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Apparaître : soi face aux autres

une économie symbolique et spatiale

A. Consommation de vêtements : un système socio-culturel

2. Apparaître : soi face aux autres

Il existe une véritable culture des apparences dans la vie sociale quotidienne. L'apparence est objectivée comme une des dimensions de l'existence sociale : chacun a conscience d'exposer aux autres une apparence ; elle en devient même un enjeu de l'image de soi. Le shopping se nourrit d'un désir de paraître. Afin de comprendre pourquoi le choix des vêtements, qui a pour but la

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production d'une apparence individuelle, a une telle importance à la fois personnelle et sociale, il faut d'abord saisir à quoi sert le vêtement. Quelle est la fonction de l'apparence dans l'interaction sociale ?

Le vêtement est l'antidote de la nudité, il procure le confort du corps vis-à-vis des conditions météorologiques, des activités que l'on engage. Il cache le corps nu, le voile au regard des autres, le pare et le décore. Le vêtement, selon sa forme, sa matière, autorise ou interdit des usages, des gestes, des postures. L'équilibre, l'effort physique, l'ouverture des gestes sont ainsi contraints par le vêtement. Dans une société où le vêtement n'est pas soumis à des normes étroites, permet-il désormais une expression de soi, de son identité ethnique, de genre, culturelle ? Est-il plutôt l'expression d'un rôle social ?

Considérant le corps comme le moyen de notre relation au monde, la dimension proprement concrète de notre existence sociale, le vêtement est alors d'abord l'objet primordial qui médiatise le mieux la relation de l'individu à son environnement. Recouvrant le corps, l'entourant en permanence, le vêtement est l'objet le plus proche et le plus familier. Il s'interpose, visuellement et physiquement, entre soi et les autres. Le vêtement met à distance ce qui existe autour. La manière de se vêtir est une manière d'habiter et d'occuper visuellement un espace. En complétant l'approche de l'espace individuel par une série de coquilles (2. Moles et Rohmer, 1978), on peut considérer que la première paroi, la peau, est accompagnée d'une seconde, les vêtements, en tant qu'enveloppe matérielle et symbolique à la fois qui rend l'existence sociale possible. Cette coquille malléable est un objet géographique en ce qu'elle médiatise le rapport au monde extérieur, à l'espace, et bien sûr aux autres.

Quel rôle joue le vêtement dans la société contemporaine, pour l'individu qui s'habille ? Pourquoi, où et comment se vêtir ? Quels sont les niveaux de signification du vêtement dans la société contemporaine (5. Delaporte, 1981) ?

a. Vêtements et systèmes de signes

Au-delà de contextes sociaux et historiques particuliers, l'appareil vestimentaire fonctionne comme un signe corporel (5. Kamitsis, 2002) : les jeux de déguisement, de travestissement en sont révélateurs. Codes, sens et références s'entrecroisent dans le vêtement.

Le vêtement est du ressort d'une identification sociale, en ce qu'il produit une image, au sens premier. Mais signes et sens vestimentaires ne sont pas décodables selon un système de correspondances fixes et immuables. Selon les sociétés, selon les époques, selon les contextes, les

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codes vestimentaires diffèrent ; et aujourd'hui, la majorité des pratiques vestimentaires sont certes normées, mais non explicitement codifiées. Les pratiques vestimentaires ne répondent pas à un système de signes cohérent et global : les signifiants et signifiés sont soumis à interprétations, à réinventions et réappropriations, tant par le biais des discours (en particulier sur l'habillage féminin) que par le biais des pratiques. Malgré tout, l'apparence est un signe opératoire dans la vie quotidienne, elle joue un rôle fondamental et permanent dans la vie sociale en ce qu'elle est le moyen des premières interactions précédant la parole.

