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I. Le renouvellement des représentations de l’environnement

1. Définir les représentations

Définir les représentations ne va pas de soi. Cette démarche sous-entend de définir l’objet « représentations » ainsi qu’une série de notions connexes avec lesquelles elles sont parfois con-fondues comme les perceptions, les attitudes et autres valeurs.

a. La polysémie du concept de représentation

Cette polysémie n’est pas le propre des réflexions scientifiques sur ce concept. Au quotidien, ce terme est mobilisé pour appréhender des réalités contrastées.

2 Une question au programme de l’agrégation 2012-2015 portait le titre « Représenter l’espace ». Aucun manuel n’abordait frontalement cette entrée thématique.

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Le Larousse3 distingue de nombreux sens courants pour la représentation : (a) action de rendre sensible quelque chose au moyen d’une figure, d’un symbole, d’un signe, (b) image, figure, symbole, signe qui représente un phénomène, une idée, (c) action de représenter par le moyen de l’art ; œuvre artistique figurant quelque chose, quelqu’un, (d) action d’évoquer quelque chose, quelqu’un par le langage, (e) action de donner un spectacle devant un public, en particulier au théâtre ; ce spectacle lui-même, (f) action de représenter quelqu’un, une collectivité ; la (les) per-sonne(s) qui en sont chargées, et (g) activité de quelqu’un qui représente une entreprise commer-ciale dans un secteur déterminé.

Quels points communs peuvent être dégagés ? En premier lieu, la représentation est une ac-tion ou le produit de celle-ci. Elle rend intelligible par des processus cognitifs (et non directe-ment sensoriels) un phénomène ou un objet qui n’est pas présent à ce modirecte-ment-là. Un décalage dans le temps voire dans l’espace apparaît donc entre la dimension sensorielle et la représentation qui s’inscrit dans des perspectives affectives et conatives : elle rend « visible » l’invisible. L’entrée cognitive semble alors centrale pour comprendre la représentation qu’elle soit artistique, poli-tique ou sociale et individuelle.

b. Une notion issue de disciplines connexes : une approche socioculturelle

Les représentations sociales4 sont abordées dès les années 1960 en psychologie puis en so-ciologie. Ce concept bénéficie de nombreuses études et d’une forte attention : quelques jalons épistémologiques sont proposés ainsi que les définitions les plus couramment citées.

Dans les années 1960, S. Moscovici crée la théorie des représentations mentales, présentant les représentations collectives comme des éléments plus importants que les comportements dans les faits (De Vanssay 2003). En effet, notamment dans LaPsychanalyse, son image, son public à tra-vers une étude appuyée sur la presse écrite, S. Moscovici (1961) ouvre un nouveau champ de la psychologie sociale, à travers le concept de représentations. Dans les années 1980, cette théorie des représentations connaît un véritable essor dans les sciences humaines et sociales : son étude devient digne d’intérêt car elle semble en mesure d’expliquer les interactions sociales (Jodelet 1989 ; Abric 1994). En effet, la représentation « est tenue pour un objet d’étude aussi légitime que cette dernière [la connaissance scientifique] en raison de son importance dans la vie sociale, de l’éclairage qu’elle apporte sur les processus cognitifs et les interactions sociales » (Jodelet 1989, p. 36). Elle est même qualifiée de théorie incontournable (Abric 1994).

L’attrait scientifique pour les représentations sociales a entraîné une diffusion de leurs utili-sations et la mise en place progressive d’une prolifération définitionnelle. Les représentations sont « une forme de connaissance, socialement élaborée et partagée, ayant une visée pratique et concourant à la construction d’une réalité commune à un ensemble social » et « sont abordées comme le produit et le processus d’une activité d’appropriation de la réalité extérieure à la pensée et d’élaboration psychologique et sociale de cette réalité » (Jodelet 1989, p. 36-37). La représentation donne du sens à des situations ou à des problèmes grâce à une approche de la situation en elle-même, mais aussi du fait d’un contexte plus englo-bant (notamment politique, économique ou social). La représentation n’est pas la pratique mais a une portée pratique. Elle permet alors « à l’individu ou au groupe de donner un sens à ses conduites, et de

3 Le Larousse consulté est celui en ligne :

http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/repr%C3%A9sentation/68483, consulté le 17/04/2014. 4 Le choix de ne pas aborder les représentations collectives, à la suite des travaux de Durkheim, a été fait, afin de ne pas multiplier les perspectives.

