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Chapitre 2 Stratégie de normalisation

2.3.3 Quelques témoignages critiques autour de la « facturation au fil de l’eau »

Nous avons vu précédemment pourquoi il était si important, notamment en raison de sa complexité normative, d’appréhender l’informatisation de la santé en général, ou l’implantation d’un logiciel dans une pratique clinique en particulier, au travers d’une analyse socionormative, socioéthique, technocentre. La démarche de mener un changement organisationnel qui part du bas en haut nous intéresse. Nous avons vu que cette démarche susceptible de gérer l’incertitude d’une technologie n’est pas très présente dans ces situations. Ainsi qu’en est-il des concepts culturels dans le domaine de la santé ? Quel est un l’outil qui permet le développement d’un cadre de référence spécifique pour gérer l’incertitude de la technologie ?

Selon Smircich (1983) la culture organisationnelle est importante pour le succès d’un projet. Elle trouve que la culture regroupe à la fois cinq éléments fondamentaux qui sont :

« Goals, Administrative system, sociocultural system, production system, technology and structure».

La culture participe au réalignement de l’ensemble de l’organisation qui a tendance à posséder plusieurs cultures (la culture fragmentée) au sein d’une même organisation. Ainsi la culture existante dans l’organisation a des effets sur la normalisation, sur l’implantation et le déroulement d’un projet technologique. En ce sens peut-on dire que la question des normes doit prendre en compte la dimension culturelle de l’organisation, c’est-à-dire les valeurs et les principes des membres de l’organisation ? Ces valeurs et principes peuvent-ils être des vecteurs de changement organisationnel et technologique ?

Nous postulons le fait qu’il est important de bien décrire et connaître les rouages d’une organisation pour mettre en place une norme. Les normes « toutes faites » n’opèrent pas, et n’obtiennent pas l’adhésion des individus ou groupes d’individus. Ainsi les normes doivent être observées comme étant « en train de se faire », capables de modifier les formes techniques et organisationnelles. Pourtant, les gestions nous révèlent le contraire. En effet, la relation de la norme au management postule que la norme doit préexister à tout projet pour que celui-ci soit accepté par les acteurs. Ainsi dans les changements organisationnels où les normes ont été déjà faites à l’avance, on assiste à plus de facilité pour mettre en place l’outil de travail ; c’est ce que nous confirme la responsable des systèmes d’information :

« Après pour les dossiers de spécialités, on est obligé de travail sur un consens au niveau de l’utilisation des praticiens. On a le cas notamment sur la recherche du logiciel d’obstétrique où là le consensus est donné par l’Audipog donc par une norme par laquelle ils se tiennent. Par contre pour la partie gynéco on n’a pas de norme et donc on travailler sur un consensus dans l’établissement. C’est extrêmement difficile de trouver un consensus dans ce milieu de gynéco qui est composé de d’une quinzaine de personnes. Et c’est que là le consensus est très difficile à trouver par contre une application on pourra régler à la problématique du médecin (1, 2, 3) en fonction des besoins de chaque médecin. Donc on est obligé de trouver un consensus »

« En occurrence la gynéco la question est de voir si on met en place un dossier structurer où une page blanche. Et le consensus quand on interroge les médecins personne n’a la même idée. Concernant le dossier de gynéco il y’ a pas de normes aujourd’hui imposée par les gynécos. Et chacun fait un peu à son idée et si on met un logiciel on va faire rentrer des habitudes dans des cases. Et là, rationaliser les habitudes c’est pas forcément facile. Et ça passe par beaucoup de dialogues, beaucoup de consensus. Et on est sur ce projet depuis un an et on n’arrive pas à avoir le consensus .Chacun campe sur ces positions personne ne veut se positionner c’est extrêmement difficile ».

Ces témoignages confirment notre constat du fait que l’organisation possède plusieurs cultures. En effet, on remarque dans ces propos que la culture obstétricienne est différente de celle de la gynécologie. Mais également ce qui attire notre attention c’est plus précisément sur la difficulté au niveau du service gynéco où en effet les médecins sont mitigés sur les TIC ( le dossier structurer et la page blanche). Cette difficulté relève du fait que dans ce domaine tout n’est pas normalisé contrairement au domaine obstétrique ou les obstétriciens respectent la norme et vont structurer leur cheminement.

