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Une analyse de l'urbanité du shopping

L'urbanité du shopping par le prisme de la corporéité

C. Une analyse de l'urbanité du shopping

Le corps du shopping est-il le lieu d'expression des déterminations sociales ou le plus fantastique des espaces, objets et moyens de liberté individuelle ? Il semble plutôt que la conceptualisation de la corporéité que l'on propose permet de dépasser la dialectique liberté/détermination. En effet, ce qui est souvent souligné comme une expression de l'individualité, à savoir la place que les individus donnent à leur désir, n'est au fond qu'une des

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déterminations de la société contemporaine : une société individualiste de consommation. Or, la détermination sociale, si puissante qu'elle soit, n'existe que par sa reproduction, dans les représentations, dans les discours, dans les actes et gestes de tout un chacun. Au lieu de rester dans l'entre-deux de cette dialectique, la corporéité devient une grille de lecture. Effectivement, la dimension corporelle des pratiques relève d'une énonciation, d'une production de sens par l'individu dans une situation donnée. La production de sens n'est pas objectivée par les individus même s'ils n'en jouent pas à leur insu : ce langage et son outil ne sont pas conscients, mais ils sont largement utilisés. Ce sens n'est pas pure liberté, il n'est pas indépendant du (des) contexte(s) social(aux) dans le(s)quel(s) il s'exprime. La combinaison des pratiques exprime un ordre social, qui n'est pas une imposition de l'extérieur, mais la traduction de l'intériorisation (ou non) de certaines normes et usages et de la conjugaison de la diversité des pratiques.

Grâce à cette construction théorique et méthodologique, on est en mesure de développer une grille d'analyse de l'urbanité du shopping. Celle-ci distingue trois temps dans l'analyse, trois moments successifs.

1. Les cadres du shopping : espaces et situations préexistant à l'expérience.

Le contexte dans lequel les corps se déploient est un cadre au sens de l'interactionnisme symbolique, un dispositif à la fois pratique (i.e. une configuration matérielle et spatiale) et cognitif. La pratique du shopping ne s'invite pas dans n'importe quels lieux. Un des points de départ de ce travail est d'identifier quelques-uns des lieux que l'on peut assimiler à des sites de shopping, dans l'agglomération bordelaise. En effet, le bon déroulement de la pratique exige une configuration spatiale particulière, pensée en fonction d'un certain usage : la déambulation piétonne d'un point de vente à un autre. Quels sont ces cadres : quelles sont leurs formes, pensées pour quels usages ? Où sont-ils localisés dans l'espace urbain, entre « centre » et « périphéries » ? Les espaces de consommation sont souvent mentionnés pour leur homogénéité : relèvent-ils tous d'un même modèle ou présentent-ils des différences fondamentales, par exemple entre « rues piétonnes » et « centres commerciaux » ? Selon les échelles envisagées, les galeries des centres commerciaux ou les rues piétonnes peuvent être considérés comme des dispositifs fixes (à l'échelle de la ville) ou

informels (à l'échelle du corps), selon la typologie des souplesses des dispositifs spatiaux82 proposée

par E.T. Hall (2. Hall, 1966). Les boutiques elles-mêmes sont des dispositifs fixes.

82 Les premiers, dispositifs fixes, sont complètement rigides, espaces structurés par des cloisons et meublés (par exemple, une salle de cinéma) ; les seconds, dispositifs semi-fixes sont bien organisés mais permettent des agencements et/ou des usages différents (par exemple, une salle de classe) ; les derniers n'ont pas d'organisation stricte qui limite a priori les usages et les postures (une rue, une esplanade...).

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Les cadres structurent certes l'expérience, mais ils ne déterminent pas complètement les pratiques. Les situations qui les habitent, à un moment donné, dans des circonstances précises

peuvent s'adapter au cadre, ou bien en entreprendre un véritable détournement83, ou simplement

induire un fort décalage84 avec les usages prévus. Cependant, le shopping est une pratique où les

usages entrent en résonance avec les dispositifs, où les dispositifs (marchands) cherchent à influer autant que possible sur les pratiques de consommation.

Dans le contexte de consommation qui est celui du shopping, comment chacun de ces cadres structure-t-il l'expérience ? Quelle est leur prise corporelle, sensorielle et cognitive sur les expériences qui s'y déroulent ?

Le fait de considérer que le cadre préexiste à l'expérience peut paraître contradictoire avec l'affiliation phénoménologique. Ce que l'on envisage d'étudier n'est pas l'expérience intrinsèque, mais une expérience de shopping, à un moment donné, qui fait suite à de nombreuses autres expériences. L'expérience n'est pas envisagée ici comme le début de toute vie sociale, mais elle est un moment comme un autre dans le cours d'une vie. Cependant, les cadres n'existent pas non plus

ex nihilo, ils sont socialement produits. Quelle est leur genèse ? Comment espaces et pratiques se sont établis dans certains lieux urbains ?

