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PLAN VeRTICAL CARTOGRAPHIe VISION PLAN HORIZONTAL TeRRITOIRe ACTION

2.3. même le sol

2.3.2 All over the floor

La prise de conscience de l’importance de la perception dans l’approche de l’œuvre introduit dans mon travail des questions d’altérité. Comment reçoit-on la peinture ? Moi je suis dedans et ceci fait de moi un spectateur rapproché pour ne pas dire mêlé. en 1996, j’ai vu l’exposition de Gaetano Pesce, Le Temps des questions, au Forum du Centre Georges Pompidou. Une partie de son travail avait résonné en moi d’une manière particulière.

Guidée par le souci de rendre aux objets et aux formes l’humanité que l’univers fonctionnaliste leur aurait ôtée, la production des meubles et des objets de Gaetano Pesce se caractérisait par un anthropomorphisme radical. Le langage, le vieillissement, mais aussi, plus étonnamment, les diverses humeurs (le sang, le sperme…) faisaient partie de ses références constantes, et donnaient à l’œuvre de Pesce cette facture si caractéristique où abondent les formes molles et colorées, à la limite parfois du scatologique, le plus souvent réalisées par moulage de résine polyester.

Cette exposition de design fut pour moi un révélateur d’une émotion nouvelle.

Une partie de l’exposition était recouverte au sol de plusieurs coulées de résine sur lesquelles nous avions le droit de marcher. C’était un dispositif qui présentait sous la forme d’une mise en scène gluante les différentes pièces de Pesce. Le sol de l’exposition était magnifique. Les objets exposés remettaient en cause la production en série et son uniformité. Sensible aux techniques nouvelles, il restait attaché à l’aspect artisanal des matières. Ses réflexions sur la « série différenciée » ainsi que l’introduction de l’aléatoire dans le processus de fabrication seront pour moi une inspiration, des années plus tard, pour la création de multiples.

Ce brouillage des frontières entre la production d’œuvres et de produits résulte

également de l’apparition de nouvelles techniques et matériaux industriels. Les nouvelles formes, comme l’informe, sont possibles grâce à l’apparition de matériaux comme le caoutchouc, les plastiques, le latex et les différentes résines de polyester et polyuréthane.

La diversification des techniques est rendue possible dès les années 1950 par la banalisation des plastiques thermodurcissables et thermoplastiques. Les formes gagnent en complexité dans les travaux de Lynda Benglis, de Claus Oldenburg et de César.

en 1998, lors d’une résidence à Tanger, j’avais réalisé Ouakha. Cette pièce était constituée de trois tapis de prière portant chacun une flaque de peinture acrylique.

L’expérience de Couleur fluide # 8 et le contact des pieds nus avec la peinture étaient encore présents dans ma mémoire. Au Maroc, j’avais été impressionné par ce contact permanent des pieds avec le sol, et d’une manière générale, du corps avec tout : se déchausser pour entrer dans la mosquée ou au salon chez quelqu’un et s’asseoir par terre, toujours sur un tapis. Les tapis au Maroc sont une deuxième peau du sol. À même le sol, ils sont agréables aux pieds. Les tapis utilisés pour Ouakha n’étaient pas de vrais tapis. Ils n’étaient pas tissés. Il s’agissait de trois rectangles de plastique molletonné avec une image de tapis imprimée dessus. Achetés à Casa Barata, le marché aux puces de Tanger, ces simulacres de tapis étaient beaucoup moins chers que de vrais tapis, mais ils étaient des tapis de prière dans leur usage. Ainsi leur présence au sol comme leur vue en surplomb correspondaient à ce qu’ils étaient.

Ouakha. Trois tapis en plastique et peinture acrylique, 100 x 60 cm, 1998.

Également présenté au sol, comme une autre vue en surplomb, In Medias Res de Michael Snow est un tirage photographique de 260 x 360 cm. L’image photographique est le résultat d’une prise de vue à la verticale d’un tapis persan de mêmes dimensions.

L’expression latine in medias res, littéralement « au milieu des choses », fait référence à une technique narrative qui consiste à faire démarrer un récit au milieu de l’intrigue. La perspective sous laquelle on voit l’œuvre sur le sol est en parallèle aux distorsions créées par la prise de vue. Sur l’image tout est un peu confus, mais on arrive à distinguer un perroquet qui s’échappe de sa cage en laiton et s’envole. Le titre fait sans doute référence à ce qui se passe à l’intérieur de l’image – les personnages qui se lèvent pour essayer d’attraper le perroquet qui pour une raison inconnue s’échappe de sa cage. en analysant cette œuvre, je me suis dit que les œuvres plastiques sont en général des in medias res car le récit n’existe pas. Le temps n’existe pas, ou bien il existe autrement, comme suspendu. Il n’y a ni avant ni après, mais la réalité de l’œuvre ou de ce qu’elle représente, que l’œuvre soit narrative ou pas. Ce qui m’intéresse particulièrement dans la pièce de Michael Snow est la disparition de la vision spéculaire que procure sa particulière prise de vue. In Medias Res fut réalisé entre 1997 et 1998, pendant que l’artiste était professeur invité au Fresnoy.

