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Sans shopping : exclusion et/ou désintérêt ?

Le shopping comme expérience

I. Sans shopping : exclusion et/ou désintérêt ?

Quelles sont les pratiques et intentions de ceux qui ne font pas de shopping ? Quelle est la part d'injustice économique et spatiale ? Est-ce une question de goût strictement personnelle ? La non-pratique du shopping ne relève pas systématiquement d'une inégalité économique (ou de liberté dans la gestion du temps), elle repose souvent sur un désintérêt fondamental pour la pratique. Les deux explications se combinent et se justifient réciproquement.

A. « Le shopping ? ça ne m'intéresse pas »

Certains affirment et décrivent sans ambiguïté un désintéressement profond du shopping, lié à la fois à des préoccupations économiques et une indifférence envers son apparence.

1. De tout petits budgets

Hélène, Patrick et Gilbert font partie des personnes qui associent des petits revenus à un désintérêt fondamental pour leur habillement, sans non plus beaucoup d'intérêt pour la consommation en général. Ce qu'ils veulent, c'est bien vivre, bien manger, voir des amis, partir en vacances en famille.

Interlocutrice – Est-ce que vous pourriez me raconter, comme une anecdote, le dernier vêtement que vous vous êtes acheté ? Par rapport au moment où vous étiez chez vous, vous vous êtes dit : « J'ai besoin d'un truc » et au moment où vous êtes rentré chez vous avec le truc... ?

Gilbert – Alors, c'est très simple, moi. Quand je vais dans une grande surface, je regarde, et si je trouve quelque chose qui me convient et qui est en promotion par exemple, je me dis : « Tiens, ça fait un petit moment que je le cherche », et si je vois que c'est un peu moins cher je le prends. Sinon...

Première partie - Chapitre 1

sinon, non, j'ai pas de...

Interlocutrice – C'est l'opportunité, peut-être ?

Gilbert – Ah oui – Ça ne m'arrive pas de dire, je vais y aller pour ça. Enfin... je me débrouille avec ce que j'ai. [...]

Interlocutrice - Et vos critères de choix, ça va être ?

Gilbert – Ce que je pense qui me va – ce qui n'est pas toujours évident, hein ? Mais je pense, vu ma corpulence, tout ça, j'essaie d'avoir des trucs un peu amples, qui correspondent à mon avis à mon physique, quoi, c'est tout. Je me trimballe pas avec des trucs moulants par exemple, hein ? Je pense que ça serait pas bien. Mais c'est vraiment très personnel – mais bon, j'en fais pas plus que ça.

Interlocutrice – En fait, d'après ce que vous me dites, vous n'allez pas chercher un vêtement particulier, vous allez plutôt...

Gilbert – Si, j'ai des... petits critères ; style, je ne vais pas prendre un truc qui me met là [montre son cou] parce que j'ai horreur de ça, ça me gêne, donc je vais prendre un truc en V... mais c'est vraiment parce que ça ne me gêne pas, ça me va, et puis ça correspond à ce que je pense que je dois m'habiller, mais je vous dit, c'est très personnel et subjectif – parce que, après, quel regard les autres ont sur moi... alors là j'en sais rien... et puis je pense après qu'à nos âges, les gens... c'est plus... c'est plus pareil – je pense pas qu'on me regarde en disant... et puis non, ça ne me vient pas à l'esprit. J'ai d'autres soucis. [rire]

Texte 10. Gilbert, paradigme du non-shopping

Ces propos expriment le souci d'être correct sans se tracasser. L'achat se fait en minimisant la dépense, sans aucun déplacement qui ne lui soit spécifiquement dédié. Les pratiques de consommation de Gilbert, même au-delà des vêtements, ne s'apparentent en rien au shopping. Hélène, son mari et son fils font de même : dans les supermarchés ou hypermarchés, ils vont acheter des tenues de sport, des t-shirt en coton, des baskets, tout en se fiant au goût d'Hélène pour savoir ce qui sera le plus seyant. L'argent sert à autre chose et ils ne trouvent aucun intérêt dans les vêtements.

2. Une indifférence prédominante

Jean-Michel et Régis, eux, ne sont pas si justes dans la gestion de leur budget, mais tout autant désintéressés de l'apparence qu'ils offrent.

Régis – Boh, c'est les chaussures que j'ai acheté, j'ai mis... j'avais été à Casino, à Pessac... j'étais là, et quand j'ai vu que ça coûtait le prix que c'était ... je pouvais me les acheter... pour moi, je trouvais ça aberrant, et puis je me suis retrouvé à Leclerc, j'étais content d'avoir ma petite paire de chaussure à 190... à 190 francs, je ne sais plus combien ça fait en euros – et voilà, et puis je suis rentré chez moi

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j'étais content. Pas ma femme, parce qu'elle disait que ça fait... [...] Elle a dit que ça va s'user, j'aurais dû prendre des chaussures en cuir, il y en avait des belles et tout le truc. Pff – j'ai pris ça, et c'est tout.

Texte 11. Régis, l'utilitarisme ostensible et économe

Tant dans l'expression que dans le vocabulaire, Régis affiche une indifférence pour ces questions d'apparence que sa femme ne partage pas, et face à elle, il doit défendre sa manière de faire pour qu'elle ne la lui reproche pas.

