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Influence de l’orthographe sur la perception de la parole en L1 3.

3.3. Les tâches de décision lexicale avec manipulation de la consistance orthographique

L’étude la plus connue et la plus citée est celle de Ziegler et Ferrand (1998). Ils ont sélectionné des mots et non mots monosyllabiques français, en manipulant la consistance orthographique. La moitié des stimuli étaient consistants (e.g., tige), l’autre moitié, inconsistants (e.g., jeun). Les résultats ont montré un effet de la consistance pour les mots uniquement. Les temps de réaction des sujets, lorsqu’ils traitent des mots inconsistants, sont plus longs et conduisent à plus d’erreurs que lorsqu’il s’agit de mots consistants. Les mots dont les rimes phonologiques possèdent plusieurs transcriptions orthographiques possibles (e.g., le mot gourd /guʁ/, dont la rime peut s’écrire ours, ourt, ourg…) engendrent des temps de réaction plus longs et plus d’erreurs que les mots dont la rime n’a qu’une seule transcription orthographique possible (e.g., le mot stage /staʒ/). Aucun effet n’a été observé pour les non mots. Les auteurs ont interprété l’effet d’inconsistance comme un flux d’activation bidirectionnelle, c’est-à-dire une combinaison entre orthographe et phonologie à différents degrés, qui se propage à toutes les étapes du traitement de la parole. Les modèles dynamiques de reconnaissance de mots (Stone & Van Orden, 1994; Stone, Vanhoy, & Van Orden, 1997; Van Orden & Goldinger, 1994; Van Orden, Jansen op Haar, & de Bosman, 1997) permettent d’expliquer ce flux d’activation bidirectionnel : l’orthographe active la phonologie (dans le cas de la lecture) et la phonologie active l’orthographe (dans le cas de la perception de la parole). Si l’on considère le mot gourd, l’activation de la représentation phonologique va activer différentes représentations orthographiques (e.g., ours, ourt, ourg…) puisque ce mot est inconsistant. Ventura et al. (2004) ont répliqué l’étude de Ziegler et Ferrand (1998) avec des sujets portugais. Ils rapportent le même effet de consistance pour les mots uniquement, mais cette fois dans une langue plus transparente que le français. Aucun effet n’est observé pour les non mots. Néanmoins, contrairement à Ziegler et Ferrand (1998), Ventura et al. (2004) ne soutiennent pas l’idée que l’influence de l’orthographe se propage à toutes les étapes du traitement de la parole. Selon eux, l’influence de

l’orthographe est restreinte à l’étape lexicale du traitement de la parole, car ils n’ont trouvé aucun effet orthographique pour les non mots, mais également aucun effet en tâche de répétition. Comme la tâche de répétition ne fait pas nécessairement appel aux représentations lexicales des sujets, puisqu’à l’inverse des tâches de décision lexicale elle n’implique pas une composante décisionnelle, les auteurs concluent que l’orthographe influe uniquement sur les étapes lexicales de la reconnaissance de la parole. Leur interprétation est que l’activation lexicale est requise pour voir apparaitre un effet de consistance orthographique.

Pourtant, Ziegler et al. (2004) remettent en question cette interprétation de Ventura et al. (2004). La même année, ils ont répliqué l’étude de Ziegler et Ferrand (1998) en adoptant une méthodologie plus stricte et, cette fois, avec des sujets anglais. De manière à s’assurer que l’effet de consistance n’est pas dû aux différences phonétiques entre les stimuli consistants et inconsistants, ils ont manipulé le degré d’inconsistance des mots partageant la même rime phonologique. Il est possible, en effet, que ce soit la complexité phonétique de certains mots inconsistants (e.g., daim, gond, jeun, paon) et non l’influence de l’orthographe qui soit responsable de l’effet de consistance orthographique. Pour ce faire, ils ont sélectionné des mots contenant une rime avec une orthographe dominante (e.g., /aɪn/ - wine) et une orthographe sous-dominante (e.g., /aɪn/ - sign). Dans cet exemple, « -ine » est l’orthographe dominante car elle apparait dans la plupart des mots monosyllabiques comportant cette rime, et « -ign » est l’orthographe sous-dominante puisqu’elle apparait moins fréquemment dans les mots monosyllabiques contenant cette rime. Un tel contrôle expérimental permet de s’assurer que l’effet de consistance est réellement dû à l’orthographe et non à la complexité phonétique. Le taux d’erreur enregistré dans cette tâche (autour de 20%) a amené les auteurs à considérer la tâche de décision lexicale comme étant trop difficile. Ainsi, ils ont choisi d’examiner si l’effet de consistance est également présent dans des tâches auditives plus simples : tâche de détection de rime et de dénomination. Les résultats répliquent ceux de l’étude de Ziegler et Ferrand (1998). Dans les trois expériences,