Ainsi la question qu’on se pose est la suivante : l’organisation est plus performante quand la norme est déjà installée dans les pratiques ? Un tel questionnement nous oblige à définir la notion de « performance ou d’efficacité » dans les organisations qui se définit comme suit :

« Une organisation existe à partir du moment où il y a reconnaissance des engagements mutuels. Être organisé veut dire être en relation. C’est la relation qui est la matière première de l’organisation » (Taylor, 1993b).

Ainsi si nous suivons Taylor dans ces propos, il faut que les membres de l’organisation soient en relation pour que l’organisation existe et soit « efficace ». Ainsi nous nous posons la question sur comment ils peuvent être en relation?

Partant de notre terrain, nous avons souligné plus haut les difficultés que les médecins en l’occurrence les gynécologues sont confrontés au quotidien ainsi que les gestionnaires. Les difficultés émanent du fait qu’ils travaillent sans norme instituante. Le responsable nous a souligné qu’il est très difficile dans cette façon de faire de trouver un consensus car chacun fait les choses de son côté et les décisions sont individuelles. Ainsi nous pensons dans ce sens que la notion culture organisationnelle est loin d’être unitaire. Il y a des sous cultures au sein même de ce service de gynécologie. Nous mettons en lumière la différentiation de la culture que de chaque organisation, service ou même chaque personne qui affirme la différence.

Ce qui a surtout attiré notre attention sur ce phénomène en tant que chercheur, c’est le fait que tous les établissements de santé tendent vers une normalisation dans la manière de pratiquer les soins. La notion de différenciation qui décrit l’identité et les valeurs de telle structure de santé, demeure très forte dans ce climat de recomposition organisationnelle Aujourd’hui ce phénomène reste global et touche de plus en plus les structures de santé en l’occurrence le domaine public.

Dans ce sens, notre démarche sera de nous s’intéresser à ces différences afin de les comprendre. Ainsi notre posture nous oblige à poser deux questions fondamentales qui sont les suivantes : qu’est ce qui sépare ou rassemble les sous-cultures au sein d’une même organisation? Une culture organisationnelle peut-elle être gérée? La forme auto-organisée des communautés de pratique, ou le travail d’équipe des professionnels de santé, et le processus d’institutionnalisation auquel on assiste, ne sont-ils pas des éléments qui entrent en contradiction ?

Exemple : la facturation au fil de l’eau

Nous avons précédemment posé la question du lien sur la notion de norme que les établissements santé se font par rapport aux technologies. L’arrivée des TIC définissent des nouvelles techniques de travail, mais également les nouvelles méthodes de soins dans la santé. Cela se heurte à des réalités qui sont typiquement liées au monde des entreprises. En effet, cette situation ne concerne pas uniquement les structures privées de la santé mais également le domaine public. Ce dernier, même s’il tente de résister entièrement à des pratiques nèo-

libérales, tend vers ces nouvelles méthodes qui reposent sur une volonté de réorganiser fortement le domine médical pour atteindre une organisation « optimale ».

Nous avons souligné plus haut que la modernisation des services publics de santé s’inspire de plus en plus de ce qui se passe dans les structures privées de santé. Nous avons l’exemple de la T2A qui est basée sur une saisie des médecins en temps réel, donc le médecin alimente des recueils qui sont composés d’une partie de diagnostic (c’est-à-dire le pourquoi le patient est venu ?), et il date ce qu’il fait en fait au cours de l’intervention et de sa venue.

Ces recueils sont récupérés par le service DIM3 et donc il passe dans une « moulinette » qui s’appelle le groupage, et il va ressortir un groupe homogène de séjour et il y a une table qui a été établie d’un point de vue national en disant que ce patient fait partie d’un tel groupe homogène de séjour par exemple, la clinique peut prétendre à un tel montant pour les soins. Aujour d’hui, la T2A s’applique déjà dans les hôpitaux privés notamment la clinique de Cesson-Sévigné, le Centre Hospitalier (CH) de Saint-Grégoire. Donc ces structures privées facturent au quotidien à la T2A. Et ils sont réglés à la T2A.

