• Aucun résultat trouvé

PLAN VeRTICAL CARTOGRAPHIe VISION PLAN HORIZONTAL TeRRITOIRe ACTION

2.2.4 Sous la peinture

Verticalité, horizontalité, mur, sol, peinture, sculpture…, tout cela produit des classifications qui bien souvent parcellisent l’univers de nos perceptions. Vilém Flusser définissait le jeu comme « une activité qui est une fin en soi » et le jouet comme « l’objet servant à jouer »2. La peinture est en ce sens un jouet qui me permet de jouer à un jeu qui n’a comme objectif que de poursuivre le jeu.

en réalité, une partie de mon travail se laisse porter par des intuitions tendant à sortir des classifications en ce qui concerne la peinture. J’avais appelé cela « Peinture élémentaire ».

Le « déclassement » de la peinture était devenu un projet : trouver des combinaisons astucieuses pour me surprendre moi-même. La production des peaux de peinture que je fabriquais à l’atelier à partir de fonds de pot et avec lesquelles j’enrobais des ustensiles et des objets divers s’étaient développées considérablement. J’avais réussi à produire une surface de peinture de 190 x 140 cm environ, la taille d’un lit double standard.

Dans l’exposition, cette peau de peinture se présentait d’ailleurs comme un couvre-lit sur un matelas au milieu de la salle.

Avant cela, j’avais tenté de réaliser quelques photographies de cette œuvre en vue du catalogue. L’une d’elles est une vue rapprochée de peinture comme une couverture, en faisant de plis. Les reflets satinés de la matière sur les ondulations des plis nous font douter de la nature de ce que l’on voit. Son aspect haptique fut déterminant pour en faire la couverture du catalogue.

1. Entretien entre John Armleder et Stéphanie Moisdon, Foire de Bâle, 16 juin 2004, dans John Armleder, La création contemporaine, Paris, Flammarion, 2005, p. 171.

2. FLUSSER Vilém, Pour une philosophie de la photographie, Bulgarie, éditions Circé, 2004, p. 116.

Couverture et quatrième de couverture. Détail de Sous la peinture.

Catalogue Still lifes, MAM, Galerie éof, Paris 1999.

D’autres tentatives, moins heureuses, me rappellent combien il est difficile de réaliser ce genre de document. Je ne montrerai pas ici la collection des images ratées, je me contenterai d’indiquer qu’il s’agissait de mises en scène de la couverture de peinture avec moi assis ou debout à côté. La caméra était, en ce cas, posée sur un trépied et je la déclenchais avec un retardateur. Le résultat était une image un peu trop dramatisée et la présence de l’œuvre en devenait secondaire.

Finalement, deux images vont s’imposer. La première servira comme visuel pour le carton d’invitation. Il s’agit d’une vue de mon propre corps « sous la peinture ».

La perspective accentuée rappelle de manière inversée celle du Christ mort, d’Andrea Mantegna (Milan, Pinacoteca di Brera). Une lumière forte latérale, comme dans les portraits de Johannes Vermeer, accentue le volume des jambes couvertes de cet étrange suaire. L’ensemble du premier plan entre le flou du bas de l’image et le dessin des orteils avec l’orange du drap devient un paysage en contraste avec le fond sombre de la chambre. La télévision allumée diffuse l’image d’un personnage avec une chemise bleue, comme un soleil couchant.

Sous la peinture. Peinture acrylique, 190 x 140 cm, MAM, 1999.

Comme au cinéma, dans les photographies qui documentent les œuvres, la caméra est placée le plus souvent à l’extérieur et à une distance qui permet de contempler l’ensemble. Comme dans la perspective classique, le statut du point de vue de la caméra correspond à celui du spectateur.

en ce sens, l’intérêt de ces exercices est de se placer soi-même en spectateur de son propre travail. Ainsi, le point de vue que nous privilégions dans la prise de vue reste non pas un point de vue quelconque, mais d’une certaine manière, celui de l’artiste.

Dans le langage cinématographique, la caméra subjective est le sujet de l’action ; le point de vue de la caméra est alors celui d’un personnage, de telle sorte que le spectateur a la sensation de partager la perception visuelle de celui-ci. Cela contribue à accentuer le processus d’identification au personnage de la part du spectateur.