les temps de réaction pour les mots inconsistants étaient plus long et le nombre d’erreurs plus élevé en comparaison aux mots consistants. De plus, les mots inconsistants avec une orthographe sous dominante engendrent des temps de réaction plus longs et un nombre d’erreurs plus important que les mots inconsistants à orthographe dominante. Ces résultats permettent ainsi d’exclure la responsabilité des différences phonétiques dans l’effet orthographique observé. Pourtant, l’effet de consistance est plus fort dans la tâche de décision lexicale. Selon les auteurs (Ziegler et al., 2004) cela s’explique par le fait que la taille de l’effet de consistance dépend de l’implication lexicale requise par la tâche en question. L’accès lexical est nécessaire en tâche de décision lexicale pour différencier les mots des pseudo-mots. Dans une tâche de détection de rime, l’accès lexical peut aider, mais n’est pas nécessaire pour réaliser la tâche. C’est ce qui explique que l’effet de consistance est moindre dans une tâche de détection de rime que dans une tâche de décision lexicale. Enfin, la tâche de dénomination est celle qui présente l’effet orthographique le plus faible. En effet, cette tâche peut être réalisée à un niveau sous-lexical uniquement. Ces résultats vont à l’encontre de Ventura et al. (2004), pour qui l’activation lexicale était une condition nécessaire à l’apparition d’un effet de consistance orthographique. De plus, les résultats de Ziegler, Muneaux et Grainger (2003) qui ont montré que le voisinage orthographique et phonologique influence les réponses des sujets, pas seulement en tâche de décision lexicale, mais également en tâche de répétition, sont corroborés par ceux de Ziegler et al. (2004). Les mots avec un grand nombre de voisins orthographiques engendrent des temps de réaction plus courts comparés aux mots qui en ont peu. Au contraire, le voisinage phonologique entraine un effet inhibiteur : les mots avec un grand nombre de voisins phonologiques engendrent des temps de réaction plus longs en comparaison aux mots qui en ont peu.

Ainsi, ces résultats confirment que les effets du voisinage orthographique ne sont pas dus à des stratégies ou à des mécanismes spécifiques à la tâche de décision lexicale.

En conclusion, l’étude de Ziegler et al. (2004) démontre que l’orthographe influence la reconnaissance des mots, que cette influence ne dépend pas d’une stratégie, et que ce phénomène n’est pas restreint aux tâches de décision lexicale.

Pourtant, la question de savoir si l’influence de l’orthographe requiert un accès lexical ou non ne fait pas consensus. Pour certains auteurs, l’accès lexical est nécessaire (Ventura et al., 2004), alors que pour d’autres, ce n’est pas le cas (Petrova, Gaskell, & Ferrand, 2011; Ziegler & Ferrand, 1998; Ziegler et al., 2003). Pattamadilok, Morais, Ventura et Kolinsky (2007) ont testé l’hypothèse selon laquelle l’effet de consistance en répétition est fonction de la langue. En effet, il est possible que la grande inconsistance orthographique de la langue française entraine un effet de consistance en tâche de répétition. Les locuteurs d’une langue consistante pourraient être plus sensibles à l’inconsistance que des locuteurs d’une langue inconsistante. Pattamadilok et al. (2007) ont testé cette hypothèse en tâche de décision lexicale et en tâche de répétition avec des sujets français. L’étude a répliqué les résultats de Ventura et al. (2004). Un effet de consistance a été montré pour les mots en tâche de décision lexicale, mais pas en tâche de répétition. Les temps de réaction étaient plus longs pour les mots inconsistants que pour les mots consistants en tâche de décision lexicale. Les résultats soulignent le fait que le traitement lexical est nécessaire pour observer un effet de consistance. De plus, il semble que l’influence de l’orthographe soit dépendante du degré de consistance des conversions phonèmes-graphèmes de la langue concernée. En d’autres termes, les caractéristiques d’un code orthographique donné pourraient moduler les effets orthographiques. Contrairement à l’hypothèse de départ de Pattamadilok et al. (2007) selon laquelle les sujets d’une langue à orthographe consistante seraient plus sensibles aux irrégularités d’une langue à orthographe inconsistante, ils ont montré que ce sont les locuteurs de langue à orthographe inconsistante qui y sont le plus sensible. Néanmoins, comme le soulignent les auteurs, de nouvelles études sont nécessaires pour confirmer ce résultat.