Concernant notre terrain de recherche la clinique la Sagesse de Rennes, elle est aujourd’hui un établissement ESPIC4 qui est le contraire d’un établissement privé. Elle est entre l’établissement PSPH5 et l’établissement privée c'est-à-dire elle est semi –privé. La responsable de gestion de la clinique :

« On est à l’envoie tutelle au mois, par rapport à un privé. On va arriver à la facturation au file de l’eau on s’est proposé pour être pilote au niveau de la sagesse mais on n’a pas était retenu, donc certains établissement ont été retenus, on n’a pas été retenu par l’asig6 santé en fait (un organisme qui retient les établissements pilotes). On a travaillé avec eux l’année dernière assez longuement on était dans les premiers sélectionnés et au final ils ont diminué le nombre d’établissements retenus sur la France et donc on ne faisait pas parti. Donc on n’a pas de facturation au fil de l’eau et donc on passera à la facturation au fil de l’eau quand les tutelles décideront ».

Nous notons à ce propos que la Tarification à l’Activité (T2A) repose sur deux modalités : il s’agit d’être éligible à la T2A, l’autre modalité est liée à la décision de la tutelle pour qu’un

établissement de santé applique la T2A. Ainsi, nous considérons que le principe de la T2A dans un tel établissement de santé publique, n’est pas une décision de ses acteurs mais d’une tutelle. Cependant la principale question qu’il est permis de se poser est en effet : comment la tutelle attribue à un établissement public une nouvelle méthode de travail comme c’est le cas par exemple de la T2A. Voici ce que nous répond un responsable de la direction :

« Après c’est changement de mentalité, donc on essaye de le préparer c'est-à-dire qu’il faut que le médecin code en temps réel son activité. Ce qui est fait dans certaines spécialités et qui est moins bien fait dans d’autres spécialités et donc le travail du DIM c’est de sensibiliser et de dire mais là vous ne respecter pas les délais, le jour où on sera la facturation au file de l’eau il faudra respecter les délais. Donc comment peut –on travailler en amont pour que ce jour là on ne sera pas en difficulté. On sera au fil de l’eau quand les tutelles le décideront. Et donc être au fil de l’eau c’est tenir des délais, et des contraintes supplémentaires ».

Donc toujours d’un point de vue des stratégies de normalisation, nous mettons en lumière que ces propos soulèvent une notion importante qui est la notion de « contrôle » : les délais dans l’activité des médecins sont en effet contrôlés pour être dans ce nouveau procédé. Ce qui nous permet de prendre un peu de recule afin de comprendre ces nouvelles méthodes très pointues qui permettent de surveiller et encadrer les soins

Comment ce font les décisions ? Les décisions de mettre en place des systèmes professionnels ne prennent –elles pas le monde professionnel de santé de cours ? Toute innovation est-elle un progrès ? Où est le progrès dans la T2A ? Quel est l’avantage médical, social, économique ?

Pour répondre à ces questions nous allons recueillir la réaction d’une responsable de gestion à qui on a demandé la logique de la T2A:

« La logique qui est derrière l’idée c’est de tarifer un séjour en fonction de la pathologie du patient. Hier quand on avait pas du tout la tarification à l’activité, on était sur des primes de journées accordées par l’établissement et sur ce prime de journée, on devait réaliser un certains nombre d’actes aujourd’hui on est sur une tarification par rapport à ce que l’on a fait au patient. Si un patient à une telle pathologie et telle intervention on aura tant, si on a un autre patient et autre pathologie on aura tant. Si par exemple grosso modo on dit cette patiente elle doit être présente trois jour et vous devez avoir 1000euros pour ce type d’intervention, s’il est présent cinq jours, on aura un plus on aura peut- être 1500 euros,

alors s’il présent qu’une journée alors qu’il devait être présent trois jours, on aura peut- être que 100 euros. Donc en fait il est établi qu’il y’a une durée moyenne de séjour par rapport à cette pathologie, cette intervention au niveau national et si on n’est pas dans la norme en fait on a un plus ou un moins. L’objectif c’est d’être dans la norme ».

