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C. « Si seulement je pouvais m'en passer

A. Interactions sensorielles

Celui qui fait du shopping voit son corps sollicité sous deux rapports : la sensorialité (rapport entre le monde et soi) et la mobilité et motricité (rapport entre soi et le monde). Ce monde du shopping est constitué d'une ambiance particulière, où les stimuli sont nombreux ; amplifiés, travaillés, disposés de manière à être plus percutants, plus intenses, à attirer le passant par tous ses

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sens46. L'intensité de l'éclairage des vitrines et des rayons attire le regard, quelques magasins

utilisent même des stroboscopes ou des projections de lumière en direction de la voie piétonne pour attirer l'attention du passant ; les messages iconographiques et textuels en grand format sont récurrents, les couleurs vives habituelles. Les musiques, leur volume et leur rythme, les parfums et odeurs, les chocs thermiques, font du shopping une véritable épreuve corporelle dont les protagonistes sortent fatigués (comme le mentionnent Caroline, Bruno et Nathalie par exemple).

Le shopping est fondé sur la mobilité piétonne, sur une marche qui, selon la direction prise, décide des lieux et des ambiances auxquels la personne se trouvera confrontée. Elle laisse certaines zones dans l'inconnu, en traverse d'autres, en explore d'autres encore - selon la perméabilité ou l'imperméabilité du passant à son environnement, au paysage qui l'entoure, à ses semblables. La continuité de l'expérience qui accompagne la marche à travers des lieux différents a pour conséquence le fait qu'une même personne mette en œuvre différents degrés d'attention et d'implication dans l'espace. Selon les itinéraires empruntés et selon les manières de marcher, l'individu fait advenir à sa perception et à sa conscience des lieux singuliers. Or, tant son orientation que son implication sensorielle dépendent des signes, particulièrement visuels, qu'il perçoit, à savoir des ambiances qu'il traverse. Le corps est tout entier engagé dans le shopping, tant dans les voies marchandes bordées de vitrines, que dans les magasins eux-mêmes saturés de signes.

Les corps du shopping se trouvent dans un face-à-face avec les objets. La troisième planche de photographies de l'avant-propos montre un montage d'images décomposant les gestes de trois jeunes femmes face à un stand de fleurs artificielles lors de la grande braderie de Bordeaux. L'une tient dans sa main des fleurs qu'elle observe attentivement et dont elle arrange la disposition ; deux autres, ensemble, regardent l'étalage, sans le toucher, mais, en montrant du doigt, parlent et échangent sur les objets présentés. Au cœur de la pratique, l'interaction avec les objets est une des préoccupations principales du shopping, qui passe par l'observation, le toucher, l'essayage, ces gestes n'obligeant en rien le visiteur à acheter. La recherche d'objets engage le corps dans une démarche spécifique, où l'accent est mis sur une sensorialité qui se déploie au-delà même des objets, dans l'ensemble de l'ambiance du lieu. Cependant, entre mise à distance et contact intime avec les objets, selon les lieux et selon les personnes, l'engagement du corps prend différentes tournures.

1. Utilitarisme Un homme d'une cinquantaine d'années entre dans un magasin de chaussures de

gamme moyenne supérieure, tournant le dos aux talons hauts, bottines, escarpins, aux couleurs roses et vives et aux formes fines des chaussures pour femmes. Tout en marchant lentement, il regarde

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attentivement et systématiquement les modèles de chaussures pour hommes exposés sur les étagères en bois. Revenant sur ses pas, il se dirige vers l'un d'entre eux, puis s'arrête, tend la main, soulève la chaussure, sent du bout des doigts la matière (du cuir), teste son élasticité, sa résistance, son grain, observe les coutures et la finition, retourne l'objet pour voir le prix et la taille, le plie pour tester la semelle, et après un dernier coup d'œil, le repose. Il fait de même pour un autre modèle de chaussure gauche, avant d'appeler un vendeur pour l'essayage. Il sort plus tard.

2. Corps à corps. La scène se passe dans un magasin de dégriffe, où les articles sont entassés dans des

bacs portant comme étiquette un ou plusieurs noms de marque et un prix. Ici les pyjamas, là les t-shirts, plus loin les soutien-gorge, sur un portant des jupes et pantalons ; et partout, des mains qui s'agitent et qui fouillent scrupuleusement, au plus près des articles, le regard à l'affût, rapidement. Elles soulèvent, entrevoient, reposent un peu plus loin, repoussent, écartent, défont des tas et en refont d'autres, tirent sur les cintres... Certains entassent sur leurs bras les articles à essayer plus tard, car il faut faire la queue pour avoir accès aux cabines d'essayage, d'autres sortent sans rien avoir trouvé.

3. Distanciation. Dans un magasin de bijoux fantaisie, une jeune fille avec son sac à dos fait face au

rayon des boucles d'oreille, les contemple, les scrute, en retrait, et avance de temps en temps la main vers l'une d'elle qu'elle effleure – surtout vers les modèles en anneaux. Au bout d'un certain temps, elle saisit un modèle, l'observe de près et se dirige vers la caisse.

Texte 22. Trois situations de face à face corps/objet

La mise en regard des deux premiers textes montre que l'ambiance du magasin joue un certain rôle, car les dispositifs spatiaux adoptés pour la présentation des objets, bien distingués et séparés les uns des autres, ou en fouillis, amènent (sans imposer) des gestuelles différentes. Les dimensions personnelles ne sont pas négligeables non plus : la timidité de la jeune fille du troisième texte montre qu'elle n'est pas à l'aise pour faire du shopping seule dans ce magasin ; l'utilitarisme de l'homme du premier texte n'est peut-être pas sans rapport avec une conformité nécessaire au rôle masculin qui l'amène à afficher une attitude détachée vis-à-vis de ces instruments de l'apparence. Source : Mélina Germes, Notes de terrain, 2003-2007.

Les expériences de shopping se distinguent selon l'implication sensorielle et motrice des personnes, selon qu'elles se mettent à distance ou qu'elle s'immergent dans leur environnement. Contrairement à ce que l'on pouvait croire, l'expérience n'est pas produite par le seul individu, entièrement maître de ce qui lui arrive. Elle n'est pas non plus produite par le seul contexte du lieu et des dispositifs spatiaux et sensoriels qui l'habitent. Elle est produite dans l'interaction entre l'ambiance et la personne ; et cette interaction met le corps individuel au centre de l'enjeu, tant en termes d'itinéraires et de déplacements qu'en termes de gestuelle.

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