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photographier la peinture

2.2.2 Photographier la peinture au sol

Présenter la peinture à même le sol revenait à renoncer à une pratique qui veut que la peinture soit frontale et fonctionne comme un écran. Au début, sur les premières réalisations de peintures horizontales à l’atelier, je fus pris au dépourvu. Je ne savais pas comment m’y prendre pour les photographier. Évidemment, il s’agissait de peinture, mais il était plus simple pour moi de la photographier tel que je la percevais, c’est-à-dire comme une flaque… de peinture à même le sol. Les reflets sur sa surface qui, avant, étaient à éviter, car ils empêchaient de voir « l’image » que la peinture proposait, devenaient tout à coup intéressants. Ces reflets ne détruisaient plus aucune image, car il n’y avait aucune image à préserver.

MAM, Photo d’atelier. Pantin, 1999.

Certaines de ces premières images de flaques à l’atelier me rappelaient les tableaux de la série des Nymphéas de Monet. Je peux imaginer le vertige des premiers spectateurs

1. SOULAGES, François, Esthétique de la photographie, Nathan, 2001, p. 302.

de ces œuvres troublantes. Le plan du tableau donnait à voir une surface, la surface de l’eau de son étang qui était à la fois la surface sur laquelle se reflétait le ciel avec ses nuages. Parfois, une branche de saule pleureur venait toucher aussi son propre reflet et à la fin tout cela n’était même pas important car tout devenait prétexte à une écriture colorée sur la toile.

en fait, je pense à la peinture de Monet au travers de la photographie de la flaque et non par la flaque elle-même. Comme si mes chaussures étaient devenues des nymphéas et le portant des fenêtres de l’atelier, des troncs d’arbres qui se reflètent sur la surface colorée depuis la rive.

Tout y est : le plan horizontal de l’eau et de la peinture, mais aussi celui du ciel comme celui du plafond de l’atelier et puis le plan vertical des fenêtres et des portes comme celui des arbres du jardin de Giverny.

MAM, photo d’atelier. Pantin, 1999.

La photographie mettait à nu toutes ces choses-là. Évidemment, il y avait la propre nature de la peinture que s’étendait là, sous mes pieds. Sur d’autres photos, on voit apparaître la pointe de mes pieds, ce qui constituait un deuxième pas vers une pratique de la peinture plus de l’ordre de la « proximité » que de la distance qu’implique la contemplation.

Sur les photographies, je découvre ce qui semble évident. Je découvre le sol au bout de mes pieds, comme des images aériennes où la mise à plat se substitue à la perspective. L’horizontalité telle que je la vois du haut de moi-même quand je regarde par terre. Une vision qui surplombe les choses.

Je reviens toujours et encore aux images de Hans Namuth, avec un Jackson Pollock au cœur de la contradiction. D’un côté, la fascination primitive pour le sol comme ce besoin impératif qu’ont certains de marcher pieds nus et, de l’autre, un refoulement acquis, notre culture qui nous dit que le sol est l’endroit d’élevage des bactéries et de la saleté. Refoulement de la culture occidentale qui parle de culture en termes d’image.

Refoulement de l’opposition entre le visible et le charnel. Néanmoins, Pollock, qui n’est pas le premier peintre à travailler sur le plan horizontal, est le premier à signaler cette circonstance comme un élément essentiel de son processus de travail.

Les Peintures en forme de flaque sont, à la base, le résultat de la chute gravitationnelle et non un motif représenté. elles sont la conséquence d’une volonté de mise en valeur de la peinture pour ce qu’elle est : un liquide gluant. Une tentative, comme disait Dubuffet, de « réhabiliter la boue1 ».

Curieusement, ce sont les images photographiques qui m’ont amené à une approche iconoclaste de la peinture. Photographier la peinture comme n’importe quel autre sujet implique souvent un minimum de distance. Le recul nécessaire pour percevoir l’ensemble comme les détails.

Pierre Leguillon, artiste, critique d’art, enseignant et commissaire, questionne en permanence le mode de présentation des œuvres. L’exposition tient une place centrale dans ses préoccupations. Il photographie souvent les œuvres des autres et accumule un matériel visuel incessant. Le travail photographique de Pierre Leguillon témoigne de l’évolution du statut des arts plastiques au cours du xxe siècle à travers le phénomène de l’exposition. Il présente depuis 1992 un diaporama qui mixe photographies d’expositions et images empruntées aux livres, comme la série Flying Carpets réalisée à partir de reproductions des sculptures de Carl Andre. Le magazine Purple lui passe commande pour documenter des textes-portraits d’artistes. Pour cela, il photographie des ouvrages présentant leurs travaux, et ce, en montrant la marge blanche, la reliure ou des parties de texte. Il s’agit souvent d’une mise en abîme : l’image d’une image de l’œuvre.

