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3.Temporalités des espaces du shopping

L'observation du shopping par le quotidien révèle la mise en avant de trois temporalités, mais aussi la peinture d'une vie sociale qui différencie fortement les lieux.

a. Le temps long des lieux hérités

La première temporalité des lieux de shopping abordée par Sud-Ouest relève d'une évolution continue, dans une temporalité longue, avec ses héritages (présentés comme des continuités). À ce titre, plusieurs articles rappellent les origines romaines de la rue Sainte-Catherine et son évolution

au cours des siècles88. ). L'irréversibilité du temps et des changements qu'il apporte s'imposent à

travers les témoignages des anciens, de personnes âgées, sur l'époque de leur enfance et de leur jeunesse, sur les évolutions subies par les lieux. L'évocation du temps long est une évocation des lieux, et lorsque c'est encore possible, passe à travers le prisme d'une expérience individuelle.

Cette évocation est limitée à un certain nombre d'espaces précis de l'hypercentre. Serait-ce à dire que les autres lieux du shopping sont « sans histoire » ? Non pas, mais leur « histoire » est tardive et courte, et surtout n'est pas reconnue comme telle. A contrario, certains espaces comme les grands magasins de la première époque et les principales rues marchandes d'antan ont une histoire

88 L'activité marchande est mentionnée comme un héritage du Moyen-Âge, avec une localisation (des ports donc des marchés et rues commerçantes) sur les esteys, à l'embouchure des rivières donnant sur la Garonne. Un deuxième thème fréquemment abordé est l'histoire plus récente de l'implantation et de l'évolution des grands magasins bordelais au XIXe et XXe s.

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reconnue. Ces lieux sont réputés être des héritages urbains, justement en tant que lieux marchands, et non pas seulement pour leur valeur patrimonial du point de vue architectural.

Dans cette représentation, les évolutions du passé sont continues, progressives, et bien sûr inéluctables. Elles sont tout autant inéluctables que les évolutions présentes, ces dernières semblant beaucoup plus rapides et nombreuses, disparates, désordonnées.

b. La permanence du changement au présent

Les transformations et évolutions du commerce et de la vie économique sont présentées dans le cadre d'une évolution linéaire de modernisation et progrès qui voit disparaître les formes anciennes de commerces et de boutiques au profit de nouvelles, plus rentables. La loi du marché, les dures règles de la concurrence sont mises en exergue comme explication. Le remplacement de la FNAC par un Monoprix dans l'enceinte de Saint-Christoly, la disparition des petites enseignes spécialisées datant des années 1950, l'installation d'un deuxième magasin H&M rue Sainte-Catherine (après celui de CMK), la fermeture de Tati cours Victor-Hugo, l'extension sans faille des boutiques franchisées aux dépens des boutiques indépendantes des marques, la diversification de l'offre dans les galeries marchandes de périphérie, les travaux d'agrandissement en périphérie et de réhabilitation dans le centre, etc. : le journal local avertit le consommateur, constate et entérine ces évolutions. Ces changements apparaissent comme les manifestations de la marche d'un monde moderne fait de concurrence et de renouvellement permanent.

Ces changements sont abordés pour tous les espaces, centraux et périphériques, à l'exception des changements qui interviennent à l'intérieur des centres commerciaux, parfois mentionnés, mais jamais discutés comme ils peuvent l'être dans le centre. Cette répartition spatiale traduit l'existence d'une frontière qui sépare moins un éventuel fait public d'une sphère privée qu'elle ne délimite l'étendue où les directions des centres commerciaux maîtrisent totalement leur communication.

c. Les événements du shopping, un cycle annuel

Une autre grande temporalité du shopping restituée par Sud-Ouest relève des cycles annuels, qui structurent intensément la vie urbaine. Une série d'événements récurrents dans l'année font l'objet aux mêmes dates d'articles similaires constatant à chaque fois les ressemblances et dissemblances par rapport aux années précédentes de manifestations telles que la rentrée, Noël, des soldes, la braderie. Ce sont alors les informations ou spéculations sur l'affluence, la réussite, la consommation qui font l'objet des articles, à grand renfort de témoignages de commerçants,

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sédentaires ou forains. Chaque année, les mêmes événements voient surgir les mêmes thèmes et les mêmes préoccupations, situant ces événements dans une dimension cyclique et récurrente, rassurante.

Les articles publiés sur ces événements localisent leur enquête presque exclusivement dans le centre-ville, alors même que les éditions de Sud-Ouest consultées ne se limitent pas au seul Bordeaux Centre. Ces événements rendent l'attractivité régionale du pôle qu'est l'hypercentre de Bordeaux particulièrement intense ; la foule y est particulièrement dense, fébrile et dépensière. Une telle focalisation sur les espaces centraux est une mise en scène et une reconnaissance de cette spécificité et de l'ampleur du vertige du consommateur face à la multiplicité des possibles.