2. La mise en jeu des corps et des interprétations dans l'expérience

L'expérience du shopping résulte de l'intention motivée d'un acteur, elle repose sur des interprétations sous-jacentes et elle produit des rapports à l'espace. Les lieux de la pratique, les objets désirés, les personnes qui accompagnent, font l'objet de stratégies. L'expérience est aussi souvent partagée entre plusieurs personnes sorties faire du shopping ensemble, en quelque sorte coproduite par des acteurs qui coopèrent. Comment les lieux sont-ils convoqués pour participer à une expérience individuelle ou coproduite ? Chacun mène à sa manière des expériences de shopping originales et irréductibles, qui ont un sens intime, à travers lesquelles un dialogue urbain s'amorce : comment se construisent les arbitrages et les partages lorsque le shopping se fait à plusieurs ? Selon les personnes, leur âge, leur sexe, la confrontation aux lieux du shopping ne prend pas la même tournure, la pratique ne produit pas les mêmes itinéraires, des territorialités différentes sont construites. Quelles interprétations les individus font-ils de leur expérience ? Quels sont leurs parcours, leurs itinéraires ? Comment l'interaction sensorielle du regard et de la marche

83 Lorsqu'une manifestation politique emprunte en fin de défilé, au printemps 2005, la rue Sainte-Catherine à Bordeaux. Les manifestations (2. Ripoll, 2005) sont des détournements de l'usage ordinaire des rues.

84 Par exemple, lorsque le Carnaval municipal envahit la très commerçante rue Sainte-Catherine un samedi d'après-midi (2. Germes, 2002).

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forge-t-elle une expérience ? Par rapport aux lieux, on interrogera présence et absences, attractions et évitements ; mais aussi le sens donné à la présence ici ou là et encore les manières d'être présent à l'espace.

3. Espaces sociaux

L'accumulation des expériences, au cours de l'histoire d'une même personne, ou bien l'accumulation d'expériences par des personnes différentes dans un lieu produit des espaces sociaux disposant d'une certaine assise temporelle ou collective (et non pas seulement des spatialités à la fois individuelle et fugaces).

Le pouvoir de configuration et de signification des corps (dans lesquels l'interaction verbale est bien sûr incluse) fait émerger une situation et produit les espaces qui étaient l'instant précédent le contexte de leur mise en jeu. La situation émergente se comprend par rapport à la situation initiale, selon qu'elle décale ou recadre l'action, selon la manière dont elle la fait évoluer : l'ordre, la coopération, la coordination explicite ou silencieuse, l'indifférence, le chaos-désordre. Elle est en harmonie ou disharmonie avec le lieu considéré. L'espace est produit par les circonstances en fonction de la situation qui s'y exprime et de ses éventuelles évolutions matérielles.

L'espace apparaît alors dans cette lecture comme inventé en permanence par les corps qui le parcourent, transformé et évoluant au fil des situations qui s'y déroulent. Cette lecture respecte la complexité du fait social considéré comme la somme des interactions spatialisées qui s'y déroulent, la complexité de la coprésence de situations divergentes ou seulement différentes. Elle structurera le questionnement à venir en deux grands axes : quels sont ces cadres du shopping (deuxième partie) ? Quel est le « monde social » produit par les expériences qui pratiquent et reconfigurent ces cadres (troisième partie) ?

Malgré une utilisation encore rare en géographie française, les dimensions corporelles sont omniprésentes dans beaucoup de travaux, et les sciences sociales font appel au « corps » à des titres variés dans leurs recherches (Andrieu, 2005 ; Le Breton, 1990 et 1992 ; Detrez, 2002). Le plus grand soin était donc nécessaire afin de construire la notion, ses usages, afin de poser les limites et les distinctions avec les approches du corps qui ne sont pas les nôtres.

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Dans la perspective présente, la corporéité est une dimension géographique fondamentale, qui, tant sur le plan théorique, conceptuel que pratique, permet de donner un nouveau relief à la part individuelle et quotidienne dans la constitution permanente du fait social dans ses dimensions spatiales ; et ce sans faire de l'individu la seule instance sociale, sans non plus oublier le poids des structures et des configurations spatiales, en intégrant à leur juste place les représentations. La grande question géographique de la ville et de l'urbain en sort renouvelée, reformulée. Cet outil est à même de permettre de comprendre avec toute la finesse souhaitable la complexité des appropriations et des identifications spatiales en jeu dans les espaces communs du shopping. De plus, deux méthodes d'enquête utilisées ici, l'itinéraire en tant que marche, et la photographie en tant que regard sur les corps, prennent un relief nouveau.

L'approche par la corporéité a aussi pour conséquence de donner au geste économique lui-même une dimension sociale particulière, sans oublier l'importance du fait marchand dans la fréquentation des espaces du commerce. Cela contribue ainsi à contrebalancer les défauts de nombreuses approches « sociales » de la consommation qui tendent à distinguer le geste d'achat de la dimension sociale. La revendication des dimensions sociales de l'activité commerciale est claire : elle induit une activité attractive, elle est un lieu de socialisation entre proches, entre amis, elle est une occasion de rencontre anonyme et informelle des autres. Mais cette socialisation se fait dans un cadre marchand avec lequel les personnes présentent interagissent et auquel, malgré parfois une volonté farouche d'indifférence, elles ne peuvent pas être complètement imperméables. Ce cadre est le contexte de leur socialisation et il joue un rôle. De plus, ce n'est pas la seule présence dans les lieux qui a une dimension sociale, mais également tous les gestes qui y sont accomplis, y compris celui d'achat.

La dimension corporelle n'est pas seulement intéressante parce que le shopping est une pratique sociale qui engage une réflexion corporelle dans le geste de se vêtir. Son intérêt porte au-delà. L'application de cette réflexion corporelle à propos du shopping est prometteuse : il s'agit d'une pratique particulièrement labile, où le rapport au lieu s'envisage sous l'angle de la mobilité, de la versatilité, et au contraire de l'ancrage et de l'habiter, offre peu de prises à l'observation et à la catégorisation géographiques. Le corps permet, au-delà des dimensions individuelles, de comprendre comment l'espace est produit même dans ces pratiques versatiles, et comment l'individu participe à une construction collective – mais non unanime.