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comprendre la réalité, à travers son propre système de références, donc de s’y adapter, de s’y définir une place » (Abric 1994, p. 13). La définition proposée à la suite de J.-C. Abric met davantage l’accent sur l’individu que celle retenue de D. Jodelet plus axée sur le social. En effet, « toute représentation met en jeu une relation entre au moins trois termes : la représentation elle-même, son contenu, et un utilisateur, trois termes auxquels peut s’ajouter un quatrième : le producteur de la représentation lorsque celui-ci est distinct de l’utilisateur » (Jodelet 1989, p. 115). Ainsi, il peut y avoir une disjonction entre utilisateur et pro-ducteur d’une représentation, notamment dans le cas d’une représentation appartenant au noyau périphérique. La représentation est digne d’étude pour elle-même mais aussi pour son contenu. Parmi les caractéristiques de la représentation se trouvent alors les circulations et leurs vecteurs.

Né dans des disciplines connexes de sciences humaines et sociales, ce concept s’est diffusé à d’autres disciplines, notamment à la géographie. Les géographes, à la suite des travaux évoqués, se sont forgé leurs propres représentations des représentations.

c. Les représentations sociales et individuelles : choix définitionnel

Définir les représentations sociales et individuelles en géographie, c’est avant tout choisir. En effet, depuis les années 1970, les travaux sur les représentations sociales se multiplient. Si des signes précurseurs de l’utilisation des représentations en géographie apparaissent au sein de la géographie régionale française, la rupture semble résider dans le passage de la géographie parfois dites des perceptions (proche de la behavioral geography) à l’« espace vécu » (Frémont 1976) et l’émergence de ce qui a pu être appelée une géographie humaniste (Gumuchian 1991). Les défi-nitions des géographes sont nombreuses et parfois complémentaires : à titre d’exemple, Le Dic-tionnaire de la géographie de l’espace et des sociétés (2013) propose deux définitions de représentations auxquelles s’ajoute une définition de représentation de l’espace.

Les représentations sont définies comme « des créations sociales ou individuelles de schémas perti-nents du réel. Des schémas pertiperti-nents du réel, puisque les représentations sont un guide de compréhension, de com-portements, d’organisation de l’espace » (Guérin 1989, p. 4). La représentation est une construction socioculturelle schématique (et donc simplificatrice) qui donne du sens au réel avec efficacité et cohérence. Ces représentations permettent de mieux comprendre les attitudes des individus ou leurs comportements, mais aussi comment l’espace est vécu et construit par les pratiques. La vision de l’espace dépasse alors l’espace dit support au profit d’un espace de vie ou vécu. Le but n’est pas de déterminer si les représentations sont vraies ou fausses car l’intérêt réside dans leurs existences même et dans leurs évolutions. Les individus subordonnent alors leur relation au monde à la production de représentations pour l’appréhender, lui conférer une signification voire le faire changer. Les représentations ne sont pas que des acquis, ce sont aussi des dynamiques, un « processus par lequel sont produits des formes, concrètes ou idéelles, dotées d’une existence propre, mais qui réfè-rent toujours à un autre objet ou à un autre phénomène relevant d’un autre ordre de réalité » (Debarbieux 1998, p. 199). La représentation se réfère au possible, au souhaité, à une conception idéale (voire irréelle) d’éléments du réel. La représentation est constitutive de la relation, à la fois sensible et pratique, au sein de l’environnement. Bien qu’influencée par la société, la représentation est indi-viduelle et donne à voir autant de réalités que d’individus. La lecture proposée des représenta-tions s’inscrit dans une « conception idéaliste » et « fait du réel, le produit de la pensée » (André 1998, p. 35). Les représentations répondent à quatre fonctions : une fonction de savoir, une fonction identitaire, une fonction d’orientation des comportements et une fonction de justification des comportements (Abric 1994 ; De Vanssay 2003). Ces quatre fonctions n’entraînent pas pour autant une superposition des représentations.

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Les travaux proposés ne s’inscrivent donc pas dans les théories non-représentationnelles qui reprochent à la géographie d’insister sur les discours, la rationalité ou l’intentionnalité des acteurs au détriment des affects, des pratiques et des non-humains (Staszak 2013). N. Thrift (2007) veut recentrer le regard géographique sur la pratique, vue comme incarnation et performance, pour dépasser les dualismes entre théorie et pratique, pensée et action. Cette pensée ne s’inscrit ni dans une perspective systémique, ni dans un cadre ontologique, refusant la pensée figurative. Mais elle propose des principes qui tendent à engager et à présenter (au lieu de représenter) la nature cachée voire inavouable de la pratique quotidienne (Cadman 2009). Si l’approche propo-sée partage avec les théories non-représentationnelles certains cadres de penpropo-sée (notamment la sociologie de l’acteur réseau), la représentation est considérée comme centrale pour comprendre des logiques sociales (et peut-être moins individuelles) dans une optique socioculturelle mais aussi politique des discours.

d. De la représentation à la représentativité : le prisme politique

La représentation présente une composante plus politique peu abordée jusque-là, retrouvée notamment dans le sens de représentants qui sont parfois élus, parfois nommés. Cet enjeu de la représentativité est crucial dans le processus de traduction (au sens de la sociologie de la traduc-tion) et la mise en place de la controverse qui est vue comme « toutes les manifestations par lesquelles est remise en cause, discutée, négociée ou bafouée la représentativité des porte-paroles » (Callon 1986, p. 199).