Le principe de la caméra subjective est aussi utilisé dans les jeux vidéo. L’objectif de ce mode de visualisation est l’immersion du joueur dans l’action que le personnage est en train d’effectuer1.

Dans la très grande majorité des cas, au cinéma, les scènes sont filmées en caméra objective. Le point de vue est extérieur. Ce statut permet de se rendre compte de la

1. On parle souvent de jeu « à la première personne » (first person), les jeux en vision objective étant quali-fiés de jeux « à la troisième personne » (third person).

situation en en donnant une vue d’ensemble. La reproduction d’une vue d’ensemble la plus neutre possible est le but de la photographie document de l’œuvre.

Si l’appellation caméra objective se fait par opposition à celle de caméra subjective, il faut rappeler que l’objectivité en photographie n’existe pas. La visée photographique est une visée toujours dirigée par l’œil du photographe. elle incarne la vision d’un homme. Tout dans la photographie est là pour nous le rappeler : le choix du sujet, de l’exposition, cadrage, recadrage, tirage, impression et même le contexte de publication. Tout cela nous renvoie sans cesse à l’acte médiateur qui est à la base de l’image photographique, et que tant de photographes plus ou moins proches de la création artistique ont revendiqué pour parler de la photographie comme d’un moyen d’expression à part entière. Ce grand oubli doit bien avoir une explication, qui est à rechercher peut-être dans la vision naturaliste moderne, qui a fait de la photographie l’une de ses techniques privilégiées pour l’observation de ce monde. La photographie va donc incarner le rôle qui était précédemment attribué à l’illustration : celui, souligné par André Gunthert, de preuve scientifique et d’instrument pédagogique1.

La deuxième image sélectionnée fut un patchwork photographique à la manière de ceux réalisés par David Hockney. Il s’était aperçu que les photographies prises en grand angle étaient très déformées. Il fait alors une suite de photographies d’un même sujet mais en déplaçant le point de vue. Cette technique d’assemblage des différents points de vue donne plus d’informations qu’une seule photographie, malgré les raccords qui ne se font pas.

Page centrale, Sous la peinture. Catalogue Still lifes, MAM, Galerie éof, Paris, 1999.

1. Voir A. Gunthert, « Le détail fait-il la photographie ? », dans le blog L’Atelier des icônes, 7 mars 2010, http://

culturevisuelle.org/icones/447

Dans le catalogue, le collage photo de Sous la peinture se trouve en double page centrale. J’étais très satisfait de cette image. Nous y voyons encore plus de détails dans la partie inférieure qui correspond à l’œuvre de peinture. Comme dans le document que j’avais réalisé pour Couleur Fluide #8, le manque de recul aurait nécessité l’utilisation d’un grand angle, mais aurait produit une déformation notable de l’espace et des œuvres.

De cette manière, la proximité permet une définition satisfaisante sans déformation.

À l’originalité du procédé de la prise de vue vient s’ajouter la sorte de mise en scène performative de moi-même, acteur/usager de l’œuvre avec une caméra à la main. La postproduction donnera cet assemblage photographique final qui servira de point de départ aux réflexions sur le statut de ces images.

Ni tout à fait œuvre ni tout à fait document, la photographie de Sous la peinture pouvait jouir, comme on le verra plus tard, de ce double statut. Comme les images photographiques de Smithson ou de Richard Long, les images documents deviennent dans des circonstances particulières, des œuvres1.

L’exposition Gambit à Limoges en 2009 – dix ans après – est une opportunité pour éclaircir cette situation. J’accepte l’invitation à exposer dans une galerie photo de Limoges des images photographiques des œuvres ainsi que des « vues », ces exercices photographiques auxquels je me livre régulièrement. Dans le petit catalogue de l’exposition, Olivier Beaudet dit à propos de mes images «… la photographie devient le contour et l’enveloppe de la substance picturale. “On peut être peintre et ne pas faire des tableaux”, précise Miguel Angel Molina. Ses images accusent les limites de nos modèles à rendre compte d’une expérience artistique. De la même façon, erwin Wurm est amené à définir ses photographies des sculptures temporaires comme sculpture2. »