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Plan du chapitre 3

1. Design général de la recherche

1.1. Synthèse des principaux paradigmes épistémologiques

Les questionnements épistémologiques sont indissociables de la pratique de la recherche scientifique (Piaget, 1967) et visent à clarifier notre conception de la connaissance, sa nature, sa valeur, et la manière dont elle est justifiée.

Si toutes les sciences se sont dotées progressivement d’un cadre pour définir les critères de validité des recherches, les sciences de gestion peinent à constituer un cadre unifié (Martinet, 1990). Aussi, plusieurs positionnements épistémologiques cohabitent. Une première étape consiste donc à en faire une synthèse (1.1.) de manière, d’une part à définir notre vision du monde et notre cadre épistémologique, (1.2.) et, d’autre part, d’envisager les implications méthodologiques pour asseoir la validité de notre travail de recherche.

Nous restons humbles sur l’ensemble de cette démarche pourtant menée avec sérieux et intérêt. En effet, à l’instar de Dumez (2012a), nous concevons que, alors que des chercheurs préalablement formés en philosophie perçoivent de réelles difficultés à définir leur cadre épistémologique, notre inexpérience en la matière ne peut qu’accentuer ce phénomène.

Un paradigme épistémologique est une conception de la connaissance qui repose sur un système d’hypothèses fondatrices, notamment d’ordres ontologique (nature de la réalité), épistémique (nature de la connaissance produite) et méthodologique (manière dont la connaissance est élaborée) (Avenier et Gavard-Perret, 2012; Perret et Séville, 2007). Trois principaux positionnements épistémologiques sont usuellement distingués en sciences de gestion : le positivisme, le constructivisme et l’interprétativisme (Perret et Séville, 2007),

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auxquels sont venues s’ajouter progressivement d’autres approches, en particulier le réalisme critique.

Le paradigme positiviste est dominant en sciences de gestion, notamment dans le monde nord-américain (Thiétart, 2007). Il se base sur une hypothèse ontologique réaliste qui postule que la réalité (l’objet) existe en soi et qu’elle est indépendante de l’intérêt et de l’attention du sujet qui l’examine. Le principe d’objectivité du positivisme repose sur cette indépendance de l’objet par rapport au sujet. Selon ce principe, l’observation de l’objet par un sujet ne modifie pas la nature de cet objet. Perret et Séville (2007) émettent toutefois des doutes quant à ce principe lorsqu’il est appliqué aux sciences sociales, se questionnant sur la difficulté pour l’être humain d’être son propre objet et sur sa capacité à l’observer sans le modifier. Mais, pour les positivistes, « la réalité a ses propres lois, immuables et quasi-invariables » et « s’impose à tous ». (Perret et Séville, 2007, p. 18). Ainsi, la connaissance produite sous un paradigme positiviste est-elle considérée comme objective et acontextuelle puisqu’elle représente la mise au jour de ces lois. Outre ces hypothèses ontologiques et épistémologiques, deux principes méthodologiques sont généralement associés au positivisme. Le premier concerne la décomposition analytique qui suppose que le réel est décomposable. Le second est celui, de raison suffisante, qui considère que rien n’arrive jamais sans une cause ou une raison déterminante (Avenier et Gavard-Perret, 2012). Les critères de validité associés au positivisme sont précis et universels et permettent de différencier les connaissances dites « scientifiques » de celles qui ne le sont pas. On peut retenir la vérifiabilité (à travers une vérification empirique), la confirmabilité (dans une logique probabilistique) et la réfutabilité (idée que l’on peut réfuter une théorie mais que l’on ne peut pas en revanche affirmer une théorie).

