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« Dis-moi quel est ton corpus, je te dirai quelle est ta problématique »

P. Charaudeau, 2009.

Les approches géohistoriques apparaissent « comme une tentative de restituer à la fois la dynamique et la structuration des milieux ou des territoires sur le temps long. À cet égard, les archives recèlent le principal matériau de travail, familier aux géographes par la formation historique qu’ils reçoivent » (Jacob-Rousseau 2009, p. 211). Cette pratique de l’exploration d’archives semble être une passerelle entre histoire et géographie, deux disciplines liées dans l’enseignement secondaire. Souligner ce lien entre his-toire et géographie ne va cependant pas de soi en termes de pratiques de recherche : « Depuis l’institutionnalisation des sciences sociales il y a un siècle, l’association de la géographie et des archives relève en France du paradoxe. […] En dépit – ou à cause ? – de l’étroite association scientifique et civique entre histoire et géographie, l’École française de géographie a privilégié comme témoins des temps anciens les couches géologiques et non les archives historiques. L’opposition du triptyque histoire-passé-archives au trinôme géographie-présent-terrain a conservé sa prégnance en France » (Djament-Tran 2009, p. 241). Cette dichotomie historique n’a plus de sens : la géographie du passé peut offrir des éclairages dans le présent en raisonnant en termes diachroniques et permet d’imbriquer une étude des composantes spatiales et temporelles. La géographie renoue avec les archives pour élargir son prisme temporel, dépassant alors des durées séculaires, grâce à des documents qui sont de mieux en mieux inventoriés et de plus en plus ac-cessibles (Antoine et al. 2009).

L’approche géohistorique s’appuie sur des données textuelles ou iconiques généralement imprimées, même si les archives sonores voire audiovisuelles semblent de plus en plus nom-breuses (en témoignent les exemples de l’ l’Institut national de l’audiovisuel ou de sites Internet comme Dailymotion ou YouTube). En France, différents types d’archives sont distingués : les Archives nationales, départementales et municipales gérées par l’Etat ou les collectivités territo-riales, les fonds d’archives qui appartiennent à des institutions publiques ou privées ou à des individus (les fonds privés). Les documents au sujet de l’environnement sont très divers (des textes de loi, des archives des travaux publics, des cartes voire des atlas, des textes administratifs, des rapports, des articles de presse…).

Le propos vise à proposer une méthodologie qui rassemble les acquis de la linguistique et des sciences humaines et sociales à travers la constitution de corpus. Ces derniers sont ici essen-tiellement fondés sur des discours journalistiques, mêlant presses quotidiennes régionale et na-tionale pour favoriser les comparaisons inter- et intra-système. Enfin, les corpus constitués sont présentés.

I. De l’interdisciplinarité à la fécondité de la pensée par

corpus

La réflexion autour du corpus se présente comme un enjeu méthodologique encore peu pris en charge en géographie. Si l’utilisation du terme est de plus en plus fréquente, les réflexions, tant épistémologiques que méthodologiques, sur cet objet apparaissent encore très discrètes. En

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mier lieu, il faut considérer le corpus à travers la notion de prisme : le corpus naît d’un prisme, celui du chercheur à la recherche d’un faisceau convergent de preuves ou de traces, mais le cor-pus est lui aussi prisme puisqu’il retranscrit les objectifs et les questionnements du chercheur et qu’il constitue la source principale de résultats voire d’interprétations. Questionner le corpus s’avère un moyen utile pour interroger une démarche de recherche centrée sur les discours : révé-ler ses limites, ses questionnements et ses dits semble central dans une approche constructiviste. « Le caractère subjectif et singulier d’un corpus peut être relativisé, dans la mesure où il conduit à une exploitation et à des résultats s’inscrivant dans un cadre d’analyse commun » (Bommier-Pincemin 1999, p. 423). En effet, assumer la singularité et la subjectivité d’un corpus ne vise pas à remettre en cause sa perti-nence, mais bien à le confronter à la littérature existante, à d’autres sources ou à d’autres corpus pour parvenir à consolider les résultats. Ce positionnement inscrit le corpus entre matériel et immatériel : il est une représentation à la fois concrète (des formes textuelles et iconiques) mais aussi idéelle (à la suite de « Dis-moi quel est ton corpus, je te dirai quelle est ta problématique » de P. Cha-raudeau en 2009).

Dans cette représentation, le texte pourrait incarner la manifestation concrète d’une sémioti-sation, quand les discours seraient plutôt de l’ordre du cognitif. Tous les discours étudiés pren-nent la forme matérielle du texte ou de l’image, mais un même texte peut être le terrain de diffé-rents discours. A la suite des travaux de J.-M. Adam et de J.-M. Viprey, « le discours est défini comme le texte mis en rapport avec ses conditions historiques de production, d’où le schéma couramment répercuté : DIS-COURS = TEXTE + CONDITIONS DE PRODUCTION, TEXTE = DISDIS-COURS – CONDI-TIONS DE PRODUCTION » (Jaubert 2002).

