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Influence de l’orthographe sur la perception de la parole en L1 3.

3.1. Les tâches métaphonologiques

L’influence de l’orthographe sur la perception de la parole a d’abord été examinée à travers des tâches métaphonologiques. Les études que nous présentons ici varient en fonction des sujets, des langues et des unités linguistiques examinées. Bien que la plupart des études aient été réalisées sur la langue anglaise, certaines portent sur le hollandais, le français ou encore le portugais. Ces travaux ciblent les unités syllabiques, dont les rimes, et les phonèmes.

Une des premières études qui a démontré l’influence de l’orthographe sur la perception de la parole a été conduite par Seidenberg et Tanenhaus (1979). Dans une tâche de jugement de rime avec présentation auditive des stimuli, les auteurs ont montré que les sujets anglais sont plus rapides dans leur décision lorsque les cibles et les amorces s’écrivent de la même façon, c’est-à-dire lorsqu’il s’agit de mots similaires orthographiquement (e.g., toast (toast) /təʊst/ - roast (rôti) /rəʊst/ ), que lorsque les cibles et les amorces ne s’écrivent pas de la même façon, il s’agit alors de mots orthographiquement différents (e.g., toast (toast) /təʊst/ - ghost (fantôme) /gəʊst/). Étant donné que les sujets peuvent, à priori, réaliser cette tâche uniquement sur la base de l’information phonologique, les résultats montrent que l’accès au code orthographique est automatique en reconnaissance auditive de mots. Donnenwerth-Nolan, Tanenhaus and Seidenberg (1981) ont exploré l’hypothèse selon laquelle les résultats de l’étude de Seidenberg et Tanenhaus (1979) étaient biaisés par la fréquence de la rime, puisque les mêmes mots cibles étaient présentés pour les deux types d’amorces : orthographiquement similaire ou différente, dans leur matériel. Les auteurs avaient pourtant contrôlé la fréquence d’association entre les stimuli (cibles et amorces), mais ils avaient trouvé que les paires amorces cibles qui sont orthographiquement similaires (e.g., toast - roast) sont plus prédictibles, c’est-à-dire plus souvent associées que les paires qui ne partagent pas la même orthographe (e.g., toast -

l’accès automatique aux représentations orthographiques ou bien à la fréquence de production de la rime. Donnenwerth et al. (1981) ont alors répliqué l’expérience de Seidenberg et Tanenhaus (1979) avec de nouveaux stimuli, en contrôlant de manière plus stricte la fréquence de production pour les rimes partageant l’orthographe (e.g., dirt - flirt ;

poussière - dragueur) comme pour les rimes orthographiquement différentes (e.g., dirt - hurt ; poussière - douleur). Tous les stimuli avaient la même fréquence d’association. Les auteurs

ont rapporté les mêmes résultats : les rimes qui s’écrivent de la même façon sont détectées plus rapidement que les rimes qui s’écrivent différemment. Les résultats de ces études sur la langue anglaise suggèrent que l’accès à l’information orthographique est automatique en reconnaissance auditive de mots, puisque les sujets ne réalisent pas la tâche en se basant uniquement sur l’information phonologique. Selon ces auteurs, les résultats démontrent la relation qui existe entre l’information phonologique et orthographique et suggèrent que les deux représentations sont hautement intégrées dans le lexique mental.

Ces résultats, montrant une activation automatique des codes orthographiques en reconnaissance de la parole ont été corroborés par de nombreuses études utilisant également des tâches métaphonologiques. Certaines d’entre elles se sont centrées sur les unités syllabiques (Taft & Hambly, 1985; Ventura, Kolinsky, Brito-Mendes, & Morais, 2001), d’autres sur les unités phonémiques (Castles, Holmes, Neath, & Kinoshita, 2003; Dijkstra, Roelofs, & Fieuws, 1995; Frauenfelder, Segui, & Dijkstra, 1990; Hallé et al., 2000; Treiman & Cassar, 1997) et ont montré un effet orthographique en français, hollandais, portugais et anglais.

En étudiant la nature des représentations phonologiques dans le lexique mental, Taft et Hambly (1985) ont démontré qu’en anglais les réponses des sujets étaient influencées par la structure orthographique de la syllabe dans une tâche de détection de syllabe. En effet, lorsque la syllabe cible (e.g., val) s’écrit de la même façon que la syllabe du mot suivant (e.g., validity), les sujets sont enclins à considérer que les deux syllabes correspondent, même lorsque la phonologie des deux syllabes diffère (e.g., val /væl/ dans validity /vəlɪdəti/).

En d’autres termes, c’est l’orthographe qui a conduit les sujets à accepter une correspondance entre deux syllabes différentes. Concernant toujours l’unité syllabique, Ventura et al. (2001) ont montré que les manipulations explicites et intentionnelles de la part des sujets pour assembler deux mots monosyllabiques portugais (e.g., pena-lena) pour former un nouveau mot (plena) sont influencées par l’orthographe. Les auteurs concluent ainsi que les jugements phonologiques sur la structure syllabique sont modulés par les liens entre phonologie et orthographe.