Le paradigme constructiviste connaît un véritable succès, notamment en France, et donne lieu à une profusion de travaux en sciences de gestion (Charreire-Petit et Huault, 2001). Dans ce paradigme, le statut de la réalité est bien différent. Elle n’est en aucun cas indépendante du sujet. Aussi la connaissance objective de la réalité est une utopie. Le postulat d’objectivité propre au positivisme est rejeté et l’hypothèse ontologique n’est plus réaliste mais relativiste. En effet, dans ce paradigme, la réalité est co-construite en raison des interactions avec les acteurs. La connaissance produite est donc subjective et contextuelle (Perret et Séville, 2007). Outre cette négation du présupposé ontologique, deux autres principes sont rattachés au constructivisme : la co-construction des problèmes avec les acteurs et la construction d’artefacts comme projet de recherche. L’idée centrale est que le chercheur s’appuie sur l’objet pour construire la connaissance qui relève d’un processus continuel fait de tâtonnements et d’allers retours (Charreire-Petit et Huault, 2001). Concernant la validation des connaissances, elle s’appuie sur des critères « diamétralement opposés à la démarche de vérification issue du paradigme positiviste » (ibid, p. 37) tels que l’adéquation (une connaissance convient à une

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situation donnée) et l’enseignabilité (une connaissance transmissible qui s’énonce dans les termes de reproductibilité, intelligibilité, et constructibilité) (Perret et Séville, 2007).

L’interprétativisme partage avec le constructivisme l’hypothèse ontologique relativiste et l’idée que la connaissance produite est subjective. Toutefois, ces conceptions diffèrent de celles du constructivisme quant au processus de création de la connaissance et aux critères de validité. Tout d’abord, alors que le constructivisme alloue un statut privilégié à la construction de la connaissance, l’interprétativisme privilégie la compréhension. Ensuite, tout comme le constructivisme, il remet en cause la primauté de la logique déductive et le caractère universel propres au positivisme, mais contrairement à ce dernier, il retient des critères de validité idiographiques, i.e. relatifs à des évènements singuliers et non à des lois générales, reposant de plus sur l’empathie que développe le chercheur (Perret et Séville, 2007).

Face à l’opposition classique entre positivisme et constructivisme (l’interpretativisme étant considéré comme une forme modérée du constructivisme), la pertinence d’autres approches, comme le réalisme critique (dont la conception n’est pourtant pas nouvelle), a ressurgi dans les réflexions contemporaines en sciences de gestion33 (Avenier et Gavard-Perret, 2012).

Bhaskar (1975) a tout d’abord introduit sa philosophie réaliste transcendantale pour les sciences naturelles dans son ouvrage A realist Theory of Sciences, puis l’a étendue aux sciences humaines et sociales dans The Possibility of Naturalism (Bhaskar, 1998b). Les hypothèses fondatrices de ce positionnement épistémologique ont ensuite fait l’objet d’explications, d’affinements et d’extensions par un certain nombre d’auteurs comme Mingers (2006), Fleetwood et Ackroyd (2002), Archer, Bhaskar, Collioer, Lawson et Norrie (1998) ou encore Wynn et Williams (2012). Le réalisme critique postule, tout comme le positivisme, que les lois existent indépendamment des faits de l’homme ou de sa capacité à les percevoir. Sans la science qui est le produit de l’homme, l’objet scientifique existerait tout de même. Néanmoins, le réalisme critique se distingue du positivisme à plusieurs titres. Tout d’abord, il reconnaît que la réalité n’est pas facilement réductible à nos perceptions et expériences de celle-ci. Autrement dit, la nature de la réalité n’est pas appréhendée, caractérisée et mesurée sans difficulté (les méthodes de recherches sont faillibles et les capacités cognitives du chercheur limitées), ce qui signifie que l’homme ne peut faire l’expérience et n’expliquer qu’une partie de la réalité (Wynn et Williams, 2012). En effet, un aspect distinctif du réalisme critique est l’idée de stratification de la réalité en trois domaines imbriqués : (1) le réel profond (the real) où résident les mécanismes

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On pourrait également citer le « pragmatisme », paradigme défendu par Perret et Girod-Séville (2002), qui partage avec les épistémologies « antipositivistes » (constructivisme et interprétativisme) une conception relativiste de la réalité mais qui a ses propres critères de validité. Les pragmatistes reconnaissent le caractère valide d’une connaissance lorsqu’elle est correcte dans une situation donnée. Sans postuler qu’une théorie est vraie ou fausse, ils admettent que certaines sont meilleures que d’autres dès lors qu’elles sont plus en adéquation avec une situation donnée.

