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De l'individualité à l'expérience

C. Approche et problématique géographiques

2. De l'individualité à l'expérience

Quel est le rôle de l'individualité (selon la manière dont elle est construite) dans la production de l'espace social (éventuellement un espace commun) ? Telle est la problématique géographique de ce travail. Il est certain que d'autres phénomènes jouent aux côtés de l'individualité un rôle non négligeable. Cependant, la posture choisie quant à la définition du fait social permet, en s'interrogeant sur l'individualité (sur ce qu'elle explique comme sur dont elle échoue à rendre compte), de reconstruire et de redécouvrir progressivement ces autres phénomènes.

a. Perceptions et (inter)actions

L'individualité n'est pas l'individu. L'utilisation de la notion d'individu tend à conduire soit à une abstraction, soit à une typologie sociologique. Or l'utilisation du terme individualité a le mérite de mettre l'accent sur le fait que les personnes existent en tant qu'individus, en éloignant le risque de réification et de relativisme identitaire individuel. L'individualité n'est pas un donné issu de nulle part : elle est socialement construite et produite au fil des événements biographiques, dans des contextes sociaux et spatiaux particuliers. L'individualité s'exprime dans l'espace, elle est produite dans l'espace et elle participe à la production de l'espace. Elle incorpore,

22 Le terme d'acteur est employé intentionnellement. Si, effectivement, l'acteur est « une personne qui agit », disposant « d'une intériorité subjective, d'une conscience spécifique, autonome et réflexive » (2. Di Méo et Buléon, 2005 : 30), malgré la faiblesse du simple badaud, consommateur ou promeneur, du point de vue de la pratique du shopping, il dispose d'un véritable pouvoir. L'interactionnisme symbolique tend à considérer que l'action consiste en les gestes plus ordinaires : chacun peut donc être envisagé comme acteur, indépendamment du fait qu'il soit ou non fondé de pouvoir par une structure institutionnelle reconnue. Cela entre aussi en résonance avec l'existentialisme.

Introduction

reformule et reproduit des relations spatiales. Cette problématique pose la question sous-jacente de savoir ce qu'est l'individualité, d'un point de vue géographique.

Afin d'être en mesure d'aborder cette dimension de la vie sociale, une grille de lecture fondée sur la phénoménologie de Merleau-Ponty et l'interactionnisme symbolique fournit un cadre théorique cohérent.

La Phénoménologie de la Perception (1. Merleau-Ponty, 1945) propose une approche empirique géographiquement intéressante. Avant de discourir sur le savoir et les causalités, Maurice Merleau-Ponty met l'accent sur la facticité du monde, ce qui l'amène à considérer avant tout l'expérience, la perception et le vécu. Le monde n'émerge à la conscience personnelle que par l'intermédiaire des perceptions sensorielles, que par l'exercice du corps, sa confrontation dans l'espace aux stimulis, aux objets, aux configurations, aux autres corps. Le corps est la condition de l'existence. L'existence individuelle repose sur la perception de phénomènes qui engagent d'abord le corps et l'espace. Par suite, l'action, l'émergence des autres à la conscience et l'ensemble de la vie sociale reposent sur une implication perceptive du corps et de l'espace.

Ce n'est pas pour cela que les perceptions, ni les interprétations, ni les actions de l'individu seraient pures ou naturelles, dépourvues de l'influence du monde social extérieur. À partir des perceptions, des actions et de l'expérience du monde, les individus construisent par leurs interprétations discursives le « réel ». Ce qui est conçu et décrit comme réel est donc le résultat d'une construction sociale, puisque les individus n'existent pas en dehors du contexte social, culturel et historique de leur vie quotidienne et de leur croissance. Les phénomènes sociaux qui apparaissent comme allant de soi résultent en fait de constructions sociales (1. Berger et Luckmann, 1966). Le monde « déjà-là » qui s'offre à la perception (selon les expressions de Merleau-Ponty) est le contexte dans lequel l'individu est immergé et dont il ne perçoit pas la facticité.

Dans les interactions étroites entre l'individu et le monde (donc dans l'interaction avec d'autres individus) se forge l'intersubjectivité qui donne un sens au monde social. Ces interactions sont certes verbales, mais passent aussi par toutes sortes de discours, en particuliers gestuels et corporels (1. Le Breton, 2004). L'interactionnisme symbolique donne les outils pour penser et observer les interactions verbales, corporelles et spatiales qui produisent le monde

social, tout en tenant compte des principes de la phénoménologie et du constructivisme23.