Le vêtement ne sert pas uniquement à l'identification d'une appartenance individuelle à un groupe social précis. Il permet également l'identification collective d'un groupe ou d'une situation donnée, en fonction des vêtements (semblables ou non) des uns et des autres. Rapportés à l'espace, ils permettent la compréhension de situations spatialisées. Le choix d'un vêtement porté dans un lieu déterminé est également une manière d'habiter ce lieu, de l'investir, sous le regard des autres. Le langage vestimentaire a donc aussi une dimension spatiale dans le rapport aux lieux.

b. Le vêtement, entre expression et différenciations.

Le vêtement (non pas en lui-même, mais selon la manière dont il est porté, selon la pratique vestimentaire) a un sens social. Cependant, la capacité à faire du vêtement une expression strictement individuelle dépend du poids des normes et du contexte, ainsi que des marges de manœuvre et des degrés d'individuation qu'ils permettent. « La possibilité pour le sujet de s’exprimer

par le vêtement dépend, pour une grande part, d’une individuation socialement déterminée » (5. Bohn, 2001 : 192). En effet, l'ampleur du champ des pratiques vestimentaires possibles à disposition de l'individu pour exprimer des goûts et choix individuels dépend de la détermination sociale de l'usage et des pratiques. Il n'existe pas de pure expression individuelle dans le choix des vêtements, indépendamment des déterminations sociales. Dans certaines circonstances, la codification vestimentaire sera extrême, le possible se réduisant à la disposition des accessoires ; dans d'autres, elle portera soit sur la forme, soit sur la couleur, permettant une variété d'arrangements beaucoup plus grande. Toutes les revendications de goûts vestimentaires personnels, ou à l'inverse toutes les revendications de garde-robes « purement utilitaires » ne peuvent pas éliminer cette fonction sociale fondamentale du vêtement.

Trois procédés principaux instaurent des différenciations entre individus par le vêtement (5. Bohn, 2001).

La stratification consiste en une différenciation hiérarchique de la société entre groupes

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pratiques vestimentaires, du luxe, de l'ostentation, du chic et de la qualité des objets affichés. Dans la société contemporaine, où les productions vestimentaires sont industrialisées, le luxe n'est pas tant une question de couleurs, d'assortiments ou de décorations, ni même de style, mais plutôt de qualité du tissu et des coupes et de soin apporté aux finitions ; mais aussi de marques dotées de valeurs distinctives.

La fonction fait référence à l'usage du vêtement, et ainsi au rôle de celui qui l'endosse. Le travail

manuel appelle des vêtements différents d'un travail de bureau, pour des raisons de résistance, de salissure, de protection, de liberté de mouvement. Un métier de représentation appelle un effort vestimentaire particulier : le port d'un costume ou d'un tailleur, que ce soit un sur-mesure de grande marque ou un exemplaire d'une vente massive en supermarché. L'importance de la fonction perdure malgré la disparition des uniformes fonctionnels au sens strict qui permettaient en de nombreuses circonstances de la vie publique d'identifier la position sociale d'un individu en fonction de son métier (5. Balut, 2001).

La segmentation relève d'une différenciation sociale des individus portant sur des critères

comme le sexe, l'âge, le métier. La première d'entre elles est le dimorphisme sexuel (5. Monneyron, 2001). Les robes en sont un bon exemple : portés par les hommes en quelques circonstances ritualisées et précises, parfois très courtes par les jeunes filles, plus longues chez les femmes âgées.

Ainsi, malgré l'apparente liberté de choix de l'individu quant à son habillement, le vêtement manifeste une socialisation de l'individu, il exprime un positionnement dans la société. Le vêtement n'est pas seulement un objet matériel : imprégné de sens, il est également un outil de communication sociale qui dépasse de loin le seul individu. De l'achat d'un vêtement à sa destruction, de l'assortiment des tenues à l'échantillonnage de la garde-robe, les corps vêtus ne peuvent se comprendre que sous l'angle de pratiques vestimentaires quotidiennes et évolutives, dépendantes des circonstances et en particulier des espaces fréquentés.