Elle poursuit :

« … Mais il y’ a quand même un moyen sur le séjour il faut aussi, et en général tout est fait pour rentrés dans cette durée on va dire préconisée. Et ça à jouer depuis 2005, si on regarde les durées moyennes des établissements elles sont en chute à cause ou grâce à la T2A. Quand on regarde d’un point de vue gestionnaire, ce n’est pas forcément intéressant après il se peut que le patient d’un point de vue médical il faut qu’il reste longtemps, donc là forcément le patient ne va être en voyait chez lui sous prétexte que d’un moins de vue national on dit 3 jours, il faut aussi que ce soit cohérent avec le schéma médical d’ici. Donc on a des seuils hauts et on a des seuils bas parcontre l’établissement est pointé quand on est trop en seuil haut ou en seuil bas. Les tutelles en fait ça leur permet aussi de pointer en disant mais pour cette spécialité vous n’êtes pas dans la norme pourquoi. Donc il y’a une surveillance complète ».

Ces révélations montrent que la T2A est pour justement tendre à ne pas trop garder les malades en hospitalisation. Quand on regarde en fait les normes, le seuil bas et le seuil haut, rend compte qu’en fait par rapport aux pratiques, elle tend à faire baisser la durée de séjour d’un patient. Cette conception repose sur des raisons suivantes :

« Parce qu’en fait le plus n’est pas forcément intéressant dans le sens où en fait l’établissement va avoir en plus en charge de personnel puis que le patient va être présent, en charge de restauration, en charge de toute prise en charge et plus il faut ce dire que les 500 euros va couvrir aussi, les salaires des différentes personnes, la restaurations, les médicaments, à fin tout, l’informatique, tout. Et en fait finalement quand on fait le delta, les établissements se disent nous on devrait plutôt être dans la norme, et c’est ça qui fait les séjours raccourcissent en fait ».

Nous soulignons des raisons purement lucratives dans les soins qui reposent sur une norme nationale qui est le DMS. Cette norme vient révolutionner les pratiques de l’établissement de santé en général, mais les relations entre le soignant/ soigné tel que nous l’avons abordé plus. Finalement, si nous poursuivons notre raisonnement sur les facteurs de la modernisation de la santé et les deux logiques : technico-économique et médico-intégratif qui s’opposent. Nous

nous posons la question de savoir : par qui, la décision d’une l’implantation d’un système d’information ou d’une nouvelle méthode travail de santé devait-elle émerger ? Celle-ci est centrale, car nous considérons que si des tensions et contradictions résident entre gestionnaires et professionnels de santé pour l’implantation d’un système d’information qui va dans le sens de modernisation et de changement de pratique, ces tensions peuvent se justifier du fait des intensions et les préoccupations différentes des deux côtés. En plus, les systèmes d’information sont littéralement pris d’assaut, dans ce domaine comme dans les autres, par des entreprises privées à vocation commerciale dont les ressources financières sont sans commune mesure avec ce dont les gouvernements disposent, même dans les pays riches. Leur motivation de base demeurant le profit plutôt que l’amélioration de la santé. Une attitude qui soulève des tensions dans le monde de la santé car elle met en avant une perspective de gestion particulière:

« Les systèmes d’informations utilisées aujourd'hui par la plupart des établissements hospitaliers ont été conçus dans une logique de gestion » (Villac, 2004)

Dans le milieu de la santé, on a souvent tendance à percevoir les entreprises privées comme « l’ennemi » qu’on ignore ou qu’on méprise même si sa capacité à développer des produits et interventions, souvent très bien faits et plus attrayants que ce que le secteur public a les moyens de faire, est significative. L’avenir de ces organisations de santé tend vers une tentation de trouver des zones d’alliances possibles avec le secteur privé. Il reste à observer comment ces zones d’alliances doivent et peuvent se faire.

En plus du secteur privé, viennent s’ajouter les politiques qui sont aujourd’hui très impliqués dans le développement des systèmes d’information dans les pratiques médicales. Aujourd’hui, dans ce contexte d’informatisation des organisations de santé, une alliance entre les politiques et le milieu de santé en l’occurrence les professionnels de santé, semble inévitable.

Toutes les entreprises et organisations sont confrontées aujourd’hui à l’obligation de changer et de conduire des changements interne d’identité, de structure, de stratégie, de culture, d’organisation.