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PLAN VeRTICAL CARTOGRAPHIe VISION PLAN HORIZONTAL TeRRITOIRe ACTION

2.4. peindre par terre

2.4.7 La peinture est un lieu

Chaque exposition est l’opportunité de revenir sur ces questions toujours ouvertes qui nous traversent. Il existe toujours le besoin pressant de « faire » comme si dans l’action on pouvait libérer la tension par la production d’objets et d’une bonne dose de subjectivité. La peinture me rend naïf autant qu’elle me rend intelligent. L’ingénuité est osée. elle me permet de traverser à l’aveugle le nuage du scepticisme, du relativisme, et de la culture en général. elle tend la main avec confiance vers l’objectivité des choses mêmes. Au moment de peindre, j’ai l’impression de poser un nouveau point de départ, de créer une origine et non pas de retourner à lui. La pensée se relie à la main et au reste du corps et tout mon être ne pense qu’à ce qu’il a devant lui. Ce n’est pas le sentiment de se voir comme le premier homme à faire de la peinture, mais avec tout ce que j’ai pu apprendre, c’est-à-dire avec ma subjectivité, j’ai l’impression de toucher une vérité humaine, car tout ce qu’il peut y avoir d’universel et d’objectif se trouve à l’intérieur de chacun.

1. Sous l’éclair atomique et la chaleur, l’ombre des individus s’est imprimée à même le sol. Leurs ombres ont préservé les murs de la brûlure. La bombe nucléaire a joué le rôle d’appareil photographique et d’obturateur, l’être humain comme le sujet, et le sol comme une pellicule sensible. Leurs images, leurs traces et leurs mémoires sont désormais gravés.

2. À la demande du Petit Prince de dessiner un mouton, le pilote lui dessine une boîte en lui disant : « le mouton que tu veux est dedans ». Dans Le Petit Prince d’Antoine de Saint-Exupéry.

3. Gustave Caillebotte, Les raboteurs de parquet, 1875, Huile sur toile, Musée d’Orsay.

J’ai voulu revenir sur une peinture au sol. Toujours le plaisir de refaire un tour dans le manège. Cette fois, je ne voulais pas une flaque, mais un tableau, un tableau aussi grand que le lieu qui devait l’accueillir, et le poser au sol. Je ne pouvais pas non plus faire ce tableau à l’atelier et puis venir le déposer ici. Cela devait être un tableau qui ne pourrait ni entrer ni sortir. Je le ferais sur place et il serait détruit pour le sortir en morceaux. Faire un tableau comme une peinture en forme de flaque, faire une peinture en forme de flaque comme si c’était un tableau. en fait, cette possibilité n’avait jamais été envisagée. Ce fut comme un déclic.

J’ai pensé à nouveau à Carl Andre et à la manière dont il avait installé avec quelques concepts une logique productive pour l’ensemble de son travail : la platitude, la sculpture comme lieu, la composition modulaire et l’emploi de matériaux bruts.

Mais le plus marquant du travail de Carl Andre était la mise à bas de la caractéristique historique de la sculpture : la verticalité. en réalité, la peinture partageait d’une certaine manière ce même goût pour la verticalité. Les deux, la sculpture et la peinture, partent du même principe de perception, celui de l’homme debout.

Comme le peintre, le sculpteur allonge son œuvre pour mieux la travailler. Je peux imaginer Constantin Brancusi avec la colonne allongée en train de la traverser avec des découpes précises. Le mode « couché » est un mode familier en quelque sorte. Rien de nouveau donc à présenter un tableau couché. L’homme couché donne la forme du lit. Le lit est également un lieu particulier. Nous venons au monde au lit et souvent au lit nous y mourons aussi. Un tiers de notre vie se passe les yeux fermés entre les draps de notre lit. Un tableau couché comme une sculpture couchée ne devrait pas être si étonnant.

Comme dit Rosalind Krauss, en parlant de l’historicisme :

« Le nouveau se fait confortable en devenant familier, quand nous le regardons comme une évolution graduelle à partir des formes du passé. L’historicisme agit dans ce qui est nouveau et différent en diminuant la nouveauté et en réduisant les différences. en évoquant le modèle évolutif, l’historicisme élabore un lieu où notre expérience puisse changer et nous permettre d’accepter l’idée qu’un homme est différent de l’enfant qu’il fut jadis et de le contempler simultanément comme le même être. Cette perception de l’égalité, cette stratégie pour réduire tout ce qui est temporel et spatialement extérieur à ce que l’on sait et à ce que l’on est, nous réconforte1. »

Le tableau est la forme qu’on connaît. C’est le déplacement du mur au sol qui nous fait le voir différemment. Nous y voyons une forme quadrangulaire qui se détache de sol. Il s’agit d’une forme en soi : un tableau dans une exposition de peinture.

