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L'urbanité du shopping par le prisme de la corporéité

C. Le corps, objet géographique ?

Dans quelle mesure le corps peut-il être intégré dans une approche géographique ? À quel titre le reconnaître ? Assez souvent cité et travaillé dans le corpus de géographie anglo-saxonne, il est comparativement absent de la géographie française.

1. Timidités de la géographie française vis-à-vis du corps

Tant les références au corps que les appels à traiter du corps en géographie se font pourtant de

plus en plus nombreux73. Jean-François Staszak plaide pour une prise en compte de l'échelle

micro-locale, du corps et de l'individu, qui ne doit pas être « par principe interdite au géographe » même si elle est « le plus souvent ignorée » (2. Staszak, 2001 : 355). Cependant ce plaidoyer s'inscrit dans une réflexion sur les espaces domestiques où l'auteur précise que le corps n'est probablement pas pertinent pour comprendre des objets plus classiques de la géographie parmi lesquels il cite la ville. Ce qui n'est pas probable reste possible.

Bien des travaux géographiques abordent des questions qui touchent au corps : autour de la

sexualité74, du genre, de la violence, de la maladie, de la nutrition, du tourisme, mais sans le

prendre fondamentalement comme objet. Les travaux de Françine Barthe-Deloizy (5. 2001 ; 5. 2003) abordent la question de la nudité et du corps. Mais le corps, implicitement désigné par la nudité, est restreint à sa dimension d'organisme humain dénudé et n'a d'existence que nu. A

contrario, notre perspective étudie justement les corps habillés.

73 Ainsi, le mot est défini dans le Dictionnaire de Géographie et de l'Espace des sociétés (2. Lévy et Lussault, 2003) ; la dimension corporelle est de plus en plus présente dans les travaux de géographie, en particulier sociale (2. Di Méo, 1999 ; 3. Di Méo, 2007 ; 3. Zeneidi-Henry, 2002), et l'étude de pratiques sportives ou ludiques amènent R. Keerle et D. Crozat par exemple à mentionner le corps. La corporalité est utilisée comme figure de style dans des recherches basées sur des œuvres artistiques, cinématographiques, plastiques, picturales : Anne Volvey travaille sur la dimension psychologique du corps par rapport à l'œuvre de Christo, landartist (5. Volvey, 2000). Les objets qu'il emballe et recouvre ont pour référent la peau qui recouvre le corps. Daniel Cosgrove propose une approche de la corporalité à travers œuvres cinématographiques et picturales pour comprendre le corps dans la géographie culturelle (5. Cosgrove, 1999).

74 Cf. les travaux de Marianne Blidon par exemple, et la journée d'étude « Sexe de l'espace, Sexe dans l'espace », MSHA, Bordeaux, 22 mai 2007.

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2. La sensorialité corporelle issue des courants humanistes

L'intérêt pour le corps dans la géographie anglo-saxonne commence avec la géographie humaniste, proche de la phénoménologie intéressée par le vécu, l'expérience et la perception de l'espace qui passe par le corps. L'évocation des sens est la plupart du temps ponctuelle. En 1994, Paul Rodaway propose une approche de l'espace et des corps via les sens (5. Rodaway, 1994) : la sensorialité est étudiée comme condition d'accès à l'espace, dans un contexte contemporain et occidental où la place faite aux sens par de nouveaux types d'espaces, hyperréels, change considérablement. Ce rapport au monde via les sens et la réalité est ainsi questionné. La géographie française prend en compte bien sûr la sensorialité, de nombreux chercheurs et équipes

questionnent quelques-uns des cinq sens75 (avec un primat accordé à la vue), même si les travaux

de synthèse sur les rapports entre sensorialité et espace font défaut.