c. Multiplication des styles et des référents vestimentaires

Les apparences se distinguent dans un mouvement de multiplication des styles vestimentaires, observé surtout chez les plus jeunes, mais qui existe également de manière minoritaire chez les adultes. En amont des goûts personnels, et en aval des déterminations sociales des normes et usages, les individus disposent (souvent mais pas toujours) d'une palette de panoplies vestimentaires, de « styles », « looks », accessibles à partir des classes moyennes, aux hommes comme aux femmes. Leur dénomination et leurs typologies sont pour le moins difficile à asseoir, en voici

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néanmoins quelques exemples fréquemment cités : « BCBG », « ethnique », « classique », « sportif », « branché », « stocks militaires » ; d'autres looks sont parfois reliés à des musiques, c'est-à-dire qu'ils prennent part à un style de vie global, sous le nom de rock, punk, rasta, hip-hop, etc. L'apparence corporelle fait ainsi souvent référence à une « culture visuelle » (5. Ohl, 2001).

Planche 11. Looks au choix : « Spicy Samba, Baby Blue, Pop Rock, Fatal Tango »

Photographie : Mélina Germes, 2004.

Peter – J'ai eu plusieurs styles complètement différents. J'ai eu une époque baba-cool, j'avais des cheveux longs, des gros pulls, des chemises blanches, etc. J'ai eu une époque punk, où j'étais plutôt avec des trucs en cuirs ou... des grands impers noirs et les cheveux tout comme ça... la période beaux-arts aussi, avec les fringues tout troués, les tâches de peinture, genre t'as l'impression que tu sors du chantier n'importe quand – ou avec... ouais... pfff... le look punk avec les Doc Martens... En fait, je me suis mis vraiment à m'intéresser aux fringues, c'est lié... ça m'intéresse avant aussi... mais c'est vraiment depuis 3 ans... 3-4 ans... aussi parce que... c'est en lien aussi avec la musique électronique. Ça correspond au même moment où j'ai commencé à écouter vraiment la musique électronique. Il se trouve aussi que les gens dans la musique électronique ont souvent des looks un peu... originaux, un peu fluo... et du coup, il y a une identité là-dessus qui moi me plaît beaucoup.

Texte 23. Les quatre looks successifs de Peter

Ces styles sont souvent (exagérément) comparés à des effets de communautés ou de tribus : il s'agit surtout en fait d'identifications stylistiques, à un groupe ou à un autre, souvent étroitement

associées à un mode de vie. Ces styles61, même si les personnes adoptant une apparence très

tranchée sont rares, révèlent ce que signifie aujourd'hui « paraître ». L'adoption d'un style ou d'un

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autre découle d'une volonté de paraître, c'est-à-dire dans la société française contemporaine, non pas toujours d'être le plus à son avantage, ni d'être le plus fortuné, mais paraître avoir tel ou tel style de vie, être telle ou telle personne, paraître dès le premier regard, avant toute entrée en relation.

La fonction sémiologique des pratiques vestimentaires est absolument indissociable des espaces et circonstances où elle s'exprime ; elle est socialement efficace, mais elle ne constitue pas un système rigoureux et clos, stable et déchiffrable sans équivoque. Les pratiques vestimentaires illustrent bien la rigidité d'une distinction entre deux sphères, l'une intime, l'autre publique, en montrant comment elles s'interpénètrent. Une pratique vestimentaire est négociée par l'individu en fonction de ce qu'il pense être le modèle ou la convention (5. Ferrié, 1998). L'interaction avec les autres, avec les proches ou avec les inconnus, le regard des autres et l'interprétation de ce regard par celui qui le subit, sont des phénomènes situés au cœur du processus de normalisation des pratiques. Elles apparaissent finalement comme le lieu d'une discussion et d'une négociation de l'incorporation par l'individu d'un statut social et d'un rôle : cette négociation entremêle étroitement les aspects signifiants et concrets. Le moment même de cette négociation, celui de l'acquisition de l'objet, est le plus fertile pour comprendre les enjeux et processus de l'incorporation.