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générateurs (causal powers), les structures (i.e. un ensemble d’objets et de pratiques inter reliés)34 et les règles qui gouvernent la survenue d’évènements, (2) le réel actualisé (the actual), un sous-ensemble du réel profond qui inclut les évènements survenant lorsque les mécanismes générateurs sont mis en œuvre, indépendamment du fait qu’ils soient ou non observés par l’homme, et (3) le réel empirique (the empirical), un sous-système du réel actualisé qui peut être expérimenté par l’homme via ses perceptions et sa capacité à les mesurer. Les mécanismes générateurs peuvent être entendus aussi bien comme des pouvoirs causaux que des tendances (Bhaskar, 1975).

Cette idée de stratification contraste avec l’ontologie positiviste qui, d’une part réduit la réalité à une conjonction de causes et d’effets plutôt linéaires faisant peu cas des mécanismes qui les lient et, d’autre part, estime qu’une méthode scientifique infaillible permet de conduire aux lois universelles (Wynn et Williams, 2012). Le réalisme critique postule que notre connaissance de la réalité est limitée du fait des difficultés à accéder aux différents niveaux de stratification. Dans cette perspective, la connaissance de la réalité n’est pas toujours basée sur la capacité du chercheur à percevoir, mais sur son habileté à faire (Bhaskar, 1998). Autrement dit, notre croyance de l’existence d’un mécanisme générateur peut être basée sur notre capacité à l’observer directement (critère de perception), ou sur notre capacité à observer ses effets (critère causal) (Bhaskar, 1975). Dans ce dernier cas, des mécanismes inobservables pourront être observés par le développement de nouveaux instruments ou de nouvelles mesures lors de phases ultérieures de la recherche.

Par ailleurs, le réalisme critique adopte une vision de la réalité comme un système ouvert (Bhaskar, 1998b) qui, pour être expliqué, doit tenir compte de facteurs sociaux, organisationnels, environnementaux et technologiques, ceux-ci pouvant jouer un rôle causal dans l’occurrence du phénomène observé (Wynn et Williams, 2012). Les phénomènes observés sont donc sujets à l’influence d’une large variété de conditions internes et externes qui peuvent interagir. Aussi est-il possible de parvenir à de multiples explications d’un évènement qui sont sujettes aussi bien à une « multifinalité », ce qui signifie que des conditions initiales similaires peuvent conduire à des effets variables, qu’à une « équifinalité », des conditions initiales différentes pouvant conduire à des effets similaires (Wynn et Williams, 2012). Il est donc nécessaire pour un même phénomène d’explorer plusieurs explications possibles, types d’enchaînements ou de mécanismes ayant pu aboutir au phénomène étudié, par des cheminements différents. L’existence d’explications multiples nécessite des moyens pour évaluer et comparer les explications alternatives. Le réalisme critique parle de la «rationalité de

34 Selon Wynn (2012), la structure inclut la structure sociale composée des individus, groupes, organisations avec un ensemble de règles, pratiques, artéfacts technologiques (TIC) et des entités discursives telles que le langage et la culture (p. 791).

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jugement » (judgmental rationality) par laquelle la sélection des théories est réalisée en comparant le pouvoir explicatif de théories alternatives.