1. KRAUSS Rosalind, La originalidad de la vanguardia y otros mitos modernos, Madrid, Alianza Forma 1996, p. 289, T.A.

Il existe une forme de résistance à voir la peinture par terre comme il existe aussi une émotion à voir quelqu’un allongé. Les objets artistiques sont plus qu’une réponse aux questions ouvertes que laisse l’histoire en train de se faire. Les œuvres ont aussi une capacité à nous émouvoir. Il existe une forme d’analogie entre les œuvres et les êtres humains. Une sorte de modèle physique qui place l’œuvre sous une référence humaine. La surface ou la profondeur comme l’extérieur et l’intérieur, unité, cohérence, complexité au sein de l’identité. en tant qu’artiste, il existe également une forme de paternité. Un lien d’ordre génétique qui nous fait nous voir dans ces objets comme un père dans son fils, pas tout à fait comme on l’aurait voulu mais pas si différent de nous, en fin de compte.

Je suis venu au POCTB d’Orléans pour travailler à la fin de l’été. Le vernissage serait en septembre, ce qui me laissait le temps de voir venir un quelconque contretemps. Il était important de construire un support assez solide pour permettre aux personnes le désirant de monter sur la peinture.

Locus. Acrylique, panneaux, fibre de verre et vitrificateur.

Exposition Hors toile #1. POCTB, Orléans, 2011.

La peinture devient un lieu, c’est-à-dire « une portion déterminée de l’espace considérée de façon générale et abstraite1 », car elle est un emplacement, un endroit, un ici.

Le fait de ne plus peindre directement sur le sol a été révélateur d’un aspect

« nouveau » qui était la fabrication du « support ». Moi qui avais échappé à la fabrication des châssis et au travail de tendre les toiles correctement, je me voyais en train de bricoler l’écran solide qui devait permettre au tableau de devenir sol. Il s’agissait avant tout de construire un plan avec des panneaux en bois, à assembler comme ceux – et ce n’est pas un hasard – qui servent à construire des sols. La surface a été ensuite enduite et apprêtée pour recevoir la peinture.

Je m’arrête quelques lignes sur ce sujet car il définit une dimension de l’ordre de la pensée. Florence de Mèredieu, dans un superbe livre sur l’histoire des matériaux dans l’art moderne, revendique aussi cette intelligence de la main qui va de pair avec l’utilisation de nouveaux matériaux et de nouveaux outils. Dans un chapitre intitulé

« entre peinture et sculpture : la dimension du plan », elle tente d’expliquer les liens qui unissent ces deux pratiques « […] toute une aventure s’articule entre l’espace propre du tableau (espace plat et bidimensionnel que l’on dénomme le “plan”) et cet autre espace, volumineux, tridimensionnel, où se situe l’œuvre. Ce dernier espace est aussi celui de la sculpture. Or la peinture n’aura de cesse, en ce xxe siècle, de rejoindre cette tridimensionnalité perdue ; elle se fera donc épaisse, débordante, sortira de son cadre.

L’art rompt ainsi avec la peinture de chevalet pour se confondre peu à peu avec la modulation ou la mise en scène d’un espace réel 2 ».

elle commente brièvement l’influence de la scénographie du début du siècle pour laquelle certains peintres ont pu travailler : des opéras russes au Bauhaus, de Picasso à Léger, les influences restent encore vivantes de nos jours. Cette théâtralisation de la peinture aurait produit, d’après Mèredieu, un nouveau paramètre, celui de l’accrochage, qui aurait joué un rôle déterminant au sein du Futurisme russe.

Les plaques d’acier posées sur le sol de Carl Andre concrétisent sa volonté de faire de ses sculptures des routes. J’aimerais moi aussi imaginer la peinture comme une chaussée. La peinture conçue ainsi n’a pas de points de vue fixes. Dehors, dedans, sur la peinture ou à côté, la peinture est un lieu aussi bien que l’était la sculpture pour Andre.

La peinture peut s’identifier à nouveau avec le tableau et le tableau à la peinture. Le bleu au sol devient un ciel inversé et voir la peinture, un geste physique.

1. Petit Robert, 2001.

2. MÈREDIEU, Florence, Histoire matérielle et immatérielle de l’art moderne, Paris, Bordas, 1994, p. 93.

Locus. Acrylique, Panneaux, fibre de verre et vitrificateur.

Exposition Hors toile #1. POCTB, Orléans, 2011.