Dans d’autres présentations, il rejoue l’expérience de la visite à une exposition par le biais de séquences d’images, des fragments. Cela revient à évoquer l’idée qu’on ne peut jamais avoir une vision globale de l’ensemble. Que l’univers visuel est une création conceptuelle propre à chacun, résultat d’un patchwork des multiples points de vue.

Cette réflexion sur l’exposition et l’image est à l’origine de Diaporama. entre les deux, l’évolution prend la forme de conférences publiques. Dans Par monts et par vaux, Pierre Leguillon montre des images prises lors des expositions. Ces images projetées sont

1. DUBUFFET Jean, L’homme du commun à l’ouvrage, Paris, Gallimard, 1973.

commentées comme des souvenirs de vacances, non pas avec un discours théorique mais par des anecdotes et des souvenirs du temps passé avec les artistes. Le discours parlé évolue vers le silence et la projection vers une manipulation croissante des images.

Il raconte comment, quelques années auparavant, lors d’une séance de prise de vues, il voyait l’appareil photo « comme un vérificateur objectif du fonctionnement de l’exposition, permettant à l’œuvre de retrouver une autonomie, comme de préciser le discours de l’exposition. Parce qu’il considère l’espace de la chambre photographique comme une réduction de celui du white cube, il tente de montrer ce que la photographie peut révéler de l’exposition, mais aussi ce qu’elle évacue, c’est-à-dire sa propre temporalité1 ».

Les œuvres deviennent des images. Quand je prends une œuvre en photo, c’est en général parce que celle-ci est finie, même s’il m’arrive parfois de prendre en photo une œuvre en cours de réalisation. Photographier l’œuvre est alors une sorte de point final qui me permet de passer à autre chose. Une fois que j’ai la photographie, je peux l’emballer et montrer son image à la place. Quand il s’agit de pièces importantes, une image de l’œuvre reste collée à l’emballage, ce qui permet de reconnaître la pièce sans défaire le paquet.

Ce détail me rappelle les portraits du Fayoum : ces portraits de la haute société romaine des premiers siècles de notre ère que l’on peut voir au Louvre. Il s’agit de peintures à l’encaustique faites sur des planches en bois, dans lesquelles on voit des hommes, des femmes et des enfants saisis de face par le peintre. Les portraits du Fayoum étaient peints du vivant du modèle et à la même taille pour être placés une fois morts à la hauteur de la tête de leur propre dépouille embaumée à l’intérieur d’un sarcophage2. Ces portraits, les plus vieux portraits du monde, nous regardent avec une troublante contemporanéité, un regard, comme dit Jean-Christophe Bailly « qui n’est ni question ni réponse mais silence et arrêt, témoin muet de ce qui fut3 ».

Même pour les œuvres, ce rapport barthien à « ce qui fut » existe. Des œuvres qui ont disparu pour des raisons diverses et dont le seul souvenir est maintenant une image. Je parle des œuvres en général mais aussi de mes propres œuvres. Certaines des pièces qui apparaissent dans le catalogue de Still lifes comme Une flaque sur la table sur le mur ou Ouakha. Comme si les œuvres avaient une existence réelle lors de leur naissance à l’atelier ou une vie lors de l’exposition ou encore dans une collection et que, au-delà de cette « vie », il y aurait au mieux une image de ce qui fut, ou pire, rien.

1. LEGUILLON Pierre, cité par Charlotte Prévot dans Parpaings, n° 34, juin 2002.

2. Ces portraits se situent au croisement des pratiques funéraires de traditions romaine et grecque avec celles de l’égypte ancienne.

3. BAILLY Jean-Christophe, L’apostrophe muette – Essai sur les portraits du Fayoum, Hazan, 2012.

Les œuvres deviennent des images et les images des œuvres trouvent ensuite une sorte d’indépendance. elles s’éloignent inexorablement des œuvres pour être de plus en plus leur image et vivre dans le monde des images en tant que telles.

C’est sans doute sous l’influence de Pierre Leguillon que j’ai rencontré à Vassivière que j’ai commencé à m’intéresser sérieusement à l’enregistrement photographique des œuvres, à une altérité possible de l’œuvre dans une deuxième vie à travers son image.

Comme lui, Catherine Perret notait que la photographie « saisit la perceptibilité de l’objet (plus que l’objet) et la question muette qui nous assigne en lui1 ». Comme si l’espace immaculé de la salle d’exposition était celui d’une représentation et non celui de la présentation. La photographie arrive à capter à travers son objectif le décalage de fraîcheur entre l’une et l’autre. Une perte d’aura inévitable au-delà de la reproduction technique.