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Acte I « Quelque chose quelque part »

2.1.4 La peinture est (ir)-réversible

Je regarde aujourd’hui ces photographies prises il y a quatorze ans et je commence à avoir le verbe nostalgique du Roland Barthes de la Chambre claire. Car je vois sur la table un cendrier rempli de mégots et je me dis qu’il y a longtemps, on allumait des cigarettes dans les bars pendant qu’on buvait du café. Je vois également au premier plan le paquet de Gauloises qui ne dit pas que « fumer tue ». Je vois aussi, je vois surtout, des flaques de peinture posées sur les tables étroites. en 1998, dans le cadre d’une expérience innovatrice1 intitulée La peur du vide, l’agence OTTO avait invité vingt artistes à exposer dans des locaux commerciaux de la rue de L’Abbé-Grégoire à Paris2. La contrainte de travailler dans ces lieux était d’interagir avec eux de façon à donner un autre sens à la mise en espace du travail, voire à la nature du travail elle-même.

Bernard Guelton cite le philosophe d’origine polonaise Krzysztof Pomian qui, parlant des vases des Médicis, avait défini un certain nombre de paramètres concernant la valeur et la signification des œuvres d’art. Ces paramètres étaient : « le lieu d’exposition, le voisinage d’autres objets, le régime discursif produit à partir des objets, la manière d’exposer les objets, la nature du public, les comportements de ceux qui exposent et de ceux qui regardent3 ». Nous pourrions envisager ces mêmes paramètres pour analyser les conditions de mise en scène dans l’exposition La peur du vide en vue de la compréhension du travail photographique que s’était déroulé par la suite.

Le lieu d’exposition était un bar situé en face de l’École technique de la Chambre de commerce de Paris, un bar alors fréquenté par des étudiants, très bruyant dans mon souvenir, avec deux flippers en pleine forme et des tables et des chaises donnant sur une devanture en verre qui s’avançait légèrement sur le trottoir, comme c’est souvent les cas à Paris.

La rue de L’Abbé-Grégoire devenait ainsi un lieu d’exposition pour l’art contemporain. exposer dans ces conditions était pour moi un défi, qui, comme dans les cas précédents, consistait à présenter la peinture dans des conditions défavorables à sa mise en valeur. Le sens de la pureté moderniste voulait que l’on fasse le vide autour des œuvres pour mieux les contempler. Or, contrairement à ce principe consensuel, je cherchais à présenter la peinture dans un ici et maintenant réel où la peinture existerait

1. La contextualisation affirmée de « l’exposition-installation » est néanmoins très caractéristique du début des années 1990.

2. Parmi eux, Frédéric Dumond dans une agence d’assurances, Patrice Hamel à l’hôtel Ibis ou moi au Technik Bar.

3. POMIAN Krzysztof, Pour une histoire des sémiophores. À propos des vases des Médicis, Le genre hu-main n° 14, 1986, p. 14. Cité par GUELTON Bernard dans L’exposition, interprétation et réinterprétation, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 104.

en même temps et au même niveau que le reste des éléments qui composent la réalité.

Du moins, ces expositions étaient-elles très importantes de mon point de vue, car elles avaient un statut expérimental. Mon travail à l’atelier se voyait, agrémenté et mis à l’épreuve à chaque nouvelle exposition. Ce n’est pas pour autant que je renonçais aux murs blancs de la galerie. Je pense que ces deux modes d’exposition alimentaient chacun à sa manière deux visions de l’art et même deux modes de l’être dans le sens d’Ortega.

en remontant à Michael Fried, on peut mieux appréhender les mutations importantes qui se sont produites entre l’idéal moderniste des années 1950 et les développements qui ont suivi. Ces mutations, en ré-interrogeant les frontières et les différents genres artistiques, ont permis de redécouvrir l’importance du lieu comme une circonstance pour l’art contemporain. Ainsi, la topographie de l’exposition se dessine comme une notion permettant d’instaurer des relations de proximité entre l’œuvre et le spectateur.

La peinture est (ir)réversible. Peinture acrylique et blanc d’Espagne

« LA PEUR DU VIDE », Agence OTTO. Bar Technique. Paris, 1998.

Photo MAM.

Pour cette occasion et voyant qu’à l’intérieur du bar les murs n’étaient pas libres, j’ai dirigé mon intervention sur deux endroits : la vitrine et les tables.

Sur la vitrine j’avais écrit à la main sur une typo helvetica majuscule : LA PeINTURe eST (IR) RÉVeRSIBLe. L’écriture au blanc d’espagne sur les vitrines est courante dans mon pays d’origine. C’est comme cela que chaque jour on écrit le menu dans les bars et restaurants. Normalement, la lecture aurait dû se faire de l’extérieur, mais pour moi le texte devait se lire à l’intérieur du bar. C’était à l’intérieur que la réponse à l’énigme proposée par la phrase se trouvait. Sur les différentes tables du bar j’avais posé à la manière de sets de table, des flaques de peinture. Ces flaques étaient réversibles et chacun pouvait les toucher en même temps qu’il prenait un café.

La peinture est (ir)réversible (détail). Peinture acrylique.

Technik Bar, Paris, 1998. Photo MAM.

Ces peintures, ces flaques de peinture, ont été produites dans un esprit critique positif de la peinture. La question de la réversibilité de la peinture m’est apparue à la

suite de la disparition du support. Sur la toile, la peinture montre uniquement sa partie visible car l’autre fait corps avec le support en le recouvrant. À partir du moment où la peinture en tant que matériau devient objet, elle peut désormais se retourner sur elle-même. Cette nouvelle qualité de la peinture m’avait déjà interrogé lors de ma résidence à Barcelone avec la création des emballages transparents.

L’œuvre présentée lors de l’exposition dans le quartier de Montparnasse met un nom sur une qualité de la peinture, à savoir sa capacité à être retournée. La phrase écrite à l’endroit de l’espace qui reçoit la peinture se montre à l’envers sur la rue de L’Abbé-Grégoire. Si la peinture, définie comme un corps irréversible, pouvait se comparer par analogie à une situation tragique ou à un événement irrévocable et définitif, la peinture

« (ir)réversible » peut se lire comme une ouverture aux possibles du médium car elle met entre parenthèses un statut que l’on croyait figé.

La manière d’exposer la peinture est ici au cœur même du projet d’exposition. elle interroge une relation de dépendance et d’indépendance au lieu d’exposition.

La nature du public était très hétérogène et doit être mise en rapport avec le lieu d’exposition. D’un côté, le promeneur non averti, qui repère des interventions intentionnelles. De l’autre, le promeneur-spectateur venu intentionnellement rue de L’Abbé-Grégoire et susceptible de mesurer les enjeux de l’exposition ainsi que la qualité et/ou la pertinence des pièces présentées.

La série de photographies issues de cette exposition est illustrative d’un nouveau (pour moi) rapport entre les œuvres, le lieu et les gens qui l’habitent. Les prises de vue effectuées dans le bar se déroulaient avec l’entrée et la sortie des clients, les passants dans la rue, le bruit et la lumière changeante. Comme auparavant, je m’attachais moins à photographier les œuvres qu’à un rapport entre elles et le monde. Cette sensation de photographier quelque chose d’autre s’est vue confirmée avec le temps.

en attendant, chaque production d’œuvre ou, du moins, chaque exposition, comptait sa séance photo, et il était question, sans que j’en sois conscient, d’une esthétique de l’enregistrement.