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Les foules des lieux du shopping 51

C. « Si seulement je pouvais m'en passer

C. Les foules des lieux du shopping 51

Un des aspects les plus déconcertants du shopping pour l'observateur réside dans la présence simultanée d'une multitude de personnes accomplissant chacune des trajectoires et des actions très différentes. Les jours de plus forte affluence, en particulier les samedi après-midi, les périodes de solde ou de braderie, ou les jours précédant Noël, l'afflux de passants occupés au shopping forme une foule. L'une des approches possibles est alors de prendre cette multitude comme un tout, un ensemble : une foule, sans se résigner à ne pas comprendre le foisonnement et la mobilité et l'ordre sous-jacent au désordre apparent.

La foule n'est pas une unité, une entité claire et distincte. Elle est toujours floue, mouvante, incertaine, diverse. Il est tentant de la personnaliser, de lui donner des intentions, des sentiments, des gestes comme si elle agissait toujours d'une seule voix en oubliant qu'elle est hétéroclite. Accumulation d'individus dans un même lieu, elle se caractérise par l'anonymat, une certaine forme d'indifférence entre les uns et les autres, une certaine diversité. Cependant elle ne se résume pas à la somme de comportements individuels indépendants mais en interaction, suffisamment nombreux et complexes pour être incompréhensibles. Selon les activités, selon les occasions, selon les situations, les foules prennent des formes et des styles variables, propres et spécifiques. La foule des spectacles organisés dans de vastes espaces (meetings, concerts) n'est pas la foule de la rue saturée de chalands, ni la foule de la plage saturée de baigneurs.

Quelle est cette foule dans les lieux du shopping ? Elle est mobile, elle est un flux de piétons qui parcourt la rue, galerie, voie, dans les deux sens, sur toute sa largeur : on « descend » ou on

« remonte » la rue Sainte-Catherine52. Certains carrefours donnent lieux à des redistributions du

51 Comme dans les pages précédentes, l'observation ne distingue pas d'emblée le comportement des personnes qui font du shopping des quelques-uns qui ne sont que de passage ou de promenade : quelles que soient leurs intentions, ils abordent globalement le même comportement, typique des lieux du shopping.

52 La rue Sainte-Catherine, entre les deux pôles de la place de la Victoire et place de la Comédie, légèrement plus haute en altitude, mais surtout vers laquelle la rue est beaucoup plus chic et plus fréquentée, la journée.

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flux avec un autre axe ; mais les rues étroites, non piétonnes et surtout non commerçantes sont à l'écart de la foule. Elle sature certains magasins et en évite d'autres : à quelques mètres de distance, dans le tronçon médian de la rue Sainte-Catherine, le magasin Jennyfer au numéro 94, grande enseigne nationale de vêtements bon marché pour jeunes filles et jeunes femmes, est remplie de femmes et enfants et hommes de tous âges, beaucoup de gens attendent des proches à l'entrée, formant un attroupement, alors qu'au numéro 93 la grande et ancienne boutique Victory of London, proposant costumes et robes de soirée à la mode des années 1980 sur des mannequins perruqués et déhanchés, paraît désert, si l'on exclut la clientèle de deux couples âgés. Les trajectoires qui sillonnent cette foule ne sont pas strictement linéaires malgré la puissance du flux, mais plus ou moins brisées : la sinuosité des évitements réciproques des passants s'accompagne d'oscillations entre les boutiques. Par moment, elle peut en partie s'immobiliser et se fixer sur un seul point, autour d'un spectacle de rue où l'attroupement devient rapidement la première attraction.

Planche 10. Chorégraphie de la foule lors de la grande braderie d'hiver, rue Sainte-Catherine.

Le choix d'un temps d'exposition plus long que la normale permet de montrer les mouvements et les vitesses différentes de chacune des personnes présentes. L'espace disponible pour le passage est rétréci par les installations et l'affluence génère un embouteillage piéton. Photographie : Mélina Germes, février 2006.

La foule n'est un corps collectif et n'existe en tant que foule que si l'on en oublie les composantes individuelles pour observer la dynamique d'ensemble, la mécanique spatiale. La photographie ci-dessus présente un mouvement de foule, dans un contexte où l'affluence est

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particulièrement importante, la grande braderie d'hiver. Le trop grand nombre de personnes présentes ralentit et gêne la circulation.

L'ambiance de l'affluence du shopping fait appel à d'autres sens que la vue et la densité des interactions visuelles. La moiteur, la chaleur, la promiscuité tactile des attroupements ou des petits magasins encombrés, malgré l'air conditionné, fait aussi la foule. Le bruit des pas et des marches coordonnées, la rumeur indistincte de la rue, les bribes de paroles que l'on perçoit en fond sonore ou qui émergent soudain quelques secondes, sont également des dimensions fondamentales de la foule pour son appréhension. Les vides et les pleins, les passages et les embouteillages, une ruée ici, une désertion là, la stabilité et l'instabilité des vitesses, des directions ; les bouillonnements effervescents à l'entrée d'un magasin, les piétinements devant les caisses, les flâneries patientes, les trajectoires directes, sont les outils de lecture et de compréhension des foules du shopping.

Au-delà du désordre apparemment insondable (qui se comprend seulement comme combinaison des intentions individuelles et distinctes de chacun des protagonistes), la foule apparaît comme une mise en forme collective des corps : rien d'autre qu'une organisation de l'espace via les corps.

Cette étude des dimensions corporelles du shopping a utilisé des focales différentes pour montrer d'abord l'importance de la sensorialité et de la motricité qui orchestre véritablement l'expérience dans sa confrontation à l'ambiance, ensuite pour exposer l'ambiance sociale du shopping où toute une dramaturgie sociale se joue à partir des seuls regards, enfin pour montrer comment les corps participent à la construction de l'ambiance dans laquelle l'expérience est immergée. Ces analyses rapides ont tout de même laissé le champ libre pour l'émergence récurrente d'une dimension spatiale dans l'observation des corps. Au-delà du contexte urbain d'une voie piétonne marchande et des boutiques qui la bordent, le corps parle d'espace, il exprime des relations spatiales et sociales, il pourrait même apparaître comme le premier outil spatial de territorialisation dont dispose l'individu. Enfin, cette spatialisation du corps qui reste à ce stade une hypothèse ne semble pas être spécifique à la pratique du shopping, mais au contraire, trouve des similitudes dans d'autres pratiques sociales.

Cette première plongée au cœur de la pratique du shopping affirme la complexité et l'intérêt d'un sujet qu'elle ne permet que d'entrevoir. Le shopping questionne effectivement l'espace urbain selon sa pratique ordinaire. Les questions sur le shopping se bousculent sur de multiples sujets, les

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décisions et calculs économiques, le rôle du désir, les relations sociales dans le shopping, le portrait sociologique des amateurs de shopping, et la spatialisation de ces phénomènes dans le contexte urbain bordelais. La réflexion sur les multiples aspects géographiques de l'expérience du shopping, esquissée dans ce parcours, sera développée par la suite. Cependant les aspects méthodologiques demandant d'abord d'affiner la compréhension du shopping et des outils mis en œuvre pour son questionnement.

En particulier, la question la plus préoccupante est la dimension économique de cette recherche de vêtements que constitue le shopping que l'on étudie ici. Quel est le statut de la consommation dans le shopping ? Comment comprendre la dimension proprement culturelle de la consommation, du shopping, par rapport à ces espaces ? Quelles relations particulières les personnes entretiennent-elles avec leurs habillement et que représente l'achat d'un vêtement par le shopping ?

Première partie - Chapitre 2

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