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PLAN VeRTICAL CARTOGRAPHIe VISION PLAN HORIZONTAL TeRRITOIRe ACTION

2.6. touJours le tableau

Peindre c’est créer une analogie avec l’imperceptible et l’inintelligible qui prend ainsi forme et devient accessible. La bonne peinture est par conséquent inintelligible. Créer cet inintelligible interdit de faire n’importe quelle bêtise, car la bêtise est toujours compréhensible.

« L’inintelligible » est d’emblée « inconsommable », donc essentielle.

gerhard richter1.

Dans ma jeunesse, il y eut plusieurs moments d’émotion esthétique liés directement à la vision des tableaux qui se confondent maintenant dans mon souvenir. Il y eut les visites au musée du Prado avec l’école, pas loin de chez mes parents et qui, à l’époque, était un vieux musée sordide. Des grands tableaux sombres dégageaient à travers les siècles une présence réelle, une actualité. Les visages éclairés de Velázquez, les corps étirés du Greco, la violence de Goya, tout cela me parlait avec des voix qui venaient de loin. en quoi pouvais-je être interpellé par ces peintures vieilles de plusieurs siècles ? en tant que jeune adolescent, je devais être probablement attiré par d’autres centres d’intérêt et cette voix de la peinture devait être un malentendu. Mais non : un voyage de fin d’études en Italie devait me montrer aussi les chefs-d’œuvre de la Renaissance. et là oui, j’ai senti clairement que j’étais concerné par quelque chose qui traversait l’histoire.

Les artistes me parlaient à travers leurs œuvres. Il y a toujours dans les œuvres du passé une actualité radicale, un présent continu qui ne se démode pas. La peinture dans sa matérialité nous parle du peintre qui l’a peinte, du temps qu’il a mis à fixer les couleurs, de l’époque où il a vécu, de ses états d’âme… tout cela est aussi « l’inintelligible » dont parle Richter. Inintelligible parce que trop évident. Inintelligible et donc d’emblée

« inconsommable », donc essentiel.

Quelque chose qui serait comme une règle non écrite a fait de l’histoire de la peinture une histoire de ce qui est essentiel car capable d’exprimer l’inintelligible. La peinture contemporaine questionne et se questionne elle-même dans ce sens. Dans son

1. RICHTER Gerhard, Textes, Dijon, Les presses du réel, 1995, p. 109.

devenir, la peinture retourne toujours vers elle-même, jusqu’au point où elle semblerait se faire et se défaire, se dire et se contredire, encore et encore, inlassablement. Comme la tapisserie de Pénélope, chaque nuit défaite pour être recommencée le lendemain.

Dans ce mouvement, il existe pour Paul Ardenne deux composants fondamentaux : « Le contemporain est surgissement et héritage. Surgissement, car il suppose l’apparition, la naissance. Héritage, car une telle propension du neuf à apparaître ne saurait venir au jour sans dépendre d’un passé1. »

Dans l’histoire récente de la peinture, beaucoup de peintres ont voulu abandonner un support – le tableau – qui paraissait éternel et incontournable au point où nous avions du mal à imaginer un « avant » le tableau. Mais si le modèle du tableau a pu s’imposer comme il l’a fait c’est parce qu’il a développé avec lui un type de vision et une économie qui se sont répandus dans le monde. Laurent Wolf explique les origines du tableau à partir du besoin, de la part des peintres, de tester des formes et des couleurs loin du chantier. Dans les églises, la peinture à la fresque imposait une rigueur infaillible. « L’usage du nouveau support, stable, léger, et sans limites de taille, modifie la pratique des artistes. Les peintures peuvent être travaillées en l’atelier quelles que soient leurs dimensions, démontées et remontées dans les bâtiments auxquels elles sont destinées2. » Cet aspect qui concerne la mobilité de ces nouveaux objets est encore aujourd’hui fondamental pour le développement de leur économie.

Si dans ma pratique de peintre, j’avais développé les peintures au sol comme un au-delà du tableau, celui-ci maintenait sa présence virtuelle. L’origine des flaques de peinture résidait dans l’échec lors de la production de mes tableaux. Les tentatives infructueuses se terminaient systématiquement par l’application d’une seule couleur avec un pinceau plat assez large, afin d’effacer la tentative et de pouvoir reprendre la toile au bout de quelques jours. L’application de cette couleur était généreuse afin aussi d’effacer le relief produit par la matière du tableau que je venais de rater.