Pour résumer, selon les études que nous venons de décrire, il n’y a pas de réel consensus, mais les auteurs sont tout de même d’accord sur le fait que l’influence de l’orthographe est plus forte lorsque les représentations lexicales sont impliquées dans le traitement que lorsqu’elles ne le sont pas ou en tout cas, lorsqu’elles sont moins impliquées. Les résultats des études présentées montrent que la force de l’effet de consistance dépend de la tâche, puisqu’aucun effet de consistance n’a été démontré en tâche de répétition (Pattamadilok et al., 2007; Ventura et al., 2004; Ziegler et al., 2004), ni pour des pseudo-mots (Pattamadilok et al., 2007; Ventura et al., 2004; Ziegler & Ferrand, 1998). Toutes les études que nous venons de présenter ont été réalisées avec des sujets adultes, possédant un système mature. Il est intéressant d’examiner les études réalisées avec des sujets enfants qui ont un système en cours de développement pour approfondir la question.

Ventura, Morais and Kolinsky (2007) et Ventura, Kolinsky, Pattamadilok et Morais (2008) ont comparé les effets de consistance entre des sujets portugais adultes et enfants. Ventura et al. (2007) ont montré un effet de consistance orthographique chez les lecteurs débutants, à la fois pour les mots et les pseudo-mots, et ce, dans des tâches de décision lexicale et de répétition. En utilisant le même matériel avec les sujets adultes, l’effet de consistance n’apparait que pour les mots et en tâche de décision lexicale uniquement. Ils répliquent ainsi les résultats des études précédentes. D’autre part, aucun effet de consistance n’est observé pour les pré-lecteurs en tâche de décision lexicale. Ventura et al. (2008), qui ont répliqué cette étude avec des enfants de CM1 (4th grade), 6ème (6th grade),

3ème (9th grade) et des adultes, observent les mêmes résultats que Ventura et al. (2007). Les

auteurs de ces deux études expliquent les résultats d’un point de vue développemental. Il semble que ce soit la maitrise de la lecture qui entraine la restriction ou non de l’influence de l’orthographe aux processus lexicaux. Avant l’émergence du pattern adulte, les enfants généralisent l’effet de consistance puisqu’il est présent à la fois pour les mots et les pseudo-

mots et en tâche de décision lexicale comme en tâche de répétition, à cause de l’utilisation intensive des procédures de conversion graphèmes phonèmes. Puis, lorsque l’accès aux représentations orthographiques devient automatique, le flux d’information entre la phonologie sous-lexicale et l’orthographe diminue pour laisser la place à l’information lexicale uniquement. C’est ainsi que l’effet de consistance pour les pseudo-mots disparait à l’âge adulte.

Le point de vue développemental selon lequel l’effet de consistance est fonction de l’expertise en lecture, fait écho aux études qui ont examiné des individus illettrés (Castro- Caldas, Petersson, Reis, Stone-Elander, & Ingvar, 1998; Petersson, Reis, Askelöf, Castro- Caldas, & Ingvar, 2000), mais aussi à celles qui ont été réalisées avec des sujets enfants (Ziegler & Muneaux, 2007) ou des sujets adultes avec différents niveaux d’expertise en lecture et en écriture (Dich, 2011). Ziegler et Muneaux (2007), comme Ventura et al. (2008), ont démontré que les effets orthographiques sont fonction de l’expertise en lecture. Ils ont étudié l’influence du voisinage orthographique et phonologique dans une tâche de décision lexicale avec des enfants sains et dyslexiques, débutants et avancés en lecture. Les résultats montrent une influence de l’orthographe pour les lecteurs avancés, mais pas pour les lecteurs débutants ni pour les dyslexiques. Il semble ainsi que l’effet de l’orthographe sur la reconnaissance de la parole se développe seulement après que les enfants soient devenus des lecteurs experts. Cependant, des différences de compétence s’observent même chez les lecteurs experts. C’est la raison pour laquelle Dich (2011) a étudié l’influence des différences individuelles de compétence en lecture sur la taille de l’effet orthographique en reconnaissance de la parole. Les résultats ont montré que les sujets qui font le plus d’erreurs en écrivant des mots irréguliers sont ceux dont l’influence de l’orthographe est la plus faible sur les latences de décision lexicale. En d’autres termes, les résultats suggèrent que plus les compétences orthographiques sont importantes, plus les représentations orthographiques sont saillantes. Les compétences orthographiques sont alors un facteur des différences individuelles qui influence la taille de l’effet orthographique en reconnaissance de la parole.