23 Les liens entre phénoménologie et interactionnisme sont particulièrement développés dans le chapitre 4, en ce qu'ils donnent un cadre méthodologique et conceptuel très solide à la mise en regard du corps et de l'espace.

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b. Expérience et espace social

Une fois le contexte de l'interactionnisme symbolique défini, le shopping, considéré jusqu'ici

comme une pratique, peut désormais être envisagé en tant qu'expérience24. L'appel à la notion

d'expérience met l'accent sur l'action individuelle, l'intériorité, les sensations, les motivations, les décisions. Comment construire alors une approche géographique de cette expérience ? Quelle place accorder à l'espace dans cette expérience ?

Non seulement les expériences ne sont pas aspatiales au sens où elles peuvent toujours être décrites dans l'espace, mais elles entretiennent des relations complexes à l'espace, ce qu'exprime l'expression « je suis à l'espace et au temps » (1. Merleau-Ponty, 1945 : 164). Cette existence spatiale nécessite une attention particulière. La question est de savoir comment, du corps, via l'expérience et l'interaction, émerge l'espace des sociétés, complexe, habité, approprié, et non pas l'espace préexistant à l'expérience. Le shopping est une expérience qui produit et génère des interactions participant à ce processus. Cette approche s'intéresse aux expériences en ce qu'elles sont socialement structurées et produites et en ce qu'elles produisent le fait social.

La géographie sociale apporte des éléments de réflexion et des notions pour comprendre la production de l'espace social (et en particulier sa production via l'expérience). L'espace de vie désigne simplement l'étendue de ses pratiques, l'espace fréquenté régulièrement : les expériences ont comme cadre l'espace de vie routinier ou débordent parfois de ses limites. L'espace vécu enrichit l'espace de vie de toutes les relations mentales (affectives, idéologiques, imaginaires) que la personne entretient avec cet espace. « Un tel espace [espace de vie] pratiqué et perçu participe avec

force à la production de notre imaginaire spatial, de nos représentations mentales » (2. Di Méo, 2004 : 196), mais pas seulement, car les itinéraires et pratiques (extra)quotidiens et les relations mentales entretenues avec l'espace sont aussi producteurs de l'espace social. Le vécu individuel n'est pas seulement l'expression d'une instance sociale, il constitue également le fait social. Cependant, l'institution de l'espace social à partir des expériences vécues de l'espace dépend des modalités précises de l'inscription spatiale de l'expérience.

L'inscription spatiale de l'individualité n'est pas une question qui concerne seulement l'individu : l'espace y devient la médiation d'un rapport aux autres. Appropriations, identifications et territorialisations qu'étudie la géographie sociale sont des phénomènes par lesquels la personne exprime sa relation aux autres via l'espace (5. Ripoll et Veschambre, 2005). De plus, si l'espace du shopping où les individualités s'inscrivent est partagé, ce n'est pas au sens

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d'une division en parts donnant lieu à un cloisonnement étanche, mais bien plutôt au sens d'un usage en commun.

Les différentes modalités d'inscription spatiale (toujours mises en regard d'une absence d'inscription) que le chercheur peut appréhender sont de deux ordres :

1. Inscriptions spatiales individuelles matérielles. Elles sont directement lisibles de par leur matérialité en ce qu'elles travaillent sur la présence corporelle. L'occupation de l'espace (présence vs. absence) est la première d'entre elles ; l'espace de vie (vs. le vaste monde) en est une deuxième, centrée sur une personne et non plus sur un lieu ; une troisième distingue pratiques et évitements d'espaces (dans une perspective de mobilité) ; une quatrième et dernière oppose transformation concrète des configurations matérielles à leur conservation.

2. Inscriptions spatiales individuelles discursives. Le biais est celui d'un discours, écrit ou oral, préexistant ou suscité pour l'occasion ; dans la perspective de l'étude des inscriptions spatiales par l'expérience, elles ne sont pas toutes aussi opératoires selon les contextes. La plus facile à déterminer d'entre elles est la modalité juridique (ou réglementaire) qui départage les compétences sur différentes zones. Les représentations (imaginer vs. ignorer), les inscriptions symboliques (signifiant vs. trivial), les identifications (vs. rejet), les inscriptions sentimentales (vs. absence de sentiment), ces quatre autres modalités sont plus fugaces, mais aussi plus proches de l'expérience, en particulier pour les deux dernières.

Chacune d'entre elles n'est pas pertinente pour cette approche du shopping, mais les plus intéressantes parmi elles (pratiques, identifications, sentiments), étudiées par rapport à la complexité des territorialités individuelles et dans la construction combinatoire des multiples inscriptions de ces multiples acteurs, permettra de dessiner une géographie sociale complexe du shopping.