmes (énoncé H) et, enfin, une attitude (énoncé I).

Comme l'illustre la figure 1, c'est la version algorithmique de l'énoncé G qui rallie les points de vue de la majorité des sujets, soit 55 % de ceux-ci, toutes professions confondues (52,2 % des conseillers et conseillères d'orientation et 57,9 % des scientifiques et technologues). Les commentaires suivants (le premier recueilli lors d'une entrevue, le second exprimé à la fin du questionnaire) illustrent ce choix :

« Effectivement, le scientifique part d'une hypothèse, ses recherches tenteront de vérifier la véracité et/ou l'applicabilité de la théorie pour finalement conclure, c'est-à-dire : oui, la théorie est vérifiable et réelle ; ou “oui/et“ ou non, avec certaines restrictions et/ou conditions » (un scientifique).

« La science se définit surtout par une méthode : 1) observation, 2) hypothèse, 3) expérimentation (intervention sur la réalité), 4) conclusions (loi, théorie, modèle…) » (un conseiller d'orientation).

Figure 1

Lorsque les scientifiques font de la recherche, on dit qu'ils et elles suivent la méthode scientifique. La méthode scientifique c'est:

Choisissez un seul énoncé, celui qui exprime le mieux votre point de vue.

A. l'ensemble des méthodes ou des techniques de laboratoire, lesquelles sont écrites la plupart du temps dans un cahier de laboratoire par un ou une scientifique.

B. noter avec soin ses résultats de recherche.

C. contrôler minutieusement les variables en jeu dans une expérience de manière à ne laisser aucune place à l'interprétation.

D. un moyen efficace de rechercher des faits, des théories ou des hypothèses.

E. faire essai sur essai afin de prouver, hors de tout doute, la véracité ou la fausseté d'une chose. F. imaginer d'abord une théorie et concevoir ensuite une expérience pour la prouver.

G. se questionner, faire des hypothèses, recueillir des données et tirer des conclusions. H. une méthode logique et très reconnue de résolution de problèmes.

I. une attitude qui sert de guide dans le travail scientifique.

J. Si l'on prend en considération ce que les scientifiques font de nos jours, il n'y a pas à proprement parler de méthode scientifique.

K. Je ne comprends pas.

L. Je ne m'y connais pas suffisamment sur le sujet pour répondre. M. Aucun de ces énoncés ne correspond à mon véritable point de vue.

A B C D E F G H I J K L M 0,0% 10,0% 20,0% 30,0% 40,0% 50,0% 60,0% cons.orientation scientifiques Figure 1 (Item 90611) Choix de réponses

Par ailleurs, l'énoncé C, qui associe méthode et contrôle des variables, rejoint aussi un nombre assez élevé de sujets issus, le plus souvent, de la population des conseillers et conseillères d'orientation (28 % des conseillers et conseillères et 10,3 % des scientifiques). Toutefois si on compile les pourcentages de choix des énoncés C et G par les deux populations tels qu'ils apparaissent sur l'histogramme, on remarque que le

pourcentage total est de 68,2 % dans la population de scientifiques (C : 10,3 %, G : 57,9 %) alors qu'il est de 80,2 % dans la population des conseillers et conseillères d'orientation (C : 28 %, G : 52,2 %). On comprend ainsi que ce dernier groupe s'est davantage concentré dans ces deux catégories, alors que les scientifiques et technologues ont étalé un peu plus leurs choix (par exemple, ils ont choisi proportionnellement plus que les conseillers et conseillères les énoncés E, F, I, J et M).

