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PLAN VeRTICAL CARTOGRAPHIe VISION PLAN HORIZONTAL TeRRITOIRe ACTION

2.4. peindre par terre

2.4.6 Le tableau n’y était plus

J’ai déjà dit que les Peintures en forme de flaque de peinture sont à la peinture verticale ce que l’échec est au succès, un résultat contraire. La peinture identifiée au tableau – la peinture verticale – est une pratique visuelle et le tableau une image. L’échec se manifeste alors comme un révélateur des conventions. La peinture échouée n’est plus optique mais haptique ; sa mise en exposition, sa configuration, sa destination et ses modes d’apparition proposent une relation de complicité avec le site, et son usage, qui génèrent une nouvelle poésie.

Dans le processus de création de l’atelier comme dans la recherche scientifique, l’échec est un vecteur fondamental. La « mise en œuvre » de la peinture est une activité technique qui se développe souvent en suivant le bon sens. On dit souvent que dans la pratique de la peinture on répond à deux questions : Qu’est-ce qu’on peint et comment on le peint. Cette dernière question est souvent méprisée lorsque l’œuvre est finie.

Les historiens se plongent plus volontiers dans le pourquoi scientifique que dans le comment technique.

Une peinture finie ne raconte pas forcément les incertitudes ou les « repentirs » du peintre1. elle est le résultat de tout cela, mais encore reste-t-il à savoir comment, en tant que peintre, on peut apprendre de ses propres erreurs. Parfois, il s’agit de l’illusion de tout maîtriser, parfois, c’est le contraire : l’impression de chercher un équilibre entre mon désir et quelque chose d’autre, qui m’échappe. Les Peintures en forme de flaque de peinture ont souvent un statut ambigu : un accident, ou bien un travail en train de se faire. Moi-même, j’ai du mal à regarder une flaque au sol avec sérieux.

1. En peinture, le terme « repentir » désigne la trace d’une modification sur la toile, qui n’est pas totalement effacée. Cette trace plus ou moins cachée indique que l’artiste a « changé d’avis » pendant le processus de création. Aujourd’hui, les repentirs n’ont plus forcément la connotation négative qu’ils avaient auparavant.

Les repentirs ne sont plus dissimulés systématiquement et constituent l’essence même d’un type de pein-ture.

et pourtant, il s’agit d’une volonté inconsciente de me référer au travail de peintre, à la périphérie du tableau, à son absence, à l’atelier. Il y a dans les flaques de peinture une nostalgie comme celle que distille la photographie telle que la décrit Roland Barthes :

« la photographie ne dit pas (forcément) ce qui n’est plus, mais seulement et à coup sûr, ce qui a été1 ». Une œuvre alors, « qui n’est plus », une œuvre absente, alors qu’il subsiste les traces de sa présence, les signes du travail.

L’expression « œuvre d’art » fait porter de ce fait un poids culturellement plus lourd sur le mot « art » que sur le mot « œuvre ». C’est ce mot « œuvre », du latin opera, désignant le travail et l’activité, qui décline le résultat d’une action ou d’une production.

Œuvre de l’homme, l’œuvre d’art apparaît cependant comme une énigme, un mystère pour l’artiste lui-même. Je me sens impuissant, assis sur ma subjectivité, à expliquer mon propre travail. Je ne peux qu’éventuellement fournir des aperçus suggestifs ou des spéculations par analogie, sur une peinture qui étant à terre renaîtrait de ces cendres comme un phénix.

La nature des œuvres m’échappe, même si je peux retracer quelque chose qui serait du domaine de ma propre expérience. en cela, la forme tableau reste pour moi l’objet épistémologique par excellence de la peinture. Il est difficile d’imaginer une théorie de la connaissance en peinture sans envisager le tableau comme la forme ayant rendu possible, en Occident, un type de vision particulière. Le tableau est en cela plus qu’un élément de la peinture, il constitue le schéma où la perspective, comme forme symbolique2, s’incarne.