La domestication de la coquille Saint-Jacques est l’exemple pris par M. Callon (1986) pour mettre en lumière les quatre phases de la traduction – qui peuvent se superposer – qui est fondée sur des déplacements : (a) la problématisation favorise la définition des acteurs (humains et non-humains) et les points de passages obligés pour dépasser les obstacles-problèmes, (b) les disposi-tifs d’intéressements définissent des (refus d’)alliances et des rapports de force, (c) l’enrôlement se présente comme un mécanisme pour attribuer des rôles, et (d) la mise en place d’une repré-sentation (Figure 2).

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Ce modèle proche de la spirale (Figure 2) simplifie toutefois le tableau. Certes un fil direc-teur peut être trouvé tel le fil d’Ariane : « il y a des points de passages obligés ; le microbe est le fil d’Ariane qui relie tous les points. Certes, on peut admettre que Pasteur est responsable de la certitude qu’on a qu’il existe des microbes spécifiques, mais il n’est pas responsable de leur usage médical » (Latour 2011, p. 79-80). Mais ce fil ressemble davantage à une corde. En effet, derrière le visuel d’une ligne directrice, il fau-drait davantage imaginer des fils tressés ou tordus ensemble afin d’atteindre une certaine solidité. Cette métaphore de la corde semble ressembler à la proposition faite par M. Callon et al. (2001, p. 108) qui comparent la formulation des problèmes à un macramé : « Il suit un des brins du macra-mé, celui qui permet de montrer que cette histoire a un sens, qu’elle aboutira ». Ainsi, la formulation du pro-blème prend différentes formes selon l’échelle considérée, du brin au macramé.

La traduction peut alors être considérée comme un tressage où différentes représentations s’ajustent. De la multiplicité initiale naît une impression d’unité à une échelle plus petite, impres-sion renforcée par la représentation (de l’ordre du politique) qui apparaît comme représentative.

e. En creux (et en interaction), d’autres notions

Différentes notions sont mobilisées, en insistant sur une conception dynamique de la repré-sentation, à la suite des travaux de J. Piaget. Elles montrent que les représentations sont des construits de différents processus (perception, imagination, mémorisation…) en interaction.

Le terme perception en anglais est plus proche de la représentation française (parfois aussi tra-duite par public perception) que de la perception en français. Cette homonymie (proche du faux-ami) entraîne parfois des confusions. La notion de perception est « retenu[e] comme renvoyant aux "mécanismes perceptifs" : vue, odorat, ouïe, goût, toucher. […] on admettra que le terme perception renvoie aux mécanismes perceptifs et aux phénomènes cognitifs qui rendent possible l’élaboration d’images ; celles-ci se structu-rent en représentations » (Gumuchian 1989, p. 34). La perception est donc de l’ordre du sensoriel, même si elle est en interaction constante avec représentations et mémoire (c’est-à-dire des pro-cessus cognitifs). Certains auteurs considèrent que cette phase cognitive fait partie de la percep-tion : la perceppercep-tion comprend « l’interprétation initiale des stimuli et l’attachement d’un sens à ces derniers » (Le Lay 2007, p. 26). L’activité de sémiotisation semble centrale pour différencier perceptions et représentations. Pour les distinguer, B. Debarbieux (2013, p. 867) considère deux entrées : « la perception est un phénomène d’ordre physiologique, même si l’on sait qu’il est largement influencé par des précons-truits et des habitus culturels ; par ailleurs la perception se réalise en présence de la chose perçue alors que la repré-sentation suppose un temps différé ». Ainsi, des discours sont perçus par l’ouïe au moment de l’écoute ou par l’œil au moment de la lecture (bref saisi par le corps), la représentation intervient dans un second temps, ultérieur et non sensoriel, et fonctionne grâce aux sphères cognitive et affective. En cela, la représentation diffère de l’attitude qui donne une large place au conatif. D’après Y.-F. Le Lay (2007), les attitudes présentent des composantes cognitive (connaissances, croyances, opinions et expériences), affective (sources de sentiments et d’émotions, à différentes valences) et conative (motivations à agir et stratégies d’action). L’attitude est donc pré-comportementale et influe chacune des réponses et des actions des individus. En outre, comme la perception, les attitudes appartiennent davantage à la sphère privée et individuelle que la représentation : elles s’appuient pour ce faire sur le système nerveux (Lafrenaye in Vallerand 1994).

