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2 La perspective des temps sociau

2.3 Les auteurs et les temps sociau

2.3.4 Le temps chez Roger Sue

Un texte de Roger Sue (1993) résume assez bien les théories qui ont été émises par plusieurs auteurs sur l’étude du temps29. On y propose quatre grands types de significations contenues dans la notion de temps social.

La première notion, la plus générale de la dimension sociale du temps, souligne son caractère irréductible à un seul élément ; selon l’auteur, il n’est pas de temps indépendant de la société qui le construit. Cette position est en accord avec Max Weber pour qui, le temps est inséparable du monde des valeurs sociales de la collectivité dans laquelle elle est immergée. Le temps social offre une structure symbolique pour s’y retrouver. Sue (1993: 62) ajoute que selon cette notion, toute forme de temps est nécessairement sociale. La

sociologie du temps social est alors logiquement une sociologie de toutes les formes possibles de représentation du temps, c’est à dire une sociologie du temps astronomique, du temps physique du temps biologique, du temps psychologique, etc. Une définition aussi exhaustive du temps social, pour satisfaisante qu’elle soit, nous mène inévitablement à une impasse. Comment opérationnaliser un si vaste chantier ?

La deuxième notion du temps social présente un aspect plus sociologique, on ne saurait le confondre avec d’autres formes de temps. On y réfère souvent par le terme de temps socioculturel, le temps particulier produit par chaque société. C’est la définition la plus courante du temps social. Cette définition classique est un héritage de la conception du temps total d’Émile Durkheim (1912). Dans cette notion de temps total ou temps social, la société est vue comme partie d’un temps commun. Ce temps, qui est pensé de la même façon par toutes les personnes de la même époque, du même lieu et du même moment englobe et transcende les temps particuliers de ce moment. Dans cette notion, temps et espace ne font qu’un. La théorie du don de Marcel Mauss (1923-1924) reprend cette idée en englobant toutes les dimensions de la vie sociale : économie, religion, politique, droit. Le problème ici, est que ce type de vision, en raison de sa forme englobante et statique, ne contient pas les mécanismes de changements sociaux inhérents à toute société.

La troisième vision du temps social propose une multiplicité de temps sociaux qui s’agrègent, se coordonnent et s’affrontent. Chaque activité sociale produit son propre temps social. Elle reflète ainsi, la diversité des pratiques sociales dans l’ensemble de la structure sociétale. La notion de multiplicité des temps sociaux de Gurvitch (1961) suppose la pluralité et la différence des temps vécus et rejoint ainsi la réalité des individus et des groupes à travers leurs différentes situations et expériences sociales. Gurvitch parle de différents paliers en profondeur de la société, par exemple, le niveau institutionnel, le niveau des classes sociales, les niveaux des groupes sociaux, celui des âges de la vie, etc. Cette interprétation des temps sociaux présente une très forte portée méthodologique puisqu’elle part du temps qu’elle engendre pour mesurer la quantité de temps produit. Très utilisée en sociologie pour la recherche, la méthode s’inscrit dans l’analyse du budget-

temps. Les agences de temps utilisent notamment ce type d’analyse pour instaurer des normes ou des programmes qui tiendront compte du temps accordé au travail, aux activités familiales ou communautaires, au temps libre, etc. Cette vision reste toutefois incomplète puisqu’elle ne mesure que la quantité particulière du temps, sa quantité ou si l’on préfère, sa durée, sans tenir en compte les représentations sociales que se font les individus du temps.

La quatrième notion de l’étude du temps reprend les multiplicités des temps sociaux de Gurvitch enrichie des représentations sociales. Selon Roger Sue, cette vision s’attache aux temps produits par les grandes pratiques sociales considérées à tort ou à raison comme particulièrement significatives dans la représentation qu’une société se fait d’elle-même. Henri Hubert (1929), collègue de Mauss et de Durkheim, parlera de moments ou de durées dont les qualités ne sont définies que par les faits avec lesquels ils sont nécessaires et constamment en relation positive ou négative. D’un côté on trouve les jalons du temps : phénomènes astronomiques et nombres servant à repérer. De l’autre côté, il y a des évènements, des rites avec toute leur richesse qualitative. Les temps sociaux apparaissent à la jointure des deux séries. Alors les repères astronomiques deviennent les signes, les signatures des termes qualitatifs. « Les dates sont, en tant que telles les signatures des choses qui s’y passent. » (Hubert, 1929 : 211); (Isambert: 1979 : 202) présente l’organisation sociale du temps de Hubert comme le temps dont la trace la plus visible se trouve dans les calendriers. Cette organisation sociale va bien au-delà d’un emploi du temps. Autrement, cela supposerait que le temps nous soit donné comme une sorte de grille toute tracée où il n’y a qu’à remplir les cases. Or justement selon Hubert, c’est la dimension, l’ordre des cases et plus subtilement les passages possibles de l’une à l’autre qui sont en cause. Le temps se détache comme milieu opératoire dans le temps de travail, le temps libre, le temps de l’éducation et de la formation, soit les grands rythmes collectifs qui scandent la vie sociale au quotidien. Ces grands moments sont selon Roger Sue, des temps de grande amplitude. Ils affectent, à des degrés divers, l’ensemble de la population. Sansot (1981b) dira qu’ils sont donneurs de temps essentiels, ils déterminent en outre les grands

