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L'urbanité du shopping par le prisme de la corporéité

A. La production de l'urbanité

Le schéma suivant applique l'approche phénoménologique et interactionniste au contexte socio-spatial urbain ; il constitue une des déclinaisons du schéma précédent.

Les espaces urbains forment le monde « déjà-là ». Ils sont constitués d'ambiances volatiles

et de configurations matérielles stables. C'est en leur sein que se déploie l'expérience du corps propre : ses perceptions et ses actions dans le cours de la dramaturgie sociale, enchevêtrées aux perceptions et actions des autres, forment des interactions (aux dimensions corporelles et

80 Le corps et la ville entretiennent certes des relations privilégiées selon les sciences humaines et sociales – mais il semble que ce ne soit pas toujours pour de bonnes raisons. Ainsi, la ville est souvent personnalisée lorsqu'on fait appel au corps : soit la métaphore devient organique (3. Paquot, 2006), soit la ville est érotisée comme corps féminin, dans une répétition inlassable du point de vue du poète masculin (3. Mongin, 2005 ; 3. Berenstein-Jacques, 2006). Par ailleurs, il existe beaucoup d'a priori sur le fait que la ville est un cadre violent contrariant les corps (3. Marzano, 2006), les acculant à une pauvreté sensorielle (3. Senett, 2002).

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symboliques). Il s'agit, pour le shopping, d'identifier les sites dans lesquels cette pratique a lieu, et de comprendre leur structure marchande et leur configuration économique.

Figure 4. Urbanité, expérience et espace

Ce schéma insiste sur les rétroactions du monde social (les urbanités) vers les espaces urbains d'une part ; vers les interactions d'autre part.

Dans ce contexte urbain de densité et de diversité, de mise en relation et de contacts

multiples, où l'organisation tend vers la coprésence, les interactions sont « maximisées », ou au moins intensifiées en terme de nombre et de diversité des contacts. C'est en cela que réside la spécificité du contexte urbain. L'interaction majeure du shopping est une interaction corps/objet (déjà évoquée dans le chapitre précédent) ; l'interaction entre proches sortis faire du shopping ensemble est aussi fréquente et importante d'après les entretiens. Cependant, il existe aussi des interactions non intentionnelles, non désirées, superficielles, mais dont l'existence est fondamentale : il s'agit des interactions informelles entre inconnus qui se croisent alors qu'ils font chacun leur shopping.

L'ensemble des interactions, dans le temps, dans l'espace, dans l'épaisseur des pratiques

sociales cristallisées sur les lieux et dans les mémoires d'une part, et d'autre part la mise en œuvre de la corporéité dans des situations concrètes spécifiques, multiples, récurrentes et originales marquées par la complexité des relations et la densité des interaction, bref, la multiplication des expériences, forment un monde social qui n'est pas d'un seul bloc, mais pluriel et ambivalent, que l'on désigne sous le terme d'urbanité. Le mot urbanité est un adjectif substantivé qui désigne la manière d'être urbain, les modalités selon lesquelles ce principe d'organisation de l'espace est mis en œuvre, concrètement, physiquement, socialement,

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corporellement. Or, il n'y a pas une seule, mais une multitude d'existences urbaines et de manières d'être urbain. L'urbanité ne peut pas être déterminée sur des critères d'observation extérieurs aux situations, en attribuant aux espaces des qualificatifs indépendants du rôle des lieux dans la vie urbaine. L'urbanité est une situation perpétuellement en acte, dépendant des situations, des expériences, des événements, et donc potentiellement changeante.

Cependant, il existe deux rétroactions majeures qui expliquent non seulement le pouvoir configurant des expériences, mais aussi le fait que les interprétations que formulent les citadins ne sont pas seulement issues de leur seule expérience instantanée.

Les interactions aboutissent à la production des espaces urbains. Le monde social produit

ses propres acteurs, économiques et politiques, forme ses propres institutions, qui jouent des rôles décisifs sur la « matière » urbaine, en transformant essentiellement les configurations. En fonction des représentations élaborées, du jeu des pouvoirs, ces acteurs modèlent, transforment et produisent les configurations, événements et ambiances des espaces urbains : ils bâtissent, détruisent, équipent, laissent à l'abandon, promeuvent, etc.

A l'échelle individuelle cette fois, les interactions mettent en œuvre une production

matérielle et concrète de l'espace urbain et ses ambiances par le jeu des corps et du sens, des dispositions physiques des configurations chorégraphiques, par les usages des lieux, leur détournement ou non. Les situations sociales en chair et en acte, et leurs traces matérielles complètent la production de l'espace dans lequel le corps propre exerce sa sensorialité.

Les représentations, elles, court-circuitent presque l'expérience, en ce qu'elles rétroagissent

directement sur les interactions corporelles et symboliques, parfois indépendamment de l'expérience. À une échelle collective, elles forgent, dans l'interaction des expériences et des jugements des uns et des autres, à travers les jeux de pouvoirs des médias, des institutions et des personnalités, un espace social signifiant.

Via l'expérience personnelle, les représentations individuelles donnent sens à un monde

« personnel », à travers une territorialisation, étroitement dépendante de la biographie urbaine et des caractéristiques de la personne considérée.

Les représentations résultent de la dimension symbolique de l'interaction. Elles sont produites, énoncées, mises en œuvre personnellement, en groupe, collectivement, selon les expériences et leur partage discursif. Les représentations rétroagissent bien évidemment sur les interactions, puisqu'elles entrent fortement en compte dans l'interprétation des situations qui

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préside à l'action. Le monde « déjà-là » qu'est l'espace urbain fait l'objet d'une production sociale qui n'est qu'une série d'expériences urbaines organisées et institutionnalisées.

L'apport de la corporéité à la compréhension du fait urbain ne fait plus de doute : il permet d'adopter une nouvelle focale sur la production géographique de l'urbain. Le corps n'est pas présent dans ce processus au seul instant phénoménologique, il est omniprésent, car l'urbanité est fondamentalement corporelle, dans ses dimensions individuelles, perceptives, sociales et représentatives.

Un des intérêts de cette conception est que le « fait » urbain n'est pas ici objectivé et abstrait du monde comme une chose en soi. Au contraire, sa dimension événementielle, l'importance de situations jamais identiques mais souvent semblables est mise en valeur. Les phénomènes ici décomposés sont quasi-simultanés, et cette boucle est rejouée à chaque instant de la vie sociale. Les interactions entre personnes, et entre personnes et lieux (perception, interprétation, action, représentation, production) sont permanentes. Le fait urbain se fait et se défait en permanence, au fil des événements, au gré des passants.

Cette représentation met l'accent sur la complexité de la vie quotidienne au pluriel, sur la combinaison complexe des situations et des expériences, au détriment de l'expression de la complexité de l'organisation urbaine, de la gouvernance, des institutions, de la régulation. Ces expériences n'ont rien d'anodin et les gestes dans leur grande majorité, se conforment à un ordre social polyvalent qu'ils confortent et ré-instituent.

Ainsi, la compréhension des urbanités du shopping doit en passer par la lecture et la compréhension des expériences, des perceptions, des interactions qui les constituent et qui les organisent. Ainsi, la recherche de la maximisation de l'interaction avec la marchandise est en mesure d'expliquer la concentration spatiale de l'offre ; et par conséquent la maximisation de fait des interactions avec des inconnus, effet secondaire non souhaité... parfois gênant. Cependant, si la coprésence et la maximisation de l'interaction sont les principes essentiels de l'urbain, il s'avère que la mise à distance soit, paradoxalement, un corrélat fondamental de l'organisation de l'urbain.