Cette technique du « repentir » qui consiste à effacer par une nouvelle couche de peinture une erreur est commune à tous les peintres. D’une certaine manière, la peinture agit par accumulation de couches successives du bas vers le haut. Une certaine

« qualité » venait à se dégager de ces accumulations à moitié involontaires.

À l’hégémonie du plan du tableau avait succédé un goût pour les bords épais.

Certains peintres revendiquaient le tableau comme un objet réel et pour ce faire, ils fabriquaient des châssis plus épais. Le bord du tableau était devenu un lieu intéressant.

Sur les bords, la peinture pouvait dégouliner et laisser des traces qui se dirigeaient ensuite perpendiculairement vers le mur.

La fabrication de tableaux est devenue à nouveau intéressante à partir des principes

1. ARDENNE Paul, Art. L’âge contemporain, Paris, éditions du Regard, 2003, p. 33.

2. WOLF Laurent, Vie et mort du tableau. 1. Genèse d’une disparition, Paris, Klincksieck, 2004, p. 92.

de « bord » et de « débordement », dans une logique de peinture ratée. Le monochrome n’était pas ainsi la revendication moderniste de la platitude « greenberienne » mais au contraire, celle de l’impureté du médium.

Tableau raté orange, acrylique sur bois, 80 x 70 cm, 2007.

Siamois, acrylique sur bois, 30 x 60 cm, 2005.

Tableau raté bleu, acrylique sur bois, 21 x 30 cm, 2006.

Très vite, au bout de quelques essais, les bords du tableau se sont arrondis pour faciliter le glissement de la peinture vers le plan du mur où les débordements s’étalent.

Hommage à la merde, acrylique sur bois, 70 x 70 cm, 2004.

Tableau raté blanc, acrylique sur bois, 160 x 80 cm, 2006.

Tableau raté vert, acrylique sur bois, 120 x 110 cm, 2008.

Le retour au tableau dans ces circonstances impliquait pour moi une prise de position intéressante, parfaitement compatible avec les peintures au sol. Les tableaux dans le contexte de ma production étaient un objet parmi d’autres objets que je fabriquais à l’atelier.

en ce qui concerne l’enregistrement photographique de ces tableaux, j’ai évité de manière systématique la prise de vue frontale qui me rappelait trop la manière de photographier les tableaux où l’on voit une image. Il s’agit de photographier des objets accrochés aux murs, et compte tenu de l’intérêt particulier porté sur le bord, le fait de les prendre en trois quarts divise l’intérêt relatif du plan frontal avec celui de la profondeur de l’objet.

Paysage, acier et peinture glycéro.

Réalisation au cours d’une résidence. Installation définitive exposition Territoires, Vent de Forêts, Verdun, 2004.

Une résidence dans la Meuse en 2004 me donne l’opportunité de réaliser un

« tableau invisible » de grandes dimensions. Les « 4 x 3 » sont le format qui correspond aux grands panneaux publicitaires que nous trouvons dans nos villes. Je me sers de ce format et de sa structure pour placer un projet de peinture en plein air. Le projet est retenu pour faire partie d’un parcours d’œuvres dans la tristement célèbre forêt de Verdun. Je voulais faire un tableau que l’on ne voit pas : un clin d’œil à Claude Rutault et à ses tableaux peints de la même couleur que les murs où ils sont accrochés.

Le paysage, avant d’être l’étendue du pays ou plutôt la partie du pays que la nature présente à un observateur était un genre en peinture. Jean-Charles Filleron a écrit un texte savoureux sur la controverse qui entoure l’étymologie du mot « paysage ».

D’après lui, « le terme paysage est attesté pour la première fois en français en 1493.

Jean Molinet, Grand Rhétoriqueur à la cour de Bourgogne, l’utilise pour désigner un tableau représentant un paysage1… » Comme si la prise de conscience de la vision de la nature a été possible seulement après que les peintres aient fait d’elle le sujet de leurs tableaux.

J’étais attiré par l’architecture de ces panneaux. en espagne plus qu’en France, les panneaux publicitaires sont montés sur des structures triangulaires qui retiennent le panneau de manière stable contre le vent et les intempéries. Cette structure était déjà pour moi très parlante. elle signalait un mur qui n’existe pas et maintenait le tableau accroché à lui tout en laissant voir l’envers du tableau.

