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Influence de l’orthographe sur la production de la parole en L1 3.

3.1. Résultats contrastés des premières études

Un des premiers à avoir testé l’influence de l’orthographe sur la production de la parole est Lupker (1982) dans une tâche de dénomination d’images. Il a examiné le rôle de la similarité orthographique et phonologique entre une image et un mot dans un paradigme d’interférence mot-image. Dans ce paradigme, les cibles imagées sont présentées conjointement aux distracteurs (Bonin, Méot, Ferrand, & Bugaïska, 2013). Les sujets anglais étaient exposés à une série d’images parmi lesquelles certaines présentaient des mots visuellement en superposition. La tâche consistait alors à dénommer les images le plus rapidement possible en ignorant le mot distracteur. Les résultats ont montré que lorsque le mot superposé à l’image partage soit l’orthographe du nom de l’image (e.g., image : plane, distracteur : cane ; 646 ms), soit la phonologie (e.g., image : plane, distracteur : brain ; 678 ms) les latences de dénomination sont plus courtes que lorsque le mot superposé n’a aucune relation avec le nom de l’image (e.g., image : plane, distracteur : power ; 701ms).

Damian et Bowers (2003) ont évalué l’effet de l’orthographe sur la production de la parole dans une tâche d’amorçage implicite. Dans ce paradigme d’amorçage implicite (Meyer, 1991), les sujets doivent apprendre une série de paires de mots. Suite à l’apprentissage, un mot (l’amorce) leur est présenté et ils doivent produire le mot qui correspond (la cible). Ainsi, les sujets anglais devaient mémoriser une série de paires de mots avec des caractéristiques différentes : dans la condition homogène l’amorce et la cible partageaient leur premier phonème et leur premier graphème (e.g., cobra, candle), dans la condition inconsistante, ils partageaient le premier phonème uniquement (e.g., kettle, cobra) et enfin, dans la condition hétérogène l’amorce et la cible ne partageaient ni l’un, ni l’autre (e.g., cobra, giant). Les sujets avaient pour tâche de produire oralement le deuxième mot de chaque paire en réponse à la présentation visuelle du premier mot. Les résultats ont montré

un effet d’amorçage plus important en condition homogène (e.g., cobra, climate) qu’en condition hétérogène (e.g., coffee, genius). Aucun effet d’amorçage n’a été observé pour la condition inconsistante. Les auteurs concluent que l’orthographe exerce une influence sur les latences, puisque les temps de réaction sont plus rapides dans la condition homogène (625 ms) comparée à la condition hétérogène (653 ms). Néanmoins, les auteurs ont examiné la possibilité que les sujets soient dépendants des codes visuels puisque les amorces sont présentées visuellement. En effet, la présentation visuelle des amorces pourrait induire un traitement orthographique pour récupérer le mot à produire dans le lexique mental. Pour tester cette hypothèse, ils ont répliqué l’expérience précédente en modifiant la modalité de présentation des amorces. Cette fois, elles sont présentées auditivement. Les résultats répliquent ceux de l’étude précédente : un effet d’amorçage est observé pour la condition homogène comparée à la condition hétérogène et aucun effet n’est observé pour la condition inconsistante. Il semble alors que même lorsque l’amorce n’est pas présentée visuellement, l’orthographe exerce une influence sur la production de la parole. L’effet d’amorçage apparait lorsque la cible et l’amorce partagent le même phonème et le même graphème initial. Les résultats de cette étude démontrent les effets de l’orthographe en production de la parole, attestant des interactions entre orthographe et phonologie en dehors de toute présence orthographique.

Plusieurs études ont tenté de répliquer les résultats de Damian et Bowers (2003) mais sans succès. Roelofs (2006) a testé l’effet de l’inconsistance orthographique en hollandais dans trois tâches différentes : une tâche de lecture à voix haute, une tâche de dénomination d’objets et une tâche de génération de mots. Ces trois tâches diffèrent en fonction de la pertinence de l’orthographe pour réaliser la tâche. En effet, l’orthographe est jugée pertinente dans les tâches qui reposent sur l’information orthographique, c’est le cas de la tâche de lecture, dans laquelle le traitement de l’information orthographique est nécessaire. L’utilisation de ces tâches a permis aux auteurs d’observer si l’effet d’inconsistance est dépendant de la tâche ou s’il contraint la production de la parole comme

suggéré par Damian et Bowers (2003). Les résultats ont montré que l’effet d’inconsistance orthographique est présent uniquement en tâche de lecture, tâche dans laquelle l’orthographe est pertinente, car elle repose sur l’information visuelle orthographique. Les résultats ne répliquent donc pas ceux de Damian et Bowers (2003). Roelofs propose que l’absence d’effet en dénomination d’objets et en génération de mots soit due à la différence entre les langues en question dans les deux études. Le hollandais est une langue plus transparente que l’anglais, « it is possible that cross-linguistic differences exist in the degree

to which orthography and phonology interact in speech production, perhaps related to the differences in orthographic depth between languages” (Roelofs, 2006, p. 37). Cependant, cet