4. Vie et animation

Les articles décrivent l'animation et la vie de ces espaces avec des modalités différentes selon leur localisation.

a. Animer les nouveaux espaces périphériques

Le journal local annonce ou relate des événements qui rompent le quotidien des lieux du shopping, sans aucune cyclicité. Les animations « para-commerciales » ont pour but de stimuler l'affluence ici ou là. Elles sont organisées par les associations de commerçants ou les gestionnaires des galeries commerçantes et sont motivées par des prétextes rassembleurs (charité, solidarité, citoyenneté, écologie, sport, beauté, art, etc.). Plus de la moitié des 33 articles consacrés aux centres commerciaux sont occasionnés par la simple annonce d'une animation dans un entrefilet ; alors que moins du dixième des articles consacrés aux rues piétonnes relatent longuement le même genre d'événements. Le journal est beaucoup plus loquace sur le centre que sur les périphéries, même dans les éditions qui concernent plus précisément les périphéries de l'agglomération. Une des raisons en est probablement une différence d'échelle entre les animations factices des centres commerciaux et les grands événements de centre-ville portés par des associations nationales reconnues ou d'intenses campagnes de communication. Quoi qu'il en soit, ces animations commerciales ont pour but à la fois d'attirer les visiteurs, mais aussi d'entretenir un effet d'image qui dépasse de loin le seul désir d'assister à une manifestation.

Dans Sud-Ouest, le phénomène le plus remarquable est que la principale image qui ressort des centres commerciaux, quels qu'ils soient, est celle de quelques animations gratuites et volontaristes.

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b. Témoignages des acteurs : production d'un espace dual

L'un des rôles essentiels des articles donnant un aperçu du shopping bordelais est de produire des témoignages de plusieurs acteurs de la consommation, passants, acheteurs, vendeurs, commerçants, afin qu'ils rendent compte de leurs usages, de leurs habitudes et de leurs raisonnements économiques.

Ces articles mettent en scène deux types de personnages en interaction indirecte. Les consommateurs sont présentés en regard de leur tactique économique et spatiale : la manière dont ils tirent parti d'un potentiel de mobilité et d'une relation à chaque fois différente aux mêmes espaces, leur capacité à investir un espace, en fonction de leur information économique, en fonction de leurs goûts et choix. Leur but n'est rien d'autre que leur satisfaction et leur contentement ; ils raisonnent en termes de plaisir, loisir, besoin, occasion. Les commerçants (et vendeurs) sont sollicités pour leur expérience directe d'une affluence remarquable (surcroît de travail et de ventes) ou d'une journée décevante. Ils sont présentés comme dépendant d'un espace (l'extérieur de leur boutique, l'accessibilité, le tramway, la forme de la rue), qu'ils ne maîtrisent pas. Ils sont, selon ces articles, soumis à un aléa de la consommation sur lequel ils n'ont pas prise.

La vie sociale des lieux du commerce relatée dans Sud-Ouest est donc centrée, non pas sur une interaction focalisée entre commerçants et consommateurs, mais au contraire sur la distinction des perspectives. Ce qui s'y joue, pour les uns et pour les autres est fondamental. La rue est dans cette représentation un espace où le pouvoir semble appartenir au client.

Le journal local ne donne pas les mêmes représentations des espaces et événements du centre-ville ouvert et des centres commerciaux, périphériques ou non. Le centre-centre-ville ouvert est le lieu d'une vie sociale commune, partagée, dense, qui suscite l'intérêt – alors que les centres commerciaux ne sont pas dotés de ces attributs. Ils ne sont intéressants que dans la seule mesure où ils organisent des manifestations ou font l'objet de décisions d'aménagement (agrandissement, construction, travaux publics). La vie sociale intérieure des centres commerciaux n'est jamais évoquée, les « personnages récurrents », les pratiques sociales, tous les éléments dont il est question à propos du centre-ville et qui introduisent une connivence avec le lecteur bordelais sont là absents. Cette absence concourt à donner de ces lieux, en comparaison, une image beaucoup moins vivante et sympathique que l'image reflétée par les articles sur le centre-ville. Ainsi, les espaces fermés (et ce d'autant plus lorsqu'ils sont périphériques) n'apparaissent pas comme des lieux communs de la vie sociale ; le quotidien n'en discute pas comme d'un bien public et partagé, à la différence des espaces centraux des rues, et parmi eux, de la rue Sainte-Catherine qui cumule 30% des occurrences de tous les articles.

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