3. Lieux de l'approvisionnement vestimentaire

Pour s'habiller, ces réfractaires du shopping font au plus pratique et au plus rapide, dans les supermarchés et hypermarchés les plus proches de chez eux, dans les grands magasins de sport aussi pour les chaussures, où elles sont réputées plus solides. Ils y passent juste le temps qu'il faut pour choisir et se débarrassent de la corvée le plus tôt possible. Cette pratique expéditive ne les amène pas loin de leur espace de vie urbain habituel, ils restent dans les lieux de consommation fréquentés régulièrement, et ne font pour ainsi dire pas de détour sur leurs itinéraires habituels. Tous habitent en périphérie de l'agglomération : Hélène à Ambarès sur la rive droite, Patrick à Eysines à l'ouest, Régis et Jean-Michel à Léognan au sud, seul Gilbert réside dans un quartier périphérique de Bordeaux, à Saint-Augustin. Leurs consommations vestimentaires, ni ludiques ni distrayantes, les amènent dans les espaces de consommation périphériques et/ou périurbains. Leur faible intérêt pour les questions d'apparence est donc leur point commun, au-delà des questions de budget qui ne sont apparemment pas vécues par les trois premiers comme une véritable contrainte.

B. « On ne peut pas se le permettre »

Une certaine forme de léger regret de ne pouvoir faire de shopping est formulé par quelques femmes rencontrées, même si ce n'est pas une préoccupation pour elles.

1. Contraintes transformées en plaisir

Paula est dans une situation similaire aux précédents : ouvrière avec peu de moyens et de larges formes qui s'accommodent mal du prêt-à-porter, même en vente en supermarché, elle ne fait pas de shopping. Elle n'en ferait pas non plus, même si elle était mieux payée, car elle juge les prix pratiqués par les magasins qui font des grandes tailles comme non justifiés, exorbitants voire discriminatoires. Elle n'en ferait pas non plus de gaieté de cœur car son sentiment écologique lui

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rend insupportable toute consommation superflue. Elle préfère acheter des tissus et coudre des vêtements – toujours les mêmes modèles – à son goût, à sa taille, pour peu cher, tout en profitant du délassement d'une activité créative et de la fierté d'avoir produit elle-même ce qu'elle porte. Pour cela, elle se rend chez Toto, cours Victor-Hugo, elle prend son temps en visitant les rayons, en touchant les coupons, en choisissant pour des prix très bas ce qui fera le mieux l'affaire.

Paula – Je vais directement là [chez Toto] pour acheter mes tissus – par contre, pour choisir les tissus, ça me prend plus longtemps et ça me fait plus de plaisir, parce que là je compare, je cherche, je regarde, je m'inspire, cependant que quand je fais mes courses à Lidl, c'est toujours la même chose, je n'ai plus à réfléchir.

Texte 12. Comment la débrouille devient un plaisir avec Paula

Contraintes économiques, corporelles et choix idéologiques imbriqués amènent Paula à une expérience urbaine plutôt originale, complètement contraire à celle évoquée précédement – même s'il paraît difficile de l'assimiler à du shopping. Habitant au Bouscat (banlieue ouest) et travaillant dans une usine périurbaine, elle traverse la ville pour atteindre ces boutiques uniques dans Bordeaux centre (Toto dispose de trois lieux de vente à moins de 500 mètres les uns des autres), puis repart tout aussi directement vers chez elle. Elle sort complètement de son espace de vie habituel pour aller chercher ses fournitures. Si la visite du magasin est distrayante, si elle prend son temps pour faire les bons choix, si elle met l'accent sur le plaisir du choix des tissus, l'absence de comparaison, de déambulation d'un point de vente à l'autre écarte cette expérience de celles du shopping à proprement parler.

Au contraire, Claudine subit d'une toute autre manière la contrainte financière de son tout petit budget. Elle a vu ses revenus chuter brutalement et récemment, alors qu'elle avait coutume de dépenser (raisonnablement) sans vraiment limiter sa consommation. « Ben ça fait un an que je me

suis rien acheté, rien de rien – ni en vêtements, ni chez le coiffeur – là c'est ma copine qui me coupe les cheveux. Rien. [...] Avant, alors là, j'étais une grosse consommatrice de tout ! Non, non non, c'est vrai que financièrement... je n'avais aucun souci, donc c'est vrai qu'au point de vue vêtement, heureusement, ça me sert beaucoup maintenant. J'achetais beaucoup de vêtements, je renouvelais. Avant j'avais pas de souci donc... j'achetais surtout au coup de cœur. »

2. Finances et/ou mode de vie

Marianne doit, toute seule, faire vivre sa petite fille, dans une maison à la campagne, tout en travaillant comme aide à domicile dans toute une partie de l'agglomération bordelaise : le temps lui manque autant que le budget, quant à son énergie, elle est toute entière absorbée par les

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déplacements en voiture. Elle raconte certes que cela lui arrive de faire les magasins, mais pas depuis un moment : elle n'a pas d'expérience en mémoire à raconter. Les questions financières et les questions de goût ne se posent même pas : son mode de vie actuel ne lui permet pas, il n'y a pas de place pour le shopping aujourd'hui.

L'absence de pratique du shopping n'est pas énoncée comme un manque, mais elle se sentirait plus à l'aise si c'était possible, envisageable, tout comme Claudine. Leurs vies actuelles limitent leurs expériences urbaines, shopping compris, mais ce n'est vraiment pas là l'essentiel de leurs préoccupations.

Les facteurs du désintérêt personnel et de la limitation des budgets, se combinent à d'autres facteurs comme le mode de vie. Seul Régis a véritablement choisi de « ne pas » faire de shopping ; les autres s'en accommodent. Mais en s'en accommodant, ils ne subissent pas toujours : ainsi Paula ruse avec les multiples contraintes qu'elle rencontre, et, sans faire de shopping, trouve une manière d'être satisfaite et contente et de se faire plaisir, et cela l'amène à une expérience urbaine originale.