âges de la vie (éducation, travail, temps libre) et sont au cœur de la dynamique productrice des valeurs sociales (éthos du travail, de l’apprentissage, de l’hédonisme et du bien-être).

En conséquence, nous retrouvons chez Roger Sue la définition généralement acceptée par les sociologues des temps sociaux comme les grandes catégories ou blocs de temps qu’une société se donne et se représente pour désigner, articuler, rythmer et coordonner les principales activités sociales auxquelles elle accorde une importance et une valeur particulières.

Dans Temps et ordre social (1994), Roger Sue élabore une théorie sociologique des temps sociaux qui repose sur trois principaux concepts : la structure des temps sociaux, le temps dominant et la périodisation.

La structure des temps sociaux est composée de temps interdépendants en constante évolution. Ces temps permettent d’objectiver et d’évaluer à leur façon le changement du temps permettant ainsi la réduction, la condensation et la simplification de la complexité de la dynamique sociale à quelques-uns de ses traits fondamentaux.

Le temps dominant met en relief chaque période historique et peut être plus ou moins dominant selon le contexte social. Un temps dominant pour une période donnée se reconnaît à cinq critères. Le premier est d’ordre quantitatif et a trait à sa durée. Un temps dominant représente généralement le plus long cycle de vie. Le deuxième est de type qualitatif que nous définirons selon des principes de Max Weber à savoir que le temps dominant est le temps auquel sont attachées les valeurs centrales d’une société, celui de son éthos. Le troisième critère pour reconnaître le temps social dominant est la stratification sociale c'est-à-dire le temps qui est à la source des principales différenciations sociales, ce que la société se représente comme les catégories sociales qui la composent (temps dominant du travail et les classes sociales). La catégorisation se fait en quatrième lieu par le mode de production. Un temps social dominant est celui durant lequel se produit l'économie d'une société, c'est-à-dire ce qu'une société se représente comme étant

particulièrement producteur d'elle-même (le temps de travail est le principal facteur de production de l'économie de la modernité). Et finalement, le critère qui détermine si le temps est totalement dominant : la représentation sociale dominante de son temps. Cette représentation sociale est reconnue et représentée comme dominante. Ses propres caractères et qualités servent à la représentation générale que les individus ont de leur temps.

La périodisation est un concept emprunté aux historiens et aux travaux de Halbwachs. La périodisation est ce passage d’une époque où règne un temps dominant à une époque où règne un autre temps dominant. L’auteur donne en exemple les études de J. LeGoff sur le conflit central au Moyen-Âge entre le temps religieux et le temps marchand. De même, Roger Sue, à l’instar de nombreux autres sociologues, identifie le temps libéré du travail comme temps dominant qui remplace actuellement le temps du travail de l’ère industrielle. Nous nous permettons à cet égard une certaine réserve. Les statistiques montrent que le nombre d’heures travaillées par les Canadiens est stabilisé à 32,9 heures par semaine. Par contre, en 2007, un Canadien sur trois se déclarait être un bourreau de travail. Ces Canadiens sont bien plus susceptibles d'être insatisfaits de l'équilibre entre le travail et la famille que les autres travailleurs. Environ 39 % des bourreaux de travail autodéclarés ont dit travailler habituellement 50 heures ou plus par semaine. Par ailleurs, 65 % des bourreaux de travail s'inquiétaient de ne pas passer suffisamment de temps avec leur famille et leurs amis, soit une proportion beaucoup plus forte que celle de 45 % observée chez les autres travailleurs30. Selon Statistique Canada, les bourreaux de travail sont plus susceptibles d'occuper des postes de gestion et moins susceptibles d'exercer une profession libérale.