Il s’agissait d’une « photo filmée ». La scène de l’envol du perroquet au-dessus du salon avec son tapis persan a nécessité une véritable mise en scène de tournage. La prise de vue a été effectuée depuis un échafaudage de quatre mètres en plongée totale. Ce tirage unique, aux dimensions du tapis, est exposé au sol.

Nous pouvons tourner autour de cette image et constater qu’elle n’a pas de Prägnanz fronto-parallèle. « Prägnanz était le terme que les psychologues de la Gestalt appliquaient à la clarté d’une structure due à sa simplicité, à sa capacité à s’intégrer dans une figure. Il est clair que la figure contemplée dépendait de son fronto-parallélisme, ce qui veut dire, de sa verticalité1. »

1. KRAUSS Rosalind, El inconsciente optico, op. cit., T.A.

In Medias Res, 1998, photographie couleur présentée au sol, 260 x 360 cm.

Collection Fonds national d’art contemporain, Paris.

Ici sa verticalité est virtuelle. Nous ne trouvons plus l’effet miroir si ce n’est à travers un effort d’abstraction. C’est déjà au moment de la prise de vue que s’affiche l’intention d’annuler une vision normale, mais c’est dans l’exposition de l’image que le comportement du spectateur va être bouleversé.

Si l’on compare la vision du sol sous nos pieds et celle du ciel sur notre tête, nous pouvons constater le même sentiment de vertige. Michael Snow avait suspendu trois photographies en 1970, presque trente ans avant In Medias Res « de telle manière qu’elles pendent à l’horizontale, parallèlement au sol et à environ un mètre au-dessus de lui… trois images en noir et blanc représentant une femme nue vue d’en dessous (la position dans laquelle vous êtes justement)1 ».

Crouch Leap Land, 1970.

La surface de ce verre transparent correspond à celle du papier photographique.

L’image est une contre-plongée verticale sur laquelle se montrent en premier plan les plantes des pieds et les organes sexuels de ces anges modernes. Parler ici d’anges est inévitable car ces photos nous rappellent des images mouvementées d’apothéoses mystiques sur les voûtes des chapelles. La vision de ces peintures baroques, comme celle-ci, se fait à tête levée et en tournant, car il n’y a plus d’axe.

Si la vision des images conventionnelles correspond à deux axes qui la divisent en haut, bas, droit et gauche, la vision de Ouakha, par exemple, n’entre pas dans ce schéma.

1. SNOW Michael, « Notes sur le pourquoi et le comment de mes œuvres photographiques », in Michael Snow, Panoramique. Œuvres photographiques & films 1962-1999. Catalogue de l’exposition au Centre na-tional de la photographie, Paris, 2000.

La vision en surplomb est une vision sans axe. Les vues aériennes ou les cartographies illustrent assez bien cette notion.

Alors que cette horizontalité correspond à celle du plan horizontal réel et non à une horizontale visuelle comme celle de la ligne d’horizon, ou comme une représentation mentale qui pourrait s’exprimer graphiquement. Une image aérienne de Paris sur Google Earth, comme toutes les cartographies par convention, présente des axes convenus par les points cardinaux. De même, les toiles couvertes de peinture de Pollock retrouvent une lecture à la verticale et le nord reprend le bord supérieur du tableau et l’est la partie droite.

« Peu importe que la lecture la plus prestigieuse de l’œuvre de Pollock dans les années qui suivirent sa mort ait ignoré cette marque – le caractère informe de sa peinture – et refoulé ses implications par le biais d’une série de recodages transformant la peinture métallique en champ transcendantal et les réseaux visqueux en lumineux nuages, s’affairant ainsi à “resublimer” la marque et à la replacer dans le champ de la forme1. »

Clovis Prévost, Miró travaillant sur une plaque de Zinc, 1971.

Depuis, le sol est devenu ce qu’il a toujours été, un lieu commun. Miró, pendant ses séjours à Majorque disait : « Je ne regarde pas le paysage qui est magnifique par des fenêtres et je tire les rideaux. Rien, rien, rien. Ce qui m’excite en travaillant, voilà c’est ça : cette petite tache blanche par terre… C’est cette tache blanche qui joue un rôle d’excitant pour moi, d’incitateur : ce rouge et ce noir2. » Si Miró regarde par terre c’est parce qu’il y est souvent. Miró avait l’habitude de disposer de grandes feuilles par terre. Il travaillait ainsi allongé de tout son corps comme un gamin. Lors d’un entretien avec Yvon Taillandier, après sa rétrospective au Grand Palais de Paris en 1974, Miró disait : « De temps en temps, je fais usage du chevalet. Mais maintenant, c’est assez rare. Je mets mes tableaux sur des tréteaux ou par terre. Par terre, cela me permet de marcher dessus, ce qui est commode, surtout s’il s’agit d’une grande toile. Quand je l’ai

1. KRAUSS Rosalind, dans L’informe mode d’emploi, Paris, Centre Pompidou, 1996, p. 90.

2. RAILLARD Georges, Ceci est la couleur de mes rêves, Paris, éditions du Seuil, 1977.

terminée, je la mets au mur, avec l’aide de quelqu’un, ou je la fais poser sur le chevalet ou appuyer contre quelque objet qui la maintient verticale. Alors, je vois ce qu’il faut corriger. Après quoi je fais remettre la toile par terre pour exécuter les corrections.

