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Un grand nombre d’études a démontré les difficultés que rencontrent les apprenants de langue étrangère et majoritairement la difficulté à distinguer des contrastes phonémiques. Les apprenants japonais, coréens et chinois ont des difficultés à percevoir le contraste phonémique anglais /l/-/r/ (Aoyama, Flege, Guion, Akahane-Yamada, & Yamada, 2004). Les apprenants grecs, japonais, portugais, russes et espagnols discriminent difficilement le /i/ du

mot « sheep » du /ɪ/ du mot « ship » en anglais (Escudero, Benders, & Lipski, 2009). Les apprenants espagnols éprouvent des difficultés face aux voyelles hollandaises qui n’ont pas de correspondance en espagnol (Escudero & Wanrooij, 2010; Escudero & Williams, 2012). Les voyelles hollandaises /y/-/ʏ/ sont perçues comme un /u/ espagnol, suggérant que le contraste phonémique hollandais est perçu comme une seule catégorie native espagnole.

Cette explication est fournie par les modèles de perception de la parole L2 que nous avons présenté dans la partie précédente (Best & Tyler, 2007; Flege, 1995; van Leussen & Escudero, 2015). Cependant, bien que les apprenants de L2 discriminent difficilement les contrastes phonémiques vocaliques, des études ont montré que ces apprenants peuvent tout de même établir des représentations lexicales distinctes pour ces contrastes (e.g., Cutler, Weber, & Otake, 2006; Weber & Cutler, 2004). La question soulevée par ces deux études est de savoir comment les apprenants de L2 peuvent développer des représentations lexicales distinctes pour deux mots contenant chacun un membre d’un contraste phonémique, alors qu’ils ne peuvent discriminer ce contraste au niveau perceptif. En utilisant un paradigme d’eyes-tracking3, Weber et Cutler (2004) ont démontré que même si les sujets

hollandais ont des difficultés à discriminer le contraste anglais /ᴂ/-/ɛ/, il semble qu’ils possèdent deux représentations lexicales distinctes. En entendant la première syllabe de l’input auditif /pᴂnda/ panda (panda), les sujets regardaient l’image correspondant au mot /pɛnsl/ pensil (crayon), mais lorsqu’ils entendaient la première syllabe de l’input auditif /pɛnsl/

pensil, ils ne regardaient pas l’image correspondant au mot panda. L’activation lexicale est

alors qualifiée d’asymétrique puisque la première syllabe de l’input auditif panda active

pensil, mais l’inverse n’est pas vrai : la première syllabe du mot pensil n’active pas le mot panda. Ainsi, il apparait que quel que soit le phonème anglais proposé auditivement /ᴂ/ ou

/ɛ/, les sujets hollandais activent les mots contenant la voyelle /ɛ/. Les auteurs expliquent que les mots contenant les phonèmes /ᴂ/ ou /ɛ/ respectivement, possèdent des représentations lexicales distinctes. En effet, si ce n’était pas le cas, l’input auditif des voyelles /ᴂ/ ou /ɛ/

3 L’eye-tracking est une méthode d’oculométrie permettant d’enregistrer les mouvements des yeux, elle est basée sur

devrait activer des mots contenant l’une ou l’autre des voyelles. Ce pattern d’activation asymétrique a également été démontré par Cutler et al. (2006) avec des apprenants japonais d’anglais et le contraste phonémique /l/-/r/.

Escudero, Hayes-Harb et Mitterer (2008) ont suggéré que la différentiation lexicale émerge à travers les représentations orthographiques des mots concernés. La présence de l’information orthographique pour des non mots anglais contenant le contraste /ᴂ/-/ɛ/ en syllabe initiale permet aux apprenants hollandais de construire deux représentations lexicales distinctes pour la même syllabe initiale, alors que sans l’information orthographique, ces syllabes sont traitées en tant qu’homophones. Ainsi, il semble que la disponibilité de l’information orthographique aide les sujets hollandais à distinguer les formes phonologiques de mots nouvellement appris en anglais.

Les résultats de ces études montrent la continuité entre le développement phonologique et lexical chez les apprenants de L2, continuité qui est abordée uniquement dans le modèle de perception d’Escudero (2005, 2009; van Leussen & Escudero, 2015). En effet, les apprenants éprouvent une grande difficulté à reconnaitre des mots ou parties de mots qui diffèrent uniquement par un contraste phonémique L2 inexistant dans leur L1, car ils ne perçoivent pas ce contraste (Broersma, 2005; Escudero, Broersma, & Simon, 2013). Il apparait alors que les difficultés de perception des contrastes vocaliques prédisent la performance de reconnaissance de paires minimales en L2 (Weber & Broersma, 2012). Ce phénomène illustre la continuité entre la connaissance phonologique sous-tendant la perception des voyelles et la connaissance lexicale sous-tendant la reconnaissance des mots. Cependant, la disponibilité de l’information orthographique peut conduire à créer une discontinuité entre les performances lexicales et phonologiques, puisque deux représentations lexicales sont établies pour deux mots contenant des phonèmes qui ne sont pas discriminés au niveau perceptif (Escudero, 2015).