Enfin, l’objectif d’une recherche dont le positionnement épistémologique relève du réalisme critique est plus d’expliquer que de prédire ou de comprendre, et d’expliquer par de multiples mécanismes et leurs interactions (Bhaskar, 1975; Collier, 1994). Néanmoins, toute démarche de recherche peut difficilement avoir accès aux mécanismes exhaustifs susceptibles d’expliquer la réalité du phénomène étudié. De ce fait, au sens de Baskar, toute recherche tente d’identifier les semi-régularités du phénomène étudié, c’est-à-dire la régularité partielle de l’évènement qui indique la réalisation d’un mécanisme causal. Le concept de causalité, i.e. la relation entre une action ou une chose (la cause) et le résultat qu’il génère (l’effet), joue donc un rôle central pour comprendre et expliquer mais, si possible, en détaillant les moyens et processus par lesquels les évènements sont générés (Wynn et Williams, 2012). Les structures sociales et leurs composantes (individus, groupes, organisations avec un ensemble de règles, pratiques, artéfacts technologiques (TIC) et des entités discursives telles que le langage et la culture) peuvent exercer une influence causale. Il peut donc être approprié de les examiner (Wynn et Williams, 2012).

Le tableau 16 propose une synthèse de ces différents paradigmes épistémologiques et de leurs hypothèses intrinsèques. Pour le réaliser, nous nous sommes inspirés de différents travaux : ceux de Perret et Séville (2007) et Allard-Poesi et Maréchal (2012) qui malgré l’approfondissement de leurs analyses ne retiennent qu’une seule forme de réalisme, le positivisme ; ceux de Avenier et Gavard-Perret (2012) qui intègrent le réalisme critique ; et ceux de Charreire-Petit et Huault (2001) qui proposent un développement plus complet sur le constructivisme.

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Tableau 16

Synthèse des quatre principaux paradigmes épistémologiques en sciences de gestion

Positivisme Réalisme Critique Interprétativisme Constructivisme

Hypothèse d’ordre ontologique ou Vision de la réalité Hypothèse réaliste Indépendance du sujet et de l'objet

Ontologie du réel : la réalité existe en soi Hypothèse relativiste

Dépendance du sujet et de l'objet (la réalité n'est jamais indépendante de

l'esprit)

Négation du présupposé ontologique Phénoménologie du réel Conjonction Humienne de causes et d'effets Réalité multi-dimensionnelle et stratifiée (réalité effective, réelle et empirique), ouverte et différenciée (les situations fermées dans lesquelles des régularités peuvent être observées sont

restreintes) Hypothèse d’ordre épistémique ou Nature de la connaissance produite Objective et acontextuelle Subjective (en raison de l'imperfection de la recherche scientifique et de ses méthodes) Subjective (en raison de l’interprétation) et contextuelle (située dans le temps et l'espace) Représentation de la réalité

Subjective (en raison de la dépendance du sujet observant) et contextuelle Construction ou co-construction de la réalité Hypothèse d’ordre méthodologique ou Manière dont la connaissance est élaborée Recherche de lois générales Une méthode scientifique infaillible peut permettre, à partir des données, de conduire aux lois universelles en toute

sécurité. Approche cumulative

de la recherche

Recherche de lois générales dont le test

n’est jamais terminé Reconnaissance de causalités multiples

Relativisme épistémique (lié aux

méthodes de recherche qui comme

les théories développées sont faillibles) Immersion dans le phénomène étudié Interprétations réalisées grâce aux

interactions entre acteurs Exploration Démarche inductive Connaissance produite comme reflet de l'expérience cognitive Interprétations construites grâce aux interactions des

acteurs et avec les acteurs.

Objectif de la

recherche Prédire l'occurrence d'évènements à partir de régularités

déterministes

Expliquer les évènements en mettant au jour les mécanismes causaux

issus des structures sous-jacentes

Comprendre les significations que les

gens attachent à la réalité sociale, leurs

motivations et intentions Construire une représentation instrumentale et/ou un outil de gestion utile pour l'action

Critères de validité Vérifiabilité (Vérification empirique) Confirmabilité (Vérité certaine non

établie, mais confirmation de résultats préalables) Réfutabilité (Admission que certains résultats peuvent infirmer une

théorie)

Réplication Réalisation continue de tests critiques des

théories et lois universelles

Idiographie (intérêt porté aux

évènements singuliers) Empathie (par appropriation du langage et des terminologies propres aux acteurs)

Légitimation Adéquation Enseignabilité (Les connaissances sont constructibles, reproductibles et intelligibles.)

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