A. Le corpus à l’interface des Humanités et des sciences sociales

D. Mayaffre (2002), chercheur à l’interface entre l’histoire et la linguistique, propose deux perspectives pour considérer les corpus : une approche d’une part sérielle et d’autre part heuris-tique. La première approche fait du corpus un ensemble complexe de données, quand la seconde insiste sur son intérêt pour répondre à une problématique choisie. Ces deux aspects permettent de définir le corpus par sa morphologie et ses objectifs. Ce point de vue peut être complété par celui exprimé par F. Rastier (2004) qui affirme que deux conceptions du corpus coexistent : « L’une, documentaire, ne retient que des variables globales caractérisant les documents, sans tenir compte de leur caractère textuel, ni de leur structure. […] En revanche, la conception philologique-herméneutique tient compte des rapports de texte à texte, ce qui n’est possible qu’au sein d’un discours ». Ces deux approches sont combi-nées : l’approche documentaire permet d’inventorier et de classer le corpus, mais elle n’est jugée éclairante que par la mise en relation des différents textes. Le corpus prend sens du fait du con-texte d’énonciation ou de la comparaison entre différents discours. Cette deuxième conception semble la plus riche pour les sciences humaines et sociales. Le concept de corpus fait partie du quotidien du linguiste (Habert et al. 1997), référence banale et fréquente (Dalbera 2002), encore sous-utilisée en géographie. Mais le critère de forme (un ensemble de textes) n’est pas suffisant pour créer un corpus (Duteil-Mougel 2005) qui soulève des enjeux méthodologiques et interpré-tatifs.

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1. De la linguistique…

Ce détour par la linguistique vise à éclairer des notions, mais aussi à favoriser la circulation de grilles de lecture et d’analyse. Les textes sont considérés à la fois comme l’objet empirique de la linguistique (Pincemin 2011), mais aussi comme son unité minimale à trois niveaux (discours, champ générique et genre) qui prend son sens dans un corpus (Rastier 2004).

« Tout ensemble de textes n’est pas un corpus » (Bommier-Pincemin 1999, p. 416). Un corpus est un recueil composite où est regroupée une collection de textes avec une volonté de cohérence (Mayaffre 2002). Ainsi, un corpus consiste en un cumul de données : ce rassemblement de textes fonctionne par agrégation. Néanmoins, le corpus revient aussi à soustraire ou à ôter des textes : un corpus est donc toujours un ensemble jugé représentatif d’un tout, sans pour autant corres-pondre stricto sensu à ce tout. Un corpus vérifie des conditions de signifiance, d’acceptabilité et d’exploitabilité (Bommier-Pincemin 1999) (Tableau 6).

Conditions Qualités Objectifs Signifiance Pertinence

Cohérence

Le corpus n’existe que pour certains objectifs et certaines hypo-thèses.

Le corpus sous-entend une perspective donnée.

Acceptabilité Représentativité

Régularité Complétude

Le corpus est une représentation du réel souvent échantillonnée et vraisemblable.

Le corpus ne doit pas être perturbé par des contraintes externes. Le corpus doit permettre un niveau d’analyse suffisamment riche.

Exploitabilité Homogénéité Volume

Le corpus doit pouvoir fournir des unités comparables.

Le corpus doit présenter une taille suffisante pour permettre les analyses.

Tableau 6. Quand un ensemble de textes devient corpus (d’après B. Bommier-Pincemin 1999)

Après avoir fixé des hypothèses (généralement à l’aune de la littérature ou d’une connais-sance de l’objet ou du site d’étude), le chercheur construit son corpus. Ce dernier devient ensuite le lieu de l’analyse et joue donc un rôle central dans les résultats et dans les interprétations. Un retour sur les hypothèses peut donc amener à reconsidérer son corpus : un corpus n’est ni fini, ni figé et peut donc être amené à évoluer (par enrichissement mais aussi par simplification). Un corpus n’est donc pas un acquis, mais un construit dont l’élaboration semble parallèle à la consti-tution des problématiques de recherche. Néanmoins, cette représentation du corpus comme outil ne doit pas faire oublier que le corpus peut aussi être étudié comme un « objet en soi » (Charaudeau 2009).

Ce bref détour par la linguistique permet d’établir quelques critères pour l’appréhension du corpus. Avec l’émergence de l’analyse du discours dans les années 1970, la création du corpus est devenue un questionnement essentiel (Guilhaumou 2002). Ainsi, l’intérêt des méthodes linguis-tiques « redouble, au contraire, si l’on considère les textes non seulement comme des témoignages institutionnels, mais encore comme des traces involontaires d’une activité qui les déborde ; si on leur pose, indépendamment de celle de leur sens, la question de ce qu’ils révèlent ou trahissent, malgré eux, des activités qui les ont produites. L’approche linguistique s’impose alors pour découvrir, en plus du sens explicite, au premier degré, un sens second, implicite et masqué » (Prost 1996, p. 270).

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