« L’envers du tableau » pourrait être un chapitre à part entière. Si la peinture a été définie depuis la Renaissance comme ce qui se passe sur la surface d’une toile quadrangulaire recouverte de peinture, l’envers du tableau est toujours resté une énigme. Probablement à cause du fait qu’il déjouait la fiction de ses origines : la fenêtre.

Retourner le tableau implique de le montrer en tant qu’objet. La magie du tableau se trouve sur sa surface et en montrant son dos, nous avons l’impression de tirer sur la barbe du Père Noël.

Cornelisz Norbertus Gijbrechts avait peint en 1670 le revers d’un tableau en trompe-l’œil comme une sorte de « vanité » qui dirait : détrompez-vous, je ne suis pas ce que vous voyez. Le chef-d’œuvre de Velázquez aussi nous présente Les Menines en train de voir le peintre travailler sur un tableau censé être le portrait des rois d’espagne.

Le portrait, que nous ne voyons pas et qui figure en premier plan, est montré nous tournant le dos, ce qui nous fait voir l’envers du tableau. Un jeu de miroirs toujours fascinant qui nous fait croire que nous serions le couple royal qui se reflète vaguement sur le miroir qui se trouve accroché au fond de la salle où la scène se déroule. Alors, sommes-nous hors champ, du mauvais côté de l’écran ?

Le tableau se montre ici, encore une fois, comme un double spéculaire de nous-mêmes. Non seulement il fonctionne avec un haut, un bas, une droite et une gauche, mais aussi avec un devant et un derrière. Un devant qui, comme le nôtre, se soucie d’un paraître qui se montre en façade2, pour cacher derrière la véritable nature de l’être.

Les Tableaux inversés que j’ai peints au début des années 2000 montrent l’envers de tableaux de petit format. Nous voyons donc la structure du châssis, la toile de coton

1. FILLERON Jean-Charles, Paysage, pérennité du sens et diversité des pratiques, UMR 5602 GEODE, université Toulouse-Le Mirail, http://revues.unilim.fr, 14 mars 2008.

2. Du latin facies par lequel on dénomme également le visage.

cru et des clous de tapissier qui servent à la fixer. Le « retournement » vient aussi du fait que c’est la peinture qui sert de support au support traditionnel, c’est-à-dire la toile et le châssis.

Tableau orange inversé. Acrylique sous toile, 30 x 40 cm, 2004.

Les œuvres intitulés Hors champ correspondent aussi d’une certaine manière à ce principe de l’envers du tableau. en fait, l’envers du tableau n’est rien d’autre qu’un hors-champ. en cinéma comme en photographie, la notion de « cadre » détermine par définition ce qui fait « image ». Il existe donc plusieurs types de hors-champ. Rappelons que cette notion qui est incontournable en cinéma produit des hors-champ spécifiques.

Il existe le hors-champ propre à l’objectif ou au cadre si vous voulez, celui qui se trouve derrière le chef opérateur, et aussi celui qui se trouve derrière les décors. Cette notion appelle également celle de l’espace diégétique et non diégétique, que ce soit dans la littérature, le théâtre, le cinéma ou la bande dessinée. De manière assez large, l’espace diégétique est celui qui est concerné par le récit. Il existe une différence subtile mais fondamentale entre la narration et la fiction. D’après Jean Ricardou « la narration est la manière de conter, la fiction ce qui est conté1 ».

Nous pourrions imaginer qu’en peinture l’espace diégétique soit l’espace du tableau et la structure idéologique de son dispositif. en disant cela, je me rends compte que mon travail en peinture, que j’ai souvent considéré comme périphérique au tableau, existait en fait dans l’espace extra-diégétique.

1. RICARDOU Jean, Problèmes du nouveau romain, Paris, Seuil, 1967, p. 11.

Dans le langage du cinéma, les adjectifs diégétique et extra-diégétique, qui semblent un peu indigestes, désignent le plus souvent le « son » et la « musique » d’un film. Un son diégétique appartient à l’espace narratif d’une séquence, sa source étant dans le champ (musique d’un orchestre filmé) ou hors champ (musique d’un orchestre non filmé mais vu précédemment). Un son extra diégétique n’a pas de lien avec l’espace narratif d’une séquence : musique rajoutée, commentaire1

J’ai toujours été mauvais public pour un certain type de cinéma. Les films d’horreur ne me font pas peur et les histoires d’amour ne me font pas pleurer. Lors de morts violentes, je ne peux pas m’empêcher de voir de la sauce tomate à la place du sang, comme si un penchant naturel m’amenait inévitablement hors du récit vers l’espace non diégétique.