Pour résumer, les études réalisées sur des sujets enfants mettent en lumière le fait que la restriction de l’effet de consistance orthographique aux processus lexicaux est fonction de l’expertise en lecture. En effet, l’effet de consistance orthographique observé sur les mots et les pseudo-mots, en tâche de décision lexicale et en tâche de répétition avec des sujets enfants, n’apparait plus que sur les mots et en tâche de décision lexicale uniquement, avec des sujets adultes. L’observation de cette différence entre sujets adultes et enfants s’explique par l’expertise en lecture.

Il reste cependant une question à aborder concernant le locus de l’effet orthographique sur le langage oral. Deux hypothèses sont proposées. La première suggère que l’influence de l’orthographe résulte d’une activation automatique directe (on-line) de la forme orthographique lorsqu’un individu traite un mot auditivement (Perre & Ziegler, 2008; Ziegler & Ferrand, 1998; Ziegler et al., 2003). Selon cette hypothèse d’activation directe (on-

line hypothesis), l’information orthographique est coactivée dès qu’un individu perçoit un mot.

L’apprentissage de la lecture et de l’écriture créeraient des associations fortes et permanentes entre les représentations phonologiques utilisées dans le langage oral et les représentations orthographiques utilisées dans le langage écrit. L’orthographe serait automatiquement activée lors du traitement de la parole. L’activation directe des représentations orthographiques en traitement de la parole résulte de liens fonctionnels bidirectionnel entre les deux systèmes de la langue (Grainger & Ferrand, 1996; McClelland & Rumelhart, 1981). La deuxième hypothèse, l’hypothèse de restructuration phonologique (phonological restructuring hypothesis) propose que lors de l’apprentissage de la lecture et de l’écriture, l’orthographe contamine la phonologie, altérant ainsi la nature profonde des représentations phonologiques (Muneaux & Ziegler, 2004; Ziegler & Goswami, 2005). Selon cette hypothèse, l’orthographe ne serait pas activée de manière directe, mais influencerait la qualité des représentations phonologiques à travers une modification des représentations préexistantes (Bürki, Spinelli, & Gaskell, 2012; Harm & Seidenberg, 1999; Muneaux & Ziegler, 2004; Taft, 2006; Taft & Hambly, 1985). En d’autres termes, la littératie restructure

les représentations phonologiques. Cependant les deux hypothèses ne sont pas mutuellement exclusives. L’orthographe peut être activée de manière directe et modifier la nature des représentations phonologiques (Perre, Pattamadilok, Montant, & Ziegler, 2009; Petrova et al., 2011). Ainsi, tout du moins pour la reconnaissance de la parole, l’orthographe est activée de manière directe et indirecte.

Pour récapituler, l’influence de l’orthographe sur le traitement de la parole a été démontrée par de nombreuses études, à travers différents paradigmes expérimentaux. Les premières études ont examiné l’influence de l’orthographe en reconnaissance de la parole dans des tâches métaphonologiques, pour ensuite utiliser des tâches de décision lexicale avec amorçage et finalement des tâches de décision lexicale avec manipulation de la consistance orthographique. Nombre de modèles de reconnaissance de la parole ne permettent pas à la connaissance orthographique d’affecter les performances, puisque selon ces modèles : Trace (McClelland & Elman, 1986), Nam (Luce, Pisoni, & Goldinger, 1990), Merge (Norris, McQueen, & Cutler, 2000) et Cohort (Marslen-Wilson, 1987), les mots sont perçus sans référence à leur orthographe. Le modèle interactif bimodal de Grainger et Ferrand (1996) fait exception à cet égard en proposant au contraire une interconnexion de l’orthographe et de la phonologie en reconnaissance de mots parlés et écrits. Le point clé des résultats des études que nous venons de présenter est que la connaissance orthographique modifie durablement la manière dont les individus traitent le langage oral. Cela a été démontré avec des sujets adultes, lettrés ou illettrés, mais aussi avec des enfants, lecteurs, pré-lecteurs ou dyslexiques. Les résultats d’études neuropsychologiques appuient ce point clé en montrant que l’acquisition du code écrit impacte le traitement de la parole (Booth et al., 2004; Montant, Schön, Anton, & Ziegler, 2011; Pattamadilok, Morais, Colin, & Kolinsky, 2014; Perre et al., 2009; Perre & Ziegler, 2008). Ce fait étant établi pour la L1, la question est de savoir ce qu’il en est pour la L2.

Influence de l’orthographe sur la perception de la parole en L2