Cependant, l'approche par les sens n'est pas forcément corporelle. Une géographie du perceptible (visible, odeurs, sons) n'est pas une géographie du perçu. Si la perception sensitive implique la présence d'un corps, l'étude d'une réception ou représentation des perceptions sensorielles n'implique pas une réflexion sur le rôle du corps et surtout sur son rapport propre à l'espace. Les sens sont effectivement souvent mentionnés et ils abordent le corps en creux. Néanmoins toute géographie des sens n'est pas implicitement une géographie corporelle.

3. L'identité corporelle des géographies critiques et/ou postmodernes

Dans la géographie anglo-saxonne, à partir du milieu des années 1990, l'évocation du corps devient « one of the latest fashion » (5. Rose, 1995) : il existe une véritable ruée sur le corps, concept auquel les travaux font appel dans une multitude de circonstances. Il est convoqué en tant que stigmate d'une identité physique visible à laquelle l'individu ne peut échapper : féminité, couleur de peau, handicap, âge, etc. Cette identité contenue dans le corps (4. Eliott, 2004) est souvent représentée comme source de discriminations pour sa non correspondance avec la « norme » du groupe social qui détiendrait le pouvoir culturel ou moral, masculin, blanc, d'âge mûr et valide.

« Geographers need to attend both the conceptualisation and material construction of bodies because our bodies make a difference to our experience of places : whether we are young or old, able-bodied or

75 Le primat est encore accordé à la vue ; les travaux du CRESSON (Grenoble) portent sur l'environnement sonore ; le colloque de Pierrefonds en 1998 s'intitule « Géographie des odeurs » ; Lucile Grésillon questionne la perception des odeurs ; la géographie du goût fait l'objet de mentions de plus en plus fréquentes. Seul le « toucher » semble absent de la géographie...

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disabled, Black or White in appearance does, at least partly, determine collective responses to our bodies » (5. Laws, 1997 : 49)

Les relations entre corps et identité, le premier étant souvent considéré comme une matérialisation ou incarnation de la seconde, s'expliquent par quelques-uns des principes et idées du courant postmoderne dans les sciences sociales anglo-saxonnes dont ne manquent pas de se réclamer les auteurs sus-cités. Le corps, réceptacle de l'identité, entre en dialogue avec l'espace en tant que marqueur des différences sociales (5. Strüver, 2004). L'identité, dans sa dimension corporelle, conditionne l'appréhension de l'espace. Le corps est envisagé comme un déterminant, non plus physique, mais identitaire. La géographie française est beaucoup plus perméable à cette approche du corps, bien que les questions de genre y fassent souvent implicitement référence.

Les deux problèmes majeurs de cette conception spatiale du corps est qu'il y est souvent réifié, que son intérêt et son existence sont comprises seulement par rapport à l'individu. Le corps n'est que ce qui objective l'individu.

Il n'est pas concevable dans la géographie contemporaine d'aborder fondamentalement le corps sans légitimer le propos par la construction d'un objet géographique. Au-delà de la justification, le pari est fait que la corporéité n'est pas utile à la géographie qu'au titre de notion, mais également en tant que méthode.

II. La géographicité de la corporéité

Les questions abordées ici relèvent toutes d'une sensibilité géographique. La corporéité telle qu'on la conçoit ici est le principe fondateur de la géographicité, et devient par là même un concept sous-jacent indéniable de la géographie, à expliciter.

Chacun des auteurs cités précédemment traitant de la corporéité, dote « l'espace » (ou ce que l'on appelle comme tel) d'un rôle fondamental. La corporéité ne peut pas s'envisager sans spatialité. Certes, par rapport aux habitudes et topos géographiques, le corps constitue une échelle particulièrement étroite, au-delà de laquelle le relais est souvent passé aux anthropologues, par exemple. Or, le problème posé par la corporéité n'est pas une question d'échelle, puisqu'elle est également pertinente pour l'investigation sociale, sans se limiter à un champ strictement individuel et intime. La corporéité est un outil pertinent pour envisager l'espace social au-delà de ses dimensions individuelles.

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