Le tableau représente à ce sujet ce que l’on attend de la peinture, son régime le plus largement conventionné d’espace narratif.

Hors champ, peinture acrylique sur contreplaqué, 110 x 153 cm, 2007.

Les quelques pièces intitulées Hors champ que j’ai faites sont construites sur le principe du pochoir qui était à l’œuvre dans la Peinture en forme de flaque de peinture réalisée pour l’exposition Zone de turbulences. Ce principe était celui d’un tableau absent. Des traces de all-over sont inscrites au-delà du périmètre du tableau inexistant. Le résultat est une sorte de cadre « contaminé » de peinture.

1. Diégétique, extra diégétique, dans http://www.kinema.fr

La photographie pour le document a été mise en scène volontairement. Je voulais donner à voir Hors champ dans un cadre domestique avec une lumière naturelle entrant par la fenêtre de la chambre. Quelques éléments de mobilier signifient un emplacement précis et une taille approximative. Hors champ fut sélectionné pour la deuxième édition de « Traversée d’art » en 2008, à Saint-Ouen. Le document fut édité à cette occasion en carte postale.

Hors champ, acrylique sur bois, 200 x 150 cm, 2010.

Exposition La fureur de l’éternuement, Galerie Duchamp, Yvetot, 2012.

Dans le cadre de l’exposition La fureur de l’éternuement, un Hors champ fut présenté à côté de deux autres pièces. Le document issu de l’exposition montre la pièce montée sur des cales avec une forte lumière latérale qui aveugle une partie de l’œuvre. Je pense aux photographies de Constantin Brancusi et, concrètement, à son Oiseau dans l’espace cramé par un reflet et si magique. Dans ma photographie, je note également le partage à 50 % entre ce qui serait l’œuvre et l’espace dans lequel existe un partage qui, à mon sens, est bénéfique à l’œuvre.

Un dernier exemple de la relation aux tableaux se trouve dans la série des Cartographies.

Il s’agit de grandes plaques de contreplaqué qui se plient sous leur poids. Souvent uniquement accrochées par un angle, leur verticalité est mise en question. Une partie de la plaque rejoint ainsi le sol et l’ensemble s’étale dans une courbe qui relie les deux. Il était important pour moi que l’épaisseur de la plaque soit la plus fine possible. C’est cela qui rend le corps de la plaque trop lourde pour se tenir d’elle-même. Cette transition entre

le vertical et l’horizontal n’est pas sans rappeler le thème de « La descente de la croix ».

Ces tableaux se caractérisent en général par une composition oblique. Que ce soit celle de Van der Weyden, celle de Rembrandt ou celle de Rubens, la composition diagonale est le résultat d’un mouvement de la verticale de la croix vers l’horizontal du tombeau.

La descente de la croix 1de Rubens est concrètement construite autour de la diagonale créée par le corps du Christ à moitié enrobé par le linge. La taille du tableau est elle aussi monumentale. Les couleurs qui s’agitent autour de la forme blanchâtre de Christ ne font qu’accentuer le contraste entre la vie des uns et la mort de l’autre.

Si je peux parler de punctum dans le sens de Barthes, il est ici, pour moi, dans la main encore clouée qui retient la chute du corps du Christ. Il s’agit de l’extrême de la diagonale, et on peut sentir qu’une grande partie du poids est encore tenue par ce bras juste avant qu’il lâche.

Cartographie, acrylique sur bois, 300 x 150cm, Jeune Création, Paris, 2010.

Curieusement, l’Érection de la croix2, du même auteur, exposée également à la cathédrale d’Anvers, de l’autre côté de la nef, est aussi une composition en diagonale.

Il est certain qu’il s’agit du plus grand peintre baroque des Pays-Bas et que la diagonale était la composition baroque par définition, mais il n’empêche que le mouvement de l’implantation de la croix où le Christ avait été cloué au préalable, est un mouvement

1. RUBENS Pierre Paul, Descente de la Croix, 1612, cathédrale d’Anvers.

2. RUBENS Pierre Paul, Érection de la Croix, 1610, cathédrale d’Anvers.