Par terre je travaille à plat ventre. Oh ! oui, je me mets de la couleur sur moi, sur la figure, sur les cheveux. J’ai la figure et les cheveux tout barbouillés, tout éclaboussés. et quant à mon costume de travail c’est un vrai tableau1. » Il est intéressant de constater comment Miró, alors âgé de 61 ans, évolue de la verticale à l’horizontale avec tant de souplesse. Il verticalise la toile pour « regarder » et il la recouche pour la retravailler.

Comme si ces deux plans, le vertical et l’horizontal, correspondaient aussi à deux états d’esprit : l’action et la contemplation.

Si Hans Namuth célèbre la manière de travailler de Pollock comme un acte pur de création, dans le cas de Joan Miró, c’est son ami Joaquim Gomis qui témoignera de manière plus intime et moins spectaculaire mais non moins intéressante du travail de l’artiste catalan. Miró ne se laisse pas approcher facilement par des inconnus pendant les séances de travail. Les photographies de Gomis prennent comme décor Montroig, son atelier, le Mas, des champs cultivés ou la plage. Il va souvent lui rendre visite à son atelier et prend en images l’ambiance du lieu, les objets et des moments du processus créatif. Il montre comment des bambous entrecroisés pour faire pousser des haricots ou des tomates surgissent les fameuses étoiles de Miró. Écrit sur la fiche d’une photographie faite à l’atelier de Montroig en 1946, Gomis raconte : « J’étais au point de faire la photo, quand tout d’un coup Miró me dit : – Attends une seconde ! Aussi vite il retourne avec un bout de craie à la main et fait un dessin, d’un seul trait, comme s’il était en extase. » Cela deviendrait plus tard L’oiseau solaire qui est à la Fondation Maeght de Saint-Paul-de-Vence et à la Fundació Miró de Barcelona.

1. TAILLANDIER Yvon, dans Joan Miró. Écrits et entretiens, présentés par Margit Rowell, Paris, Daniel Lelong éditeur, 1995, p. 305.

Document. L’Oiseau solaire, 1966.

Marbre, collection Fondation Maeght.

Joaquim Gomis était photographe, il avait beaucoup voyagé et avait rencontré Miró à Paris. Il était un personnage actif dans le tissu culturel et artistique de la bourgeoisie catalane à laquelle il appartenait. Son travail photographique est de grande ampleur et de grande rigueur.

Une autre fois, pendant qu’ils étaient à l’atelier de Miró de Son Boter à Palma de Mallorca, Miró avait demandé à Gomis de faire une photographie après avoir disposé une série d’éléments par terre – l’un d’entre eux était une vieille lunette de latrine. Cette disposition deviendrait une sculpture intitulée La Forca1.

Le sol est pour Miró, depuis toujours, un espace de jeu et de liberté. Il est aussi le lieu où il travaille la céramique et ses grands papiers. La naturalité avec laquelle les artistes s’emparent souvent du sol a peut-être un rapport avec cette relation au jeu qui passe aussi par l’enfance.

Chez l’enfant, le rapport à l’horizontal se construit progressivement en explorant les objets de son environnement. À partir de ces observations, les psychologues de l’enfance ont constaté que les enfants s’investissent constamment sur la surface du sol pour accéder à leur liberté de mouvement. Une grande partie de cet investissement

1. Ces commentaires et ces images ont été extraits du texte de Marti ROM, Joaquin Gomis y Joan Miró, Ressò Mont-Rogenc n° 106, juin 2008. www. centremiro. com/pdf/GomisIMiro_cas. pdf. T.A.

Document, La Forca, 1963.

Bronze et fer, collection Fondation Maeght.

se manifeste d’ailleurs au cours de l’apprentissage de la marche. La marche érigée qui succède à la marche à quatre pattes implique un nouveau regard… une appréhension psychologique de l’espace horizontal. Jean Piaget note déjà en 1947 « qu’il est indispensable de dissocier l’espace perceptif de l’espace représentatif, pour fournir une théorie adéquate de l’intuition géométrique chez l’enfant1 ». L’historien de l’art Pierre Francastel affirme que l’art n’est pas qu’un phénomène historique et culturel, mais aussi une production sociale en relation étroite avec son environnement. en ce sens,

« la psychologie enfantine se trouve également à la base de la conception moderne de l’espace plastique, source et justification – selon lui – de la création artistique contemporaine, en même temps que d’une interprétation renouvelée des formes d’art de toutes les époques2 ».

1. PIAGET Jean, INHELDER Bärbel, La représentation de l’espace chez l’enfant, Paris, PUF, 1947.

2. FRANCASTEL Pierre, La réalité figurative, Paris, Denoël, 1965.