Les études suivantes, qui se sont centrées sur l’unité phonémique, montrent que le code orthographique est disponible pendant le traitement de la parole et que les représentations orthographiques fréquentes et moins fréquentes entrent en compétition, ce qui engendre des temps de réaction plus longs en tâche de détection de phonème. Dijkstra, Fiews, and Roelofs (1995) ont montré que les sujets hollandais détectaient plus rapidement le phonème /k/ dans le mot paprika, que dans le mot replica, puisqu’en hollandais la lettre « k » est une représentation orthographique bien plus fréquente du phonème /k/ que la lettre « c ». Cet effet peut être attribué à l’inconsistance entre les correspondances phonèmes graphèmes. Néanmoins, le même phonème /k/ n’est pas détecté plus rapidement lorsqu’il est situé avant le point d’unicité, c’est-à-dire le point à partir duquel le mot est le seul candidat correspondant à l’input auditif. Ainsi, /k/ n’est pas détecté plus rapidement dans le mot kabouter que dans le mot cabaret. Les temps de détection plus long apparaissent lorsque le phonème cible est situé après le point d’unicité, suggérant alors que cet effet est médié par l’accès lexical. Le même effet de consistance a été montré dans une tâche de détection de phonème conduite par Frauenfelder et al. (1990). Bien que l’objectif de leur étude était d’examiner les effets lexicaux lors du traitement des phonèmes, les résultats d’une de leur expérience corroborent ceux de Dijkstra et al. (1995). En effet, les latences de détection étaient plus longues pour le phonème /k/ que pour les phonèmes /p/ ou /t/ dans des mots (e.g., remarquer) comparé à des non mots (e.g., déllicule). En français, le phonème /k/ peut être transcrit orthographiquement par plusieurs graphèmes (e.g., « c » coup, « k »

tank, « qu » quand) ce qui n’est pas le cas pour les phonèmes /p/ et /t/, qui, respectivement,

peuvent se transcrire « pp » ou « p » (e.g., appui, parapluie) et « tt », « t » ou « th » (e.g.,

brouette, porte, thé). Ainsi, le fait que plusieurs graphèmes correspondent au même

phonème semble ralentir les temps de détection dans la tâche. Dans une même tâche de détection de phonème, Hallé et al. (2000) ont montré que les sujets français présentaient des taux de détection plus élevés pour le phonème /b/ dans des mots comme absurde /apsyᴚd/, que dans des mots comme capsule /kapsyl/, alors qu’aucun de ces deux mots ne contient le phonème /b/. Ainsi, il semble que les sujets ont tendance à détecter le phonème /b/ au lieu du phonème /p/ dans les mots contenant la représentation orthographique « b », suggérant une influence de l’orthographe sur la perception phonétique.

Pour résumer, le lien étroit entre la littératie et la capacité à manipuler les phonèmes intentionnellement est mis en avant par les études que nous venons de présenter : les performances de sujets adultes dans des tâches métaphonologiques sont affectées par l’information orthographique. Certaines études, qui ont comparé les performances adultes aux performances d’enfants, révèlent que dès lors que les enfants apprennent à lire et à écrire, une telle influence de l’orthographe apparait (Nunes & Bryant, 2004). Les résultats de ces études font alors écho à la conscience phonologique qui illustre l’influence de l’orthographe sur le traitement du langage oral.

En demandant à des enfants et des adultes anglais de compter des phonèmes, Treiman et Cassar (1997) ont montré que les sujets sont influencés par le nom de la lettre dans une tâche de conscience phonémique. En effet, lorsqu’un phonème correspond au nom d’une lettre, par exemple, la diphtongue /aɪ/ qui correspond au nom de la lettre « i », ou encore la séquence de phonèmes /ar/ qui correspond au nom de la lettre « r », les sujets adultes et enfants considèrent que ces phonèmes ne contiennent qu’un seul son. Ces

résultats suggèrent que la langue écrite et la phonologie ne peuvent être totalement séparées, puisque le nom des lettres exerce une influence dans une tâche de conscience phonémique. Les mêmes résultats ont été observés par Castles et al. (2003) qui ont démontré que les performances de sujets adultes et enfants dans une tâche de conscience phonologique sont influencés par la connaissance orthographique. En effet, le temps de réaction des sujets est plus long lorsqu’il s’agit de supprimer ou permuter des phonèmes dans des mots qui n’ont pas une correspondance directe entre phonologie et orthographe. Par exemple, les sujets font plus d’erreurs lorsqu’il s’agit de supprimer le phonème /w/ du mot anglais squabble (dispute), que lorsqu’ils doivent supprimer le phonème /r/ du mot

struggle (épreuve).

Toutes ces études démontrent que l’information orthographique exerce une influence sur le traitement et la perception de la parole. Pourtant, certains auteurs affirment que les tâches métaphonologiques, impliquant l’analyse explicite de rimes ou de phonèmes, peuvent être sujettes à des effets stratégiques (Cutler, Treiman, & van Ooijen, 2010; Taft, Castles, Davis, Lazendic, & Nguyen-Hoan, 2008). L’argument avancé par ces derniers est que les tâches métaphonologiques “might all benefit from using orthography as a mean of holding

information in working memory” (Taft et al., 2008, p. 367). En effet, la question qui se pose

est de savoir si l’influence de l’orthographe reflète une utilisation stratégique ayant pour but de faciliter la prise de décision à propos du mot cible, ou bien, si elle reflète au contraire un accès automatique lors du traitement du mot cible. Une autre explication qui a été avancée est que les sujets créent une image orthographique du mot de manière à faciliter le jugement phonologique abstrait. Ainsi, les effets orthographiques peuvent être dus au rôle crucial joué par l’orthographe lors du développement de la conscience phonologique. Il est alors probable que les codes orthographiques impliqués dans ces tâches de jugement conscient, ne soient pas impliqués dans un contexte naturel de reconnaissance de la parole.

De manière à contourner ce problème, c’est-à-dire de manière à s’assurer que les effets orthographiques ne soient pas dus à une stratégie consciente mise en place par les sujets, les chercheurs ont utilisé des tâches de décision lexicale dans un paradigme d’amorçage.