Je reviens souvent vers le tableau comme on revient à la ville natale. Dans un mélange de nostalgie et de retour aux sources. Ces voyages au passé sont un exercice d’hygiène qui me rappelle qui je suis et d’où je viens. Le tableau est inscrit en moi comme un ADN, une couleur de peau ou un accent, et il est impossible de regarder des flaques de peinture au sol sans penser qu’il existe quelque part un tableau en train de sécher.

Un tableau serait, suivant la métaphore d’Alberti, une fenêtre percée dans un mur, à travers laquelle le spectateur est censé regarder vers l’extérieur. Regarder à travers – ou son équivalent en latin : item perspectiva.

Notre rapport au monde s’est construit ainsi par des écrans signés par les plus grands peintres de l’histoire, comme des fenêtres à travers lesquelles nous avons l’impression de voir l’espace dans un temps figé.

1. BARTHES Roland, La chambre claire, Gallimard, Le Seuil, 2004, p. 133.

2. Le livre d’Erwin Panofsky sur La perspective comme forme symbolique constitue encore aujourd’hui un point de référence et de passage obligé.

Peinture en forme de flaque de peinture.

Exposition Zone de turbulences. Commissaire Philippe Cyroulnik, Paris, 2006.

Pour l’exposition Zone de turbulences1 qui avait été organisée par Philippe Cyroulnik dans un appartement parisien, je voulais partir d’une fenêtre aux très belles proportions située au salon. Il s’agissait de signaler l’absence d’un tableau inexistant par une peinture au sol qui reproduisait les traces d’un travail de peintre. Mais le peintre n’est plus là, le tableau non plus. La peinture au sol est la trace d’un mystère, comme la devinette de l’homme pendu qui avait à ses pieds une flaque d’eau2. Les peintres qui travaillent avec la toile étendue au sol savent comment les différentes techniques du All over mènent les pinceaux chargés de peinture vers les bords du tableau. Le même geste qui dépose la peinture sur la toile l’amène ensuite hors de ses limites dans un débordement hors contrôle. Ces gestes répétés créent tout autour de la toile une continuité résiduelle qui se développe en même temps que le tableau. Dans la tradition moderniste, le tableau

« achevé » est dressé à la verticale et emporté pour être regardé ailleurs, tandis que les résidus restent au sol et dénoncent en creux son absence.

1. Zone de Turbulences. Commissaire Philippe Cyroulnik. Avec Christine O’Lougin, Sabine Massenet, Pa-trick André, depuis 1963, Nagi Kamouche, Benjamin Swaim et MAM. Paris, mars 2006.

2. Un enquêteur entre dans une pièce. Un homme est pendu. Aucun meuble, ni chaise, ni rien dans la pièce sauf une flaque d’eau. Que s’est-il passé ?

Faut-il évoquer les terribles silhouettes d’Hiroshima et Nagasaki1 pour expliquer ces débordements de peinture comme la trace de ce qui n’est plus ? Réfléchir à la trace conduit à mieux comprendre une composante essentielle de la condition humaine.

Littérature, philosophie, psychanalyse, théologie, histoire sont toutes, d’une façon ou d’une autre, confrontées à la production et à l’interprétation de la trace.

La forme du tableau absent au sol est un vide éloquent qui joue avec le reflet de la fenêtre qui se trouve derrière et qui illumine le salon. C’est comme ça que j’avais imaginé le tableau, aurait dit le Petit Prince2, s’il m’avait demandé de lui en peindre un.

Quand je regarde la photographie de Zone de turbulences je pense inévitablement au tableau de Caillebotte qui figure des raboteurs3 en train de travailler. Le même appartement bourgeois à Paris, les lames de parquet, la perspective accentuée par l’effet de plongée et la lumière en contre-jour qui rentre par la fenêtre en se reflétant au sol. Je n’étais pas conscient en faisant la photo que celle-ci évoque de si près ce superbe tableau, mais sans doute, ce fut une des raisons inconscientes pour choisir cette image comme celle qui figure désormais dans mes archives.