argument ne semble pas valide puisqu’aucun effet orthographique n’a été démontré dans une langue opaque comme le français (Alario et al., 2007), ni dans les langues non- alphabétiques comme le chinois (Bi et al., 2009; Chen et al., 2002; Zhang & Damian, 2012), suggérant que l’influence de l’orthographe est modulée par le contexte de la tâche et non par l’opacité ou la transparence des langues en question. Chen et al. (2002) ont examiné l’encodage de la forme du mot en production de la parole dans un paradigme d’amorçage avec présentation orthographique de l’amorce. Plus précisément, ils ont testé le rôle des unités syllabiques comparé à celui unités des tons avec des sujets chinois. Les auteurs ont comparé la production de mots dans deux conditions : dans la première, tous les mots cibles et les amorces partageaient la première syllabe et le premier ton, dans la seconde condition, les mots cibles et les amorces partageaient la première syllabe, le premier ton et le premier caractère orthographique. L’effet d’amorçage obtenu est du même ordre pour les deux conditions (46ms-53ms). Il semble alors que l’influence orthographique dans une tâche de génération de mots avec amorçage en chinois soit limitée. Toujours sur la langue chinoise, Bi et al. (2009) ont examiné le rôle de l’orthographe en production de la parole en manipulant le partage orthographique et phonologique séparément. Trois tâches ont été proposées aux sujets : dénomination d’images, génération de mots avec amorce orthographique et lecture. Les résultats ne révèlent aucun effet de l’orthographe en dénomination d’images, un effet non significatif en génération de mots et enfin, un effet significatif en lecture. Répliquant les

résultats obtenus par Roelofs (2006), il apparait que les propriétés orthographiques d’un mot influencent la production de la parole uniquement dans les tâches dans lesquelles l’orthographe est pertinente. Ces résultats ont été corroborés par l’étude de Zhang et Damian (2012) suggérant que l’effet orthographique est dépendant de la pertinence de l’orthographe pour réaliser la tâche en question. Encore une fois, l’effet orthographique n’apparait qu’en tâche de lecture. Avec des sujets français, Alario et al. (2007) ont examiné l’influence de l’orthographe sur la production de la parole et ont essayé de déterminer si cette influence est modulée par la transparence de la langue en question, comme suggéré par Roelofs (2006). Le français est une langue qui est moins consistante que la langue hollandaise et au moins aussi inconsistante que la langue anglaise. Ainsi, si l’inconsistance orthographique est requise pour observer un effet orthographique, alors cette expérience avec des sujets français devrait répliquer les résultats de Damian et Bowers (2003). Néanmoins, dans le cas où l’effet orthographique ne serait pas observé, les auteurs ont exploré une hypothèse qui pourrait expliquer la non réplication des résultats de Damian et Bowers (2003). La génération de mots avec amorçage est un paradigme expérimental qui implique une composante mémorielle. L’effet de consistance pourrait alors être dû à l’apprentissage de paires de mots plutôt qu’à la production de la parole elle-même, si les sujets utilisent le code orthographique pour faciliter la mémorisation des paires de mots. Autrement dit, le traitement orthographique des mots serait une stratégie consciente de la part des sujets en vue de mémoriser la paire de mots. Alors, il se pourrait que dans un contexte naturel de production de la parole, ce même traitement orthographique n’ait pas lieu, expliquant l’absence d’effet orthographique. De manière à exclure le rôle de l’apprentissage et donc la composante mémorielle, les auteurs ont utilisé une tâche de dénomination d’images. Les résultats montrent un effet de facilitation phonologique qui n’est pas affecté par les propriétés orthographiques du mot. Il semble alors que les effets orthographiques ne soient pas dépendants de la transparence de la langue, puisqu’aucun effet n’a été observé en français. Les résultats d’Alario et al. (2007) suggèrent plutôt que les effets orthographiques sont dus à la mémorisation.

Pour conclure, les résultats concernant l’influence de l’orthographe sur la production de la parole en L1 ne sont pas homogènes. En effet, l’effet orthographique démontré dans l’étude de Damian et Bowers (2003) n’a jamais été répliqué en hollandais (Roelofs, 2006), ni en français (Alario et al., 2007), ni en chinois (Bi et al., 2009 ; Chen et al., 2002 ; Zhang & Damian, 2012). Il ressort des résultats de ces études que l’effet orthographique n’est pas dépendant de la profondeur orthographique des langues, mais qu’il est contraint par la tâche, puisqu’il n’apparait qu’en tâche de lecture. Une autre hypothèse, suggérée par Alario et al. (2007) est que l’effet orthographique est dû au traitement orthographique conscient de la part des sujets pour faciliter la mémorisation des mots.

Étant donné que les résultats de ces études ne permettent pas de tirer de conclusions claires sur le rôle de l’orthographe en production de la parole, une nouvelle approche a été utilisée pour examiner le rôle de l’orthographe (Bürki et al., 2012; Chevrot, Beaud, & Varga, 2000; Rastle, McCormick, Bayliss, & Davis, 2011; Saletta, Goffman, & Brentari, 2015) : le paradigme d’apprentissage de mots.

3.2. Le paradigme d’apprentissage de mots, une nouvelle approche