Les représentations sont souvent critiquées pour les stéréotypes véhiculés, mais peuvent aussi être valorisées pour certains archétypes ou symboles. Cet aspect fait intervenir une autre notion : l’imaginaire. Deux conceptions de l’imaginaire semblent possibles, soit une dichotomie en deux mondes (le réel et l’imaginaire), soit une compréhension de l’imaginaire, fondée et

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lée par des signes et donc toujours réel (Chivallon 2008). La vision défendue du réel inscrit ce travail dans la deuxième mouvance. Comme la représentation, l’imaginaire permet d’insérer l’individu dans un contexte socioculturel et de mieux comprendre sa relation au monde (Le Lay 2007). L’imaginaire repose sur des images qui sont parfois confondues avec les représentations du fait de l’expression « image mentale ». Cette confusion a pu être alimentée par des traductions de l’anglais au français : ainsi, dans la version traduite de L’image de la cité, l’imagibilité d’un objet physique correspond à la qualité grâce à laquelle il a de grandes chances de provoquer une forte image chez n’importe quel observateur (Lynch 1998 (rééd.)). B. Debarbieux (1998, p. 199) définit l’image dans un sens restrictif : « produits de la représentation qui, dans ce processus, se réfèrent à ce premier ordre du réel sur le mode figuratif ». La représentation se construit et se lit à travers des images, tout en étant plus englobante. « Le concept de représentation ne saurait être mis au même plan que "l’image" : une représentation spatiale s’élabore et se constitue en prenant appui sur de multiples images de l’espace, images dont certaines peuvent même être contradictoires » (Gumuchian 1989, p. 33).

Néanmoins, distinguer ces notions peut sembler vain. Dans une perspective phénoménolo-gique, le monde vécu, l’expérience, le cognitif, l’affectif et le conatif tendent à ne faire qu’un, unis dans un système relationnel. A titre d’exemple, A. Bailly (1989, p. 56) affirme que cet entremêle-ment est une chance : « délibérément idéaliste, subjectiviste, la géographie des représentations5 puise sa richesse dans l’analyse de ce mélange permanent de réel et d’imaginaire ».

f. L’interaction représentations – pratiques

L’étude des représentations n’est pas celle des pratiques, mais les représentations semblent plus qu’un medium pour accéder aux pratiques.

Représentations et pratiques peuvent être considérées comme deux notions liées qui s’alimentent : « le processus de représentation est constitutif de la relation, à la fois sensible et pratique, que les hommes établissent avec le monde qui les environne. […] les individus et les groupes subordonnent leur pratique de l’espace à la production de représentations permettant de l’appréhender, de lui conférer une signification collective et, le cas échéant, de le transformer » (Debarbieux 1998, p. 200). En effet, les représentations influent sur les pratiques, en nous autorisant certaines actions, en valorisant d’autres phénomènes ou en con-damnant certains actes. Les représentations préexistent à toute pratique et demeure un facteur explicatif de l’action spatiale. Mais les représentations sont confirmées ou modifiées par nos pratiques. Ainsi, les appropriations, les habitudes ou les évènements peuvent amener une inertie ou une évolution des représentations, à l’échelle individuelle et sociale. Les représentations et les pratiques deviennent des interfaces entre les humains et leur environnement : « notre rapport au réel est nécessairement subordonné à l’ensemble de ses manifestations apparentes (les phénomènes) et un ensemble d’instruments de portée cognitive qui nous permettent de l’appréhender et d’agir sur lui » (Debarbieux 2004, p. 1).

La pratique spatiale a pu apparaître comme trop centrée sur le passage à l’acte : inclure la dimension plus représentationnelle de la pratique (notamment en termes de stratégies ou d’idéologies) peut favoriser l’utilisation du concept d’action (Lussault 2013b) comme terme en-globant de l’interaction représentations – pratiques. Différentes composantes d’un système semble émerger : « accepter une approche de l’espace faisant sienne les représentations, c’est, simultanément,

5 Il faut par ailleurs noter l’utilisation du terme « géographie des représentations », malgré les réserves émises par d’autres auteurs et abordées en début de partie.

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prendre en compte les pratiques spatiales d’une part, et l’aménagement d’autre part » (Gumuchian 1989, p. 30).

2. Le rôle de la systémique dans l’émergence d’une approche