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II. Les problèmes sociaux : définir des situations et cons- cons-truire des enjeux

3. Temporalités et logiques de constructions sociales

Très linéaire, cette étude diachronique et rétrospective ne doit pas tomber dans les travers de certains travaux qui se concentrent uniquement sur une périodisation des problèmes publics en oubliant le processus de la définition de ces problèmes (Gilbert et Henry 2012). En effet, le problème social recèle des logiques internes mais permet aussi de révéler et de (re)produire des logiques sociales.

a. La tentation de la simplification temporelle des problèmes sociaux

Si la singularisation des problèmes sociaux doit être affirmée, trois dynamiques semblent centrales pour comprendre la création d’un problème social. E. Neveu (1999, p. 2) reprend le triptyque de « Felstiner, Abel et Sarat (1980) : Naming, Claiming, Blaming ». La première étape con-cerne l’établissement d’une situation vue comme problématique, la deuxième s’inscrit dans les demandes de reconnaissance de cette condition et la troisième met l’accent sur la recherche des responsabilités ou des coupables. Ainsi, les situations qualifiées de scandaleuses présentent des similitudes définitionnelles qui semblent correspondre à cette distribution ternaire : « des victimes innocentes ont été aléatoirement touchées par les actes répréhensibles d’acteurs qui devront être mis en accusation pour des agissements coupables au cours desquels ils ont fait prévaloir des intérêts économiques sur des préoccupa-tions de santé publique » (Henry 2003, p. 240). Ces étapes peuvent être rapprochées d’un autre dé-coupage de la période de crise en trois temps : « le processus par lequel ils sont publiquement construits, gérés et résolus » (Henry 2000, p. 5). Cette autre tripartition s’approche du naming et du claiming dans l’étape de construction ; la gestion et la résolution sont souvent les moments du blaming. Ces phases recouvrent en partie les objectifs de l’information qui sont de décrire, de raconter et d’expliquer (Charaudeau 1999). Si ces trois dynamiques semblent centrales dans le processus de construction, leur linéarité peut être critiquée, tout comme leur capacité de simplification des logiques sociales, culturelles ou politiques.

b. La tentative de la complexification des temporalités des problèmes sociaux

La vision linéaire des problèmes sociaux questionne des auteurs, notamment S. Hilgartner et C. L. Bosk (1988) qui demandent de dépasser ce type de « modèle historique naturel33 » (p. 54). Ces

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critiques considèrent que ces modèles sont idéalisés : ils ne parviennent pas à rendre compte de la complexité des dynamiques temporelles des problèmes sociaux qui naissent de compétitions entre les problèmes et de sélections au sein de ces problèmes (Figure 10).

Figure 10. Modélisation des diversités des trajectoires temporelles inter- et intra- pro-blèmes sociaux (d’après Hilgartner et Bosk 1988)

Une typologie des dynamiques temporelles des problèmes est proposée : peu de problèmes sociaux sont considérés comme tel sur la longue durée (d’où les formes en cloche), un certain nombre présente un attrait plus faible mais parvient à se maintenir dans le temps, la majorité prennent forme via un faible inté-rêt ou restent embryonnaire.

Cette concurrence entre différents problèmes peut entraîner un tri, mais aussi favoriser l’apparition d’un agrégat de problèmes autour d’une même thématique. Ainsi, la succession des scandales du sang contaminé, de la vache folle, des hormones de croissance et de l’amiante ont favorisé la structuration d’associations, la responsabilisation de l’Etat mais aussi l’émergence des questions de santé comme question sociale, basculant alors d’un confinement dans la sphère des experts à la publicisation de la sécurité sanitaire auprès du plus grand nombre (Girard et Eymeri 1998). En effet, cette sélection ne saurait être jugée comme objective, liée à l’importance de la question. Tout comme le problème, cette sélection est liée aux circonstances : « la longueur du nez de Cléopâtre n’est ni décisive, ni insignifiante. Ce sont les circonstances qui fixent pour un temps les dimensions

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relatives de ce qui les compose » (Latour 2011, p. 247). Malgré le rôle évident joué par le « principe de relativité » (p. 248), quelques facteurs explicatifs peuvent être avancés. S. Hilgartner et C. L. Bosk (1988) mettent l’accent sur la sélection : chaque arène étant restreinte à un maximum de pro-blèmes présents en même temps, ces derniers sont donc limités par « les marges du discours public34 » (p. 71). Cette question de la sélection semble liée à la double dynamique de confinement et de publicisation (Lemieux 2007).

Le maintien d’un problème à un niveau faible ou moyen ne préjuge pas de sa capacité à de-venir un problème reconnu ou important, mais indique un confinement ou un compromis actuel entre différentes définitions de la même situation, « logiques qui caractérisent les modalités routinières d’appropriation des problèmes par les acteurs qui en ont la charge » (Gilbert et Henry 2012, p. 51). Ainsi, les temporalités du problème social mettent parfois en avant l’exceptionnel, le basculement ou l’extraordinaire, mais aussi le long terme, l’inertie, les tendances et des stratégies d’acteurs no-tamment en lien avec les habitudes dues aux « apprentissages, aux processus d’intériorisation et d’incorporation dans l’acquisition de savoir-faire et de potentiels d’action qui peuvent expliquer de par leur inertie les résistances au changement » (Buhler 2012, p. 5).

La perspective est à la fois constructiviste et interactionniste, en insistant sur les relations entre les différents problèmes rendues nécessaires par le cadre restreint des discours publics. Ainsi, de nombreux problèmes sociaux coexistent, sans pour autant partager leurs étapes et leurs trajectoires, du fait de facteurs ou de logiques de compétition et de sélection qui amplifient ou réduisent leurs impacts sur le public (Figure 11).

Figure 11. Mise en système de quelques logiques de sélections et de leurs conséquences pour les problèmes (d’après Hilgartner et Bosk 1988)

Les sélections identifiées peuvent être complémentaires ou contradictoires, comme en témoignent les lignes continues (augmentation du problème) et pointillées (réduction du problème). Une critique adres-sable à ce modèle réside dans l’utilisation d’un champ lexical de l’écologie (compétition, sélection,

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tion…). Toutefois, cette proposition de modélisation insiste sur les différents processus de sélection, qui ne sont plus réduits à une simple logique de l’intérêt depuis les travaux de J. R. Gusfield mais se confor-ment à des logiques de l’interaction (Neveu 1999). Chaque arène publique développe ses propres critères d’organisation et de structuration (même si l’exemple porte sur un journal imprimé), mais les autres fac-teurs sélectifs semblent partagés par la plupart des arènes publiques.

En outre, M. Boykoff et J. Boykoff (2007) affirment que « le modèle de Downs est inadéquat car il ne porte pas assez d’attention au rôle crucial joué par les médias de masse et plus particulièrement aux normes journalistiques qui infléchissent la production des informations35 » (p. 1195). Cela correspond à un des facteurs identifiés dans la rubrique « organisation et structuration ». Ainsi, l’arène publique n’est pas qu’un support et semble jouer un rôle important dans la construction du problème social et être en mesure de l’infléchir.

C. Des temporalités à la construction des arènes

Afin de suivre une perspective interactionniste, il s’agit de mieux comprendre comment les mises en relation structurent les problèmes sociaux dans le temps, à l’échelle de l’individu ou des collectifs, puis de l’arène publique.