Du point de vue épistémologique, les deux énoncés (C et G) privilégiés par la majorité des sujets ne sont cependant pas en rupture mais relèvent plutôt d'un même continuum épistémologique. Toutefois, alors que l'énoncé G fait une certaine place, timide il va sans dire, à la dimension théorique de la pratique scientifique en ce qu'un questionnement est requis, l'énoncé C l'écarte radicalement, comme si les variables en cause ne relevaient pas d'une décision, d'un choix théorique et, donc, d'une interprétation. On reconnaît là la thèse de l'objectivisme ironiquement résumée par Foerster (1990) comme suit : « Think of objectivity : it demands that the properties of the observer shall not enter into the description of his [or her] observations. I ask, how can this be done ? Without him [or her] there would be no description nor any observation ! » (p. 10).

Cette tendance majoritaire à reconduire sous une forme objectiviste l'un des actants de l'idéologie conventionnelle des sciences n'est pas particulière à la question de la méthode. Par exemple, s'agissant de la caractérisation des sciences (item 10111), les énoncés privilégiés par les deux populations tendent à se situer dans un même créneau épistémologique qui impute aux sciences une fonction de décryptage et d'explication de l'état du monde. Plus des deux-tiers des sujets (70 %), toutes professions confondues, ont ainsi opté pour des énoncés qui ont en commun de situer la pratique scientifique comme une entreprise d'explication ou de découverte de l'univers, alors que 15 % environ de l'ensemble des sujets (18 % des conseillers et 11 % des scientifiques) lui imputent une finalité à la fois plus instrumentale et altruiste : « faire de notre monde un meilleur lieu de vie ».

De même, invités à se prononcer sur le statut des lois scientifiques (sont- elles découvertes ou inventées ?, item 91011), 95 % de l'ensemble des sujets ont opté pour des énoncés qui souscrivent au « diktat des faits ou de la nature » : 50 % des sujets ont ainsi retenu des énoncés qui dotent les lois d'une « épaisseur de réalité », selon l'expression de Moscovici et de Hewstone (1984), et situent l'invention dans les procédures qui assurent leur divulgation ; alors que près de 45 % des sujets les envisagent plutôt

sous le mode de l'invention… à partir de l'interprétation de faits expérimentaux qui, eux, seraient « découverts ».

Cette emprise du phénomène ou ce « réalisme des faits », comme dirait Bachelard, rallie de façon également prononcée le choix des sujets à l'item (90111) relatif à l'ancrage théorique des observations. Environ deux-tiers des personnes répondantes (68 %), toutes professions confondues, considèrent qu'une théorie influence à peine ou pas du tout la réalisation des observations scientifiques et, pour la majorité d'entre elles (53,6 % des conseillers et conseillères d'orientation et 50,4 % des scientifiques et des technologues), c'est d'ailleurs là une question de compétence des observateurs. Ces commentaires, recueillis lors d'entrevues auprès d'un scientifique et d'un conseiller d'orientation, illustrent bien cette tendance dominante qui consiste à loger en bout de course les activités de théorisation :

« L'observation neutre d'un phénomène physique, sociologique, etc., est/devrait être indépendant du point de vue de celui qui observe. Si on accepte le corollaire « des scientifiques compétents », il me paraît évident qu'ils observeront tous le/les même(s) phénomène(s). La problématique se situe surtout au niveau de l'interprétation de ce qui a été observé » (un scientifique).

« Les observations, s'il s'agit de données brutes, risquent d'être les mêmes. Toutefois, le choix de celles reconnues comme valides ou leur traitement risque de différer [ … ]. De plus, si ces résultats préliminaires peuvent permettre leur nouveau financement, cette pression peut aussi jouer » (un conseiller d'orientation).

Les choix privilégiés par les sujets à l'item (70711) qui met de l'avant que les scientifiques sont « sous influence culturelle » pointent également dans la direction d'un observateur « extérieur au monde et au temps », selon l'expression de Mathy et de Fourez (1991), bien que, de façon apparemment paradoxale, certains de ces choix réintroduisent le loup subjectiviste dans la bergerie, en faisant de la pratique des sciences et de ses variantes une affaire de « déterminisme ou causalisme personnologique », selon l'expression de Beauvois (1984)12 : certains