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2.5. la peinture comme un obJet

2.5.1 Les manuels de peinture

Les manuels de peinture sont des livres peints. Évidemment, dans ce geste se mêlent différentes intentions que je tenterai d’expliquer. La volonté d’introduire cet objet vient d’un amour que je qualifierais de charnel. Indépendamment de leur contenu, j’aime leur poids, leur format, leur couverture, la pagination. Ils incarnent dans leur ergonomie le savoir, la poésie, l’humour… Les livres m’ont tant appris que je dirais qu’il s’agit d’un hommage au livre… aux livres ; un hommage à la littérature, à la philosophie, aux livres d’images – du catalogue à la bande dessinée.

Bibliothèque. Acrylique sur métal, Le Pavillon, Pantin, 2004.

en 2004, j’avais réalisé une œuvre intitulée Bibliothèque qui était déjà un hommage à la peinture qui me parvenait à travers les images des catalogues et des récits d’artistes.

Le Musée imaginaire existait pour moi sous la forme d’une « bibliothèque imaginaire ».

C’était peut-être pour cela qu’elle était vide. effectivement, les plans réguliers de la structure métallique ressemblaient plus à un objet spécifique1 de Donald Judd vandalisé qu’à une bibliothèque. J’avais pour le coup fait fabriquer sur mesure des pliages en acier

1. Du titre de son essai fondateur de 1965, De quelques objets spécifiques et de ses œuvres qui ne seraient ni de la peinture ni de la sculpture.

galvanisé. Ces formes s’étalaient sur deux étages dans la cage d’escalier du Pavillon1 et elles ont été peintes sur place selon la même méthode que les élevages de peinture.

Les livres sont aussi, d’une certaine manière, comme des tableaux de petit format.

Accrochés aux murs et élaborés comme eux, ils pourraient appartenir au même régime que les tableaux ratés. Seulement, il s’agit de livres et il existe donc une lecture ready-made assistée.

L’utilisation d’objets de la vie courante pour servir de support à la peinture est effectivement et de manière consciente un détournement qui sert le principe de non-opticité de ma démarche en peinture. Les livres sont aussi présentés sur des tables, à l’horizontale.

1. Le Pavillon est un Centre d’art contemporain associé à l’école municipale d’arts plastiques de Pantin. Elle est dirigée par le photographe Hervé Rabot.

D’autres œuvres participent de ce même principe. Les idées à l’origine de la décision de réaliser une œuvre sont diverses. Au commencement, il y a cette idée de se démarquer de la peinture pour faire des tableaux. Peindre une porte, une chaise ou un radiateur constitue de bons exemples de ce qu’on fait avec de la peinture, au quotidien.

La peinture recouvre les objets comme une deuxième peau. J’avais déjà expérimenté des recouvrements avec des peaux de peinture que je récupérais au fond des pots où je faisais les mélanges. D’autres pièces, comme Ici, sont issues d’un recouvrement partiel avec une forte présence de la matière en train de couler comme dans les Élevages.

Les œuvres intitulées Parcours suivent la même ligne. L’objet qui sert de support à la peinture est une main courante plus au moins longue, en fonction des espaces. Un Parcours de six mètres de long avait été présenté à la Galerie Lavitrine de Limoges en 2009, dans une salle d’exposition en longueur, tandis qu’à la Galeria Trinta de Saint-Jacques-de-Compostelle j’ai réalisé deux Parcours de deux mètres pour m’adapter à un mur dévié.

Parcours. Acrylique sur main courante, 2011, Galeria Trinta, Santiago de Compostela.

Les mains courantes comme les poignées ont une manière particulière de montrer la peinture. Toutes les deux se placent au mur à une hauteur qui varie entre 80 et 90 cm, c’est-à-dire à la hauteur de la main. Nous regardons ces objets du haut vers le bas, de la même manière que les peintures au sol. La proximité avec la main est effectivement une sorte de « piège » pour le toucher. Là encore, une interdiction inconsciente, un tabou de toutes les cultures, nous empêche de passer à l’acte. Pour Jean-Luc Nancy,

« il est essentiel à la peinture de ne pas être touchée. Il est essentiel à l’image en général de ne pas être touchée. C’est sa différence avec la sculpture, ou du moins celle-ci peut-elle s’offrir alternativement à l’œil et à la main ainsi qu’à la marche qui tourne autour d’elle, s’approchant jusqu’à toucher et s’éloignant pour voir. Mais qu’est-ce que la vue, sinon, sans doute, un toucher différé ?1 ». Nancy écrit ces réflexions dans le contexte de l’énigmatique noli me tangere que le Christ adresse à Maria Magdalena après sa résurrection, et l’évocation du rôle du toucher en général dans la légende chrétienne.

Parcours et Ici sont des exemples de ce que j’entends par « hapticité » en peinture, d’un côté, la possibilité réelle de percevoir la peinture par le toucher, mais aussi de la montrer de telle manière qu’elle suscite le désir d’être touchée, ce « toucher différé » dont parle Nancy pour dire le regard, un regard qui ne saurait cacher le désir de s’approcher, rien que pour constater ce que l’œil voit.

1. NANCY Jean-Luc, Noli me tangere, Paris, Bayard éditions, 2003, p. 81.

Tous les sens, même celui de la vue, sont des prolongations du sens tactile. Les sens sont des spécialisations du tissu cutané et toutes les expériences sensorielles sont des manières de toucher. Notre contact avec le monde a lieu à la frontière du « je » qui est notre peau. Pour un plasticien cette constatation est cruciale, car la manufacture implique un genre d’intelligence directe, intuitive, qui se frotte au réel, loin des élucubrations de la pensée théorique.

Dans le cadre de l’exposition Théories de la pratique1, Ivan Toulouse rappelait ce que la peintre Mark Rothko répondait à un interlocuteur : « Pourquoi opposes-tu l’intuition ? – L’intuition est le sommet de la rationalité. Pas l’opposé. L’intuition est l’opposé de la formulation, du savoir mort2. »

Cette intuition qui se définit comme un raccourci de l’intelligence est à l’œuvre dans la manipulation. Sentir les choses, sentir le monde est une manière de se sentir soi-même. La peinture à la portée de la main est cela, modestement.

Ici. Acrylique sur poignée, 2005.

1. Théories de la pratique. Christian Barani, Léo Delarue, Samuel Aligand, Gwen Rouvillois, Patrick Hé-brard. Commissaires Ivan Toulouse et Miguel Angel Molina. Galerie Art et Essai, université Rennes-2, 2010.

2. ROTHKO Mark, Écrits sur l’art 1934-1969, Paris, Flammarion, 2005, p. 132.