Ainsi, une des conséquences majeures des difficultés de perception des apprenants L2 est qu’un nombre élevé de mots va entrer en compétition pour l’activation lexicale.

Premièrement, les mots de la L1 sont activés en perception L2. Par exemple, lorsque des apprenants hollandais entendent le mot anglais leaf (feuille), ils activent ce mot, mais activent aussi lief (gentil), qui est un mot hollandais (Schulpen, Dijkstra, Schriefers, & Hasper, 2003). Ainsi, l’activation lexicale chez les apprenants L2 concerne les mots phonologiquement similaires non seulement en L2, mais aussi en L1. Deuxièmement, l’activation lexicale de la L2 est accrue comparé à l’activation lexicale d’un locuteur natif. En effet, les apprenants de L2 sont moins performants pour inhiber les mots non concernés (Rüschemeyer, Nojack, & Limbach, 2008). Troisièmement, le fait que les apprenants L2 ne perçoivent pas les contrastes phonémiques non natifs engendre une difficulté de perception des paires minimales non-natives (Cutler & Broersma, 2005; Pallier, Colomé, & Sebastián- Gallés, 2001). Broersma et Cutler (2011) ont montré que ce problème de perception entraine des activations lexicales erronées. Elles ont montré que lorsque des apprenants hollandais entendent l’input auditif anglais DAFfodil /dæfədɪl/ (jonquille), ils activent le mot deaf /dɛf/ (sourd). De la même manière, les apprenants hollandais activent groove /gruːv/ (rainure) lorsqu’ils entendent biG ROOFs /bɪgruːv/ (grand toit), (Broersma & Cutler, 2008). Les difficultés de perception des apprenants L2, et en particulier les chevauchements phonologiques, entrainent une forte compétition lexicale en reconnaissance de la parole.

Néanmoins, il semble que les représentations orthographiques des contrastes phonémiques non natifs puissent aider les apprenants de L2 à mieux les percevoir et donc à les discriminer. La création de représentations lexicales distinctes pour des paires minimales contenant un contraste non natif peut entrainer une meilleure reconnaissance et une meilleure production de la parole en L2 (Escudero, 2015). L’influence positive de l’information orthographique sur la reconnaissance et la perception de la parole L2 a été renforcée par les résultats d’études récentes (Escudero et al., 2008; Showalter & Hayes- Harb, 2013) suggérant que les représentations orthographiques sont bénéfiques pour l’apprentissage phonologique et lexical de la L2. Ces résultats ont conduit des chercheurs à utiliser expérimentalement l’input orthographique dans le but de faciliter l’acquisition

phonologique de la L2 (De Martin, 2013; Detey, 2005; Kaushanskaya & Marian, 2009; Ricketts, Bishop, & Nation, 2009; Showalter & Hayes-Harb, 2013).

Au regard des études que nous venons de présenter, montrant que la disponibilité de l’information orthographique créé une discontinuité entre les performances lexicales et phonologiques, il apparait que l’orthographe exerce une influence sur la perception de la parole. Nous examinons les relations entre perception et orthographe dans la partie suivante, relations qui permettent d’expliquer l’influence de l’orthographe sur la perception de la parole.

P

ERCEPTION ET ORTHOGRAPHE

III.

Nous consacrons cette partie aux études qui ont démontré un lien entre la modalité orale et la modalité écrite de la langue. Plus précisément, les résultats des études qui ont montré que la disponibilité de l’information orthographique peut conduire à créer une discontinuité entre les performances lexicales et phonologiques des apprenants de L2 nous amènent à considérer l’influence de l’orthographe sur la perception de la parole. Pour ce faire, nous examinons dans un premier temps la manière dont est perçue et traitée la modalité écrite de la langue. Nous décrirons l’hypothèse de la profondeur orthographique (III.1, p. 93), puis les modèles de lecture, qui démontrent l’interactivité entre les codes phonologiques et orthographiques (III.2, p. 95), de manière à examiner quels sont les processus qui permettent d’expliquer l’influence de l’orthographe sur la perception de la parole. En effet, bien que l’influence de l’orthographe ne soit pas prise en considération dans les modèles de perception de la parole L2 que nous avons présenté (II, p. 69), de forts arguments ont été avancés en L1 en faveur de l’hypothèse selon laquelle l’orthographe influence le traitement de la parole, notamment à travers le concept de conscience phonologique. Dans une deuxième partie, nous examinerons plus en détail la manière dont l’orthographe impacte la perception de la parole. Nous présenterons certaines études qui montrent que l’orthographe exerce une influence sur la perception de la parole en L1 et son apprentissage (III.3, p. 101), puis, nous aborderons l’influence de l’orthographe sur la perception de la parole en L2 (III.4, p. 119), qui est au cœur de notre étude, en présentant les travaux qui ont démontré cette influence.